L’imposture Heidegger : « Heidegger est plus important pour nous… que quiconque d’autres »

Ce dernier mot doit être retenu pour aborder la question, problématique, controversée, contradictoire, de la réception de l’oeuvre de Martin Heidegger depuis 1950 (en se limitant aux philosophes, et plus généralement aux intellectuels qui se reconnaissent plutôt prou que peu dans la pensée du Maître). À côté de ceux qui, chez Heidegger, séparent l’homme et l’oeuvre, ou de ceux qui tirent sa philosophie du côté de la postmodernité – deux catégories sur lesquelles je m’attarderai plus longuement – la mention de celle de « révisionnisme » doit d’abord être évoquée dans le prolongement du paragraphe de l’épisode précédent concernant la « question de la technique ». On l’illustrera à travers l’ouvrage, déjà cité, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique, de Silvio Vietta (publié en Allemagne en 1989, et en France six an plus tard). Trois phrases de la préface résument ce livre :

Aucune des recensions, aucun des articles consacrés à Heidegger, et qui furent pour le moins nombreux, ne s’est sérieusement préoccupé de comprendre ce que signifie le fait que Heidegger ait considéré qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre pourtant n’était pas terminée. La guerre, c’est-à-dire l’exploitation agressive et la destruction de la Terre par l’homme. Et pourtant, toutes les données sont sur le tapis, qui prouvent combien les destructions faites à la nature, à la culture aussi bien qu’à l’être humain, laissent bien loin derrière elles celles de la Seconde Guerre mondiale.

Je ne sais pas si Javier Rodríguez Hidalgo avait ces lignes-là en tête lorsqu’il écrivait celles que j’ai citées plus haut, de la même « farine ». Que pèsent les destructions de la Seconde Guerre mondiale, incommensurables, en Europe et au Japon, et celles pires encore dans l’horreur, que l’Histoire n’avait pas encore connues, imputables aux nazis, dans ce tableau ? Pas grand chose : ce n’est qu’un détail, comme dirait l’autre ! Dans le cas de Vietta, il vaudrait mieux parler de négationnisme. Et d’ajouter que ce genre de thèse fleurit dans certains milieux d’extrême droite.

Cette approche « par la technique » n’épuise pas ce révisionnisme heideggerien. Il en est d’autres, principalement incarnés par Jean Beaufret et Ernst Nolte. Le premier est l’introducteur reconnu de la philosophie de Heidegger en France après 1945. Récipiendaire de la Lettre sur l’humanisme de 1946, Beaufret, interlocuteur privilégié du « Maître » dans l’hexagone, reste jusqu’au milieu des années 70, le principal acteur de la diffusion et de la lecture de Heidegger dans le pays. Son révisionnisme s’exprime une première fois à demi-mot, en 1963, à travers la controverse suivante. Beaufret y explique que Heidegger s’était en 1933 rallié en toute bonne foi (et non sans raison, semble-t-il dire) à celui – Hitler – qui promettait de « réparer en quatre ans les fautes commises en quarante ans ». La polémique qui s’ensuit entraîne Beaufret à déclarer que l’adhésion de Heidegger au national-socialisme n’avait été que de courte durée et « sous conditions ».

Beaufret ne cessera ensuite d’affirmer qu’un philosophe de la stature de Heidegger, qui avait un temps soutenu Hitler, devait avoir de bonnes raisons de le faire. Tout naturellement, Beaufret prendra en 1978 la défense de Robert Faurisson. Il lui écrit alors une lettre dont l’extrait suivant résume l’esprit :

J’ai fait pour ma part à peu près le même chemin que vous, et me suis rendu suspect pour avoir fait état des mêmes doutes.

Faurisson se fera un plaisir de publier cette lettre après la mort de Beaufret. Et publiera un article dédié « à la mémoire de Martin Heidegger et de Jean Beaufret qui m’ont précédé en révisionnisme ».

Ernst Nolte – un ancien élève de Heidegger – publie au début des années 60, Le Fascisme dans son époque, qui connait un certain retentissement en Allemagne. Cet auteur y analyse le fascisme comme un phénomène européen, caractérisé principalement par les trois courants suivants : mussolinien en Italie, nazi en Allemagne, et Action française. Plus de 20 ans plus tard, dans La Guerre civile européenne, Nolte présente les crimes nazis comme le décalque d’une « barbarie asiatique » introduite par les bolcheviks en 1917. C’est parce qu’elle était menacée d’anéantissement par ces derniers que l’Allemagne, selon Nolte, aurait réagi à travers l’extermination des juifs, celle-ci n’étant que la conséquence des crimes commis précédemment par le bolchevisme. Une thèse très discutée – pour de pas dire plus – dans l’Allemagne de la fin des années 80.

C’est à un tel personnage que Hermann Heidegger, responsable de l’édition complète des oeuvres de son père, lui confie le soin d’écrire une biographie du « Maître ». Un ouvrage dans lequel Nolte affirme que Heidegger, en soutenant Hitler en 1933, aurait été dans son « droit historique » (sic!). Une terminologie reprise dans un livre publié en 1998 – Historische Existenz (L’Existence historique) – dans lequel Nolte prétend que la « solution finale » n’est pas une « vérité historique », mais un « parti pris idéologique », ou une « quasi religion de la gauche » depuis 1968. Nous retrouvons le fameux « droit historique » quand Nolte avance que ses adversaires se situent sur un terrain moral, et non historique. Il n’y a donc aucune raison de tenir le nazisme pour un « mal absolu », mais – histoire oblige – « comme un phénomène par lequel l’existence historique serait devenue consciente d’elle-même comme étant menacée ». D’où le combat final que l’on sait.

Ce révisionnisme-là s’avère plus subtil, ou plus pernicieux, que celui de Beaufret. Pour revenir en France, après la mort de ce dernier, l’un de ses disciples, François Fédier, va reprendre le flambeau heideggerien. Devant le tollé causé par la publication de la lettre de Beaufret à Faurisson, Fédier essaye maladroitement de disculper son mentor en prétextant que Beaufret ne savait pas qui était Faurisson. Plus tard, il participera à un ouvrage collectif en l’honneur de Nolte. Le lien se trouve ainsi établi par son intermédiaire entre les deux révisionnismes heideggeriens. Sous la plume de Fédier, on apprend que le « nihilisme dont le nazisme reste le premier achèvement historique n’est pas en soi criminel ». Fédier nous fait ensuite une « réponse de normand » en reconnaissant que le nazisme serait autant porteur de « possibilités positives [que] négatives ». En outre, le traducteur Fédier se signale par son édulcoration de certains termes heideggeriens (poursuivant en ce sens l’oeuvre de Beaufret). Sidonie Kellerer indique que Fédier « traduit la sinistre Gleichschaltung (cette « mise au pas » des casernes prussiennes a fini par désigner un fondement du Füherprinzip) par une mélodieuse mise en harmonie ».

Même un non germaniste – comme l’auteur de ces lignes – peut vérifier que Fédier se moque du lecteur en remplaçant « national-socialiste » par un euphémique « socialisme national » (dans sa traduction des Écrits politiques de Heidegger). Dans ce registre, en 2015 encore, Fédier persiste et signe – si l’on en croit un article du Monde – traitant de l’actualité heideggerienne de ces derniers mois, et en particulier du colloque « Heidegger et les juifs », dans lequel Marianne Dautrey rapporte que « une heure trente durant, devant une salle comble et médusée, Fédier métamorphosa les mots de Heidegger », proposant par exemple « pour Weltjudentum : ‘un monde juif planétarisé’ plutôt que ‘juiverie mondiale’ ; pour Machenschaft: ‘fabrication’ au lieu de ‘machinerie’ ou ‘manigance’, etc., au nom de la philologie et cependant dans le plus grand mépris de la philologie ».

On ne quittera pas cet excellent François Fédier sans signaler qu’il refusa de signer la pétition circulant à l’initiative d’Emmanuel Faye, et demandant l’ouverture à tous les chercheurs des archives Heidegger, en prétextant qu’il souhaitait « que les archives soient ouvertes à des chercheurs qui n’avaient pas d’idées préconçues ». Flaubert aurait adoré une telle réponse, et nul doute qu’il eût aimé serrer dans ses bras l’auteur d’une formule au travers de laquelle l’esprit de censure rejoint l’universelle bêtise. Fermons ce chapitre par la mention – via Heidegger – d’un révisionnisme de même type au Japon, en Italie, et en Iran, en citant ici Umar Ibrahim Vadillo :

Heidegger est plus important pour nous, Musulmans, que quiconque d’autres. Nous pouvons comprendre Heidegger d’une manière qui reste hors de portée des infidèles.

Et en Russie ! Je reviendrai plus loin sur Alexandre Dougine

Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.