Frotter le mot à l’image, l’image à la chose

Qu’est-ce qu’un graphomane ? Qu’est-ce que la graphomanie ?  En voici deux exemples. Il y a quelque temps, ayant un rendez-vous pour une consultation à l’hôpital Necker, à Paris, et étant comme à mon habitude très en avance, je me suis rendu à la cafétéria donnant sur la grande cour carrée des bâtiments anciens. Il en existe une autre, située dans la partie neuve de l’hôpital. Et là, assis devant un gobelet de thé à la menthe près d’une fenêtre, je regardais le spectacle de la cour, les canards autour du bassin, des femmes accompagnées de leur enfant malade, les infirmières et les aides-soignantes se rendant à leur service. Puis j’ai tiré de mon sac un petit carnet destiné à cet usage et j’y ai noté la date, le lieu et ce que j’y voyais.

Autre exemple. Bien des années auparavant, au sortir d’une garde à vue éprouvante, j’avais été introduit dans la cellule des arrivants d’une maison d’arrêt de province. La porte en fer s’était refermée sur moi, avec le bruit sec de la clé qui actionne la serrure et le claquement des deux verrous, en haut et en bas. J’avais devant moi un soupirail vétuste muni de barreaux et d’un grillage rouillé, des murs sales, deux lits superposés en fer, un petit lavabo en mauvais état surmonté d’un vieux miroir taché. Dans cet espace, on pouvait faire quatre pas de la porte au soupirail et, entre le lit et la table pliante fixée au mur, l’espace permettait le passage, pas plus. D’où une sensation de compression, comme si les murs serraient mon cerveau.

À l’arrivée, après la fouille, j’avais réussi à conserver un stylo-bille, mais je ne disposais pas de la moindre feuille de papier, ni du plus petit carnet. Alors j’avais détaché quelques feuilles de papier toilette et, tant bien que mal, sur le plateau rugueux de la table, j’avais noté les premières impressions du long séjour que je devais faire en cet endroit. Quatre années. Puis, je m’étais regardé dans le miroir, comme pour m’assurer que j’existais toujours. À présent, mon visage était détendu. Dans le fond, je n’ai rien à faire ici, avais-je pensé.

Les années qui venaient de s’écouler avaient été marquées par une tension qui s’était installée en diffusant des sentiments douloureux et des pensées pleines d’inquiétude.

Maintenant tout était terminé. Pour moi, à ce moment-là, alors que la porte de la cellule venait de se refermer, il s’agissait de comprendre, ou du moins d’essayer de comprendre, et ces mots tracés sur le papier fin me donnaient l’impression apaisante d’aller vers un éclaircissement.

Dans les deux cas évoqués, le soulagement que j’avais ressenti en écrivant venait de ce que, par ce geste, j’avais pris une distance par rapport à moi-même. Mon moi s’était trouvé examiné de plus haut. Sur le moment, l’angoisse, le désespoir étaient certes vécus mais circonscrits dans leur nouvel état de phénomène objectivé. D’où l’apaisement.

Il est difficile de dire à quel moment je suis devenu graphomane car le phénomène résulte d’une évolution insensible, dépourvue de conscience. À vrai dire, ce n’est que depuis peu que je suis parvenu à identifier mon innocent travers. Pendant de longues années, prendre la plume semblait répondre à un besoin objectif et non à une nécessité intérieure. Le plaisir que j’ai toujours éprouvé à écrire des lettres à mes amis aurait pu cependant servir d’indice et d’alerte, si tant est qu’il fût besoin d’être alerté d’une tendance qui, au pire, n’engendre qu’un peu d’ennui chez le destinataire.

C’est donc en toute inconscience que j’ai pris des notes, envoyé des lettres et, à partir d’un certain moment, rédigé un journal intime.

Pourquoi un homme, une femme entreprennent-ils de se lancer dans l’étrange aventure de se pencher, dans le silence de leur chambre, sur un cahier secret ? Pourquoi les dames nobles du Japon ancien, certains bourgeois dans la société féodale de France ou d’Angleterre et ensuite beaucoup de personnes cultivées un peu partout en Europe se sont-ils engagés dans cette voie ? À mon avis, c’était pour donner place à des sentiments qui ne pouvaient s’exprimer ailleurs, sauf peut-être dans la poésie ou la prière.

En ce qui me concerne, en tant qu’attitude mentale, en tant qu’attitude morale, affective et intellectuelle, le journal a été, je crois, la reprise de l’examen de conscience pratiqué assidûment durant mon enfance. Qu’ai-je fait de ma journée ? Ai-je suivi le droit chemin ? se demandait le jeune garçon inscrit au catéchisme.

Lorsque vers la trentaine j’ai entamé ce journal sur un cahier d’écolier, dans le prolongement de mes notes de lecture, cela s’est fait spontanément, comme un exercice spirituel encore balbutiant dont j’attendais un avancement intellectuel et moral, à savoir un progrès dans la sincérité, dans l’objectivité et dans l’authenticité. L’effort de la formulation conduisait à une plus grande précision de la pensée et parfois, sur tel ou tel point, à une élucidation.

Jusque-là, ma vie d’étudiant m’avait offert une formation poussée assez loin, mais dans une voie sans issue professionnelle. Et dans le clair-obscur des jours, je me rendais bien compte que, tant sur le plan professionnel que familial, l’impasse était complète. C’est pourquoi j’aspirais à un progrès dans l’intelligence de moi-même.

En y réfléchissant aujourd’hui, je trouve que cet examen de conscience, ce retour sur soi, cette recherche d’une vue plus claire, relève d’une hygiène de la pensée. Cela consiste à écarter de soi dans la mesure du possible les illusions et les mensonges de l’amour-propre ainsi que les faux-semblants que produit notre faiblesse. Je voulais devenir le témoin impartial de ma propre existence.

Cette démarche comportait cependant un aspect négatif. En m’apportant l’apaisement de la distanciation et de l’objectivation, le journal contribuait à me faire supporter une situation qu’il aurait fallu changer. Il arrive que, dans nos relations avec les autres, nous nous trouvions pris dans une configuration psychologique qui ne nous laisse aucune issue. L’unique remède est dans la rupture et la fuite. Or, le journal retarde ou empêche cette décision salutaire en anesthésiant la volonté.

Toujours est-il que, chez moi, le journal, commencé en tâtonnant, a pris rapidement de l’ampleur sous la forme d’un exercice quotidien dont je ne pouvais plus me passer. C’était un élément constitutif de ma vie intérieure, puisque le dédoublement introspectif était devenu une dimension de la psyché.

Par la suite, le journal s’est prolongé d’éléments annexes, sous la forme de petits carnets que j’emportais toujours avec moi, de cahiers consacrés à tel ou tel voyage, de feuilles volantes sur lesquelles je notais ce qui me venait à l’esprit.

Lorsque j’ai lu l’année dernière le journal de Maine de Biran, j’ai constaté qu’il avait suivi le même chemin, la même progression envahissante. Il y a le journal de ses pensées, de ses réflexions sur son activité politique, il y a l’examen critique de sa vie intellectuelle et morale, les notes sur sa santé et son humeur, les observations sur les rapports du physique et du moral, les idées venues de ses lectures, les rencontres, les voyages.

Au début du 19e siècle, un auteur aujourd’hui oublié inventa l’idée d’un journal intégral, d’un relevé complet des journées d’une personne. Si l’on divise notre existence en un certain nombre de rubriques : vie familiale, vie sociale, vie professionnelle, lectures et vie intellectuelle, état de santé et humeur, météorologie, chacune peut faire l’objet d’un journal spécifique.

Maine de Biran, à un certain moment (il était déjà assez avancé dans le cours de sa vie), s’y est essayé, au moins partiellement, avant de revenir à ses habitudes antérieures. C’est qu’il y a une sorte de contradiction dans l’idée de journal intégral. Pour le remplir, il faut y consacrer beaucoup de temps, au détriment de l’activité proprement dite. La part de celle-ci diminue, peut-être jusqu’à disparaître, et les journées consistent à rédiger un journal sur une existence qui se réduit à presque rien.

C’est un reproche que l’on peut faire, au moins en partie, au journal intime quand il se développe trop. La journée est occupée à prendre des notes. Et la disposition intérieure du diariste, ce retrait contemplatif face aux événements d’une vie, peut finir par revêtir un aspect pathologique en conduisant à une sorte de fatalisme morbide où l’on décrit le triste cours de sa vie au lieu d’agir pour la transformer.

Pourtant, considéré en lui-même, et si nous laissons de côté le danger qu’il comporte, le journal intime est avant tout un exercice spirituel d’une grande valeur formatrice. Il enseigne la distanciation, à savoir la mise à distance de soi-même, l’objectivité, c’est-à-dire l’honnêteté dans les évaluations, comme le fait le chrétien dans son examen de conscience, et surtout la précision dans l’usage des mots.

Récemment, en observant mon activité mentale, il m’est apparu que je vivais presque constamment « entre les choses et les mots », pour reprendre la formule de Clémence Ramnoux à propos d’Héraclite. D’où une succession d’interrogations. Qu’est-ce qu’une chose ? Qu’est-ce qu’un mot ? Comment les accorder quand on désigne une chose par un mot ? Quelles précautions prendre ? Devant une perception, quel mot choisir parmi tous ceux qui se présentent ?

Notre époque incite à y prêter attention, tant elle est portée à l’irresponsabilité lexicale, surtout par l’usage éristique du langage. Dans la sphère médiatique, les mots sont utilisés comme des moyens d’influence sur le terrain d’une guerre idéologique. Ils sont soumis à une déformation ou un détournement volontaires. Mais cela n’est pas notre sujet.

Revenons à notre question. Qu’est-ce qu’une chose ? C’est ce que je perçois, ce que je sens. Qu’est-ce qu’un mot ? C’est le vocable dont je me sers pour nommer cette sensation ou cette perception. La sensation est une donnée singulière, individuelle, en partie idiosyncrasique, alors que le mot, pour être compris par tous, doit être un terme courant établi par convention pour dire une réalité partagée par tous. Pour rendre compte d’une expérience singulière, le mot est donc nécessairement un terme inadéquat, du moins approximatif.

Au milieu du 19e siècle, des penseurs allemands ont relevé les incertitudes du langage et l’arbitraire de ses formes. Ainsi le découpage du réel par les catégories de la langue, l’attribution du genre masculin, féminin ou neutre. En français, par exemple, pourquoi dit-on un fauteuil et une chaise, pourquoi une prune et un abricot ? Rien dans la réalité évoquée ne comporte une différenciation de genre. Plus encore, les modalités de l’action, la position du sujet, les caractéristiques morales, les formes d’intelligence, tout cela change beaucoup d’une culture à l’autre, et donc d’une langue à l’autre.

De plus, chaque sphère culturelle donne un sens singulier aux termes les plus courants en fonction de la réalité qu’ils désignent. Bread, comme on le sait, a peu de chose à voir avec Pain. D’un côté, c’est la forme carrée d’une substance pâle, molle et insipide, de l’autre une longue baguette dorée et croustillante, ou encore la miche ronde au goût bien particulier. On pourrait faire la même distinction entre Cheese et Fromage. D’où la difficulté de toute traduction. Ainsi, chaque langue porte en elle une vision du monde. Mais cela est trop connu pour qu’il faille en dire plus.

Me trouvant donc entre les mots, parfois les mots de différentes langues, et les choses et leurs images, mon état habituel est naturellement celui de l’incertitude, non pas d’une incertitude qui entrave l’action, mais d’une incertitude qui stimule la pensée, car quand nous réfléchissons aux termes que nous employons, nous en trouvons beaucoup que nous pouvons « révoquer en doute » et auxquels nous pouvons reprocher un sens trop vague. Il s’agit donc d’aller plus loin, c’est-à-dire de rapprocher la description verbale de l’expérience authentiquement vécue.

Dans sa « Lettre VII », Platon aborde le sujet de manière très éclairante. Pour lui, il y a la chose même, il y a l’image de cette chose et il y a le mot qui lui est attaché et sa définition. Pour aller vers la vérité, dit-il, il faut frotter l’un à l’autre, le mot à l’image, l’image à la chose, le mot à sa définition, la définition à la chose et à la connaissance que nous en avons.

La pensée d’Héraclite illustre cette démarche mentale. Ainsi, lorsqu’il dit : « Le chemin qui monte est un et même que celui qui descend », il entend faire comprendre que, en lui-même, le chemin ne monte ni ne descend, c’est seulement l’intention humaine qui le caractérise dans le sens de la montée ou de la descente.

J’ai évoqué la perception subjective de ce qu’on appelle abusivement le réel en fonction de la différence des sensibilités. Quand je croise des êtres humains, dans la rue, les commerces, les transports, je suis conduit à penser que j’appartiens à une sous-espèce caractérisée par une forme excessive de sensibilité. Cet état constitue, dans la vie courante, un lourd handicap. Par exemple, l’homme de la rue ne semble pas souffrir du bruit ambiant, des portes qui claquent, des camions qui déchargent des matériaux, du tramway qui grince sur ses rails, du tam-tam d’un musicien sur le trottoir, d’une moto qui pétarade. Alors que ces bruits entrent dans mon cerveau comme des couteaux. Quant à la laideur, beaucoup s’y habituent aussi facilement qu’ils supportent le bruit et peut-être ne s’en aperçoivent-ils même pas.

En examinant la vie de la sensibilité dans sa durée, j’en viens également à penser, en me référant à tous les registres qui composent une existence, que ce que nous vivons, éprouvons, subissons dans nos relations avec les autres, tout ce qui entre légèrement ou violemment dans notre sensibilité y mène une existence secrète, parfois très longue, parfois jusqu’aux derniers instants. La détente, l’apaisement qu’on peut lire sur le visage de certains défunts vient peut-être de ce qu’ils sont enfin libérés d’une pression intérieure, dont ils n’avaient peut-être pas une entière conscience. Tout ce que nous vivons et supportons doit tôt ou tard s’exprimer, sortir de soi par un trait d’humour, un mouvement d’humeur, une action, une maladie, un crime, ou une œuvre d’art. Sinon, ce qui s’est inscrit dans notre sensibilité demeure en nous comme une souffrance plus ou moins perçue, mais agissante.

Lorsque je lis les faits divers du Midi Libre, je suis surpris par le nombre d’actes violents qui semblent dépourvus de raison, purs moments de folie, comportements absurdes. En réalité, ils expriment une tension dans la vie secrète de la sensibilité. Et il en va de même de bien des accidents. Le fortuit peut avoir sa logique.

Ce que je transcris dans les cahiers et carnets qui m’accompagnent n’est souvent que l’écume de la vie qui passe, mais cela restitue aussi, dans une certaine mesure, la respiration profonde de la sensibilité. Ce geste tout simple, prendre la plume, donne accès aux zones ombreuses de la conscience, et ainsi, porte au jour ce qui aurait pu demeurer et agir dans les profondeurs de l’âme. C’est en cela, je le redis, qu’on peut considérer ce rituel comme un exercice de santé mentale. Il est timoré et sommaire à ses débuts, puis l’habitude le rend plus adroit, plus fin, plus courageux dans son exploration des réalités inapparentes.

On m’objectera que bien des journaux intimes montrent précisément, chez tel ou tel individu, les limites de la prise de conscience. Comment en disconvenir ? Mais on peut opposer à cette réserve bien des exemples contraires. À la lecture, il est facile de distinguer une manie stérile et bavarde d’une pratique exigeante de l’écriture de soi.

La description réflexive des actes, des sentiments, des émotions, des pensées a un effet à la fois formateur et cathartique. Ainsi la graphomanie, dans son usage noble, peut certes être considérée comme un vice, à cause de la passivité qu’elle favorise, mais c’est un vice qui comporte une dimension bienfaisante.

Toutefois, en observant le cours de l’époque actuelle, je suis obligé de me demander si l’écriture n’est pas menacée, aussi inattendue et invraisemblable que paraisse cette menace. Dire qu’il existerait un complot contre l’écriture est de nature à faire douter de l’équilibre mental de celui qui avance une telle supposition. Et pourtant elle repose sur des faits avérés.

Nous n’avons pas encore une conscience claire de ce qui est en cours. N’y a-t-il pas, derrière un ensemble coordonné de mesures rationnelles, le projet de nous déposséder de notre écriture et finalement de notre capacité de penser ? Sous le vocable anodin, mais plus ou moins impératif de « dématérialisation », nous sommes incités à remplacer le papier par des traces électroniques, ce qui présente pour l’administration et les grandes entreprises, pour tous les organismes qui doivent « gérer » un grand nombre d’usagers, des avantages évidents. Cela veut dire que ce qui, jusqu’ici, était inscrit « noir sur blanc », notre permis de conduire, nos documents d’assurance, nos bons de garantie, notre carte de mutuelle, tout cela sera désormais transféré sur un smartphone, comme le sont déjà nos billets de train et bien d’autres choses.

Dans ce nouvel ordre social dématérialisé, celui qui poste une lettre dans une enveloppe timbrée apparaît désormais comme un homme du monde d’avant que le vent du progrès emportera bientôt. Il fait partie de ceux qui n’ont pas su s’adapter à l’évolution des choses. C’est pourquoi La Poste supprime tant de bureaux de poste et de centres de tri, et réduit progressivement les services qu’elle fournissait tout en les rendant plus onéreux. Il convient de décourager ceux qui s’obstinent à en rester aux vieilles pratiques. Nous allons donc vers un monde où il sera de plus en plus difficile d’envoyer une lettre, faute de service postal.

Quelle est la finalité de cette évolution ? En rendant l’ordinateur et le smartphone indispensables dans la vie courante, en les attachant à chaque individu par toutes sortes de facilités et d’obligations, en les transformant en marqueurs de l’identité individuelle, on parvient à un contrôle complet des faits et gestes de celui qui se considère encore, dans son illusion de liberté, comme un citoyen indépendant.

Grâce aux sites consultés, aux applications utilisées, aux réponses aux sondages, aux courriels, le système dématérialisé enregistre les goûts, les opinions, les aspirations, l’état de santé, les modes de consommation, la vie familiale, les activités professionnelles, les loisirs. Bref, la vie entière de tout un chacun.

Il va sans dire que l’usage de ces appareils transforme les habitudes mentales, privilégie la rapidité au détriment de la réflexion et conduit ainsi à une modification de l’esprit, qui de plus fonctionne désormais en se référant à des sources de connaissance qu’il n’a pas les moyens de contrôler. Et ainsi s’estompent puis se perdent non seulement l’inventivité et le regard critique, mais aussi le retour réflexif sur soi-même.

Vous ne perceviez pas votre stylo comme le dernier rempart de votre liberté et comme le fragile protecteur de votre subjectivité ? Il est temps d’y penser.

Texte © Christian Molinier – Illustration © DR