Récapitulons.
Depuis le commencement, le geste de construire.
Pour expliquer ce nouvel opus, intitulé Dans mon bunker (L’Oscillographe, 2025), il faut en revenir à mon texte « L’Énergumène », tout entier dicté par les images sérielles de L’Ange de Bokanovsky, où c’est le corps, emporté par d’irrépressibles chutes et contorsions, qui rejointoie comme il peut ses organes et essaie en vain de tenir debout. « Le Champ », quelques années plus tard, est un triptyque : trois hautes colonnes d’écritures, mi-prose mi-vers, d’une langue retournée comme la terre qu’on laboure ou qu’on terrasse. Plus tard encore commence mon projet d’écriture, La Construction d’Ugarit, nom d’une cité méditerranéenne qui vers la fin du bronze récent mettait au point un des premiers systèmes alphabétiques : construction impossible, démolie à mesure, entravée par l’énormité même de la tâche ; construction proprement inénarrable, et si lente (2000-2010) qu’elle en vient à se ressourcer de ses propres ruines.

À la suite, en effet, des deux textes d’ouverture (« Recherche du site », « Acheminement des matériaux », ce dernier décomposé en trois « Campagnes »), je décide d’établir le triptyque. « Le Champ » devient alors une triple stèle que des fouilles obstinées ont fini par exhumer de mon sol, comme les archéologues ces récits de construction, entre Tigre et Euphrate, enfouis dans les fondations des palais par les rois constructeurs, qui les savaient mortels. Ce sera : « La bibliothèque d’Ugarit », partie centrale de l’édifice, suivie bientôt du texte, « Un habitant d’Ugarit » (« L’Énergumène », issu d’une strate plus profonde encore), et pour clore l’ensemble, « Murailles et jardins ».
L’aventure aura donc duré une trentaine d’années. Excepté quelques publications en revue, l’ensemble est inédit. Ces ruines éparses n’ont pas cessé de me hanter et il n’y a pas un texte écrit depuis lors qui n’en ait glané et repris un élément. On retrouve ces spolia dans le Traité du Corail, dont le titre est emprunté à un savant du 18e siècle, et qui mime l’expansion-extinction continue du récif planétaire — mi-pierre mi fleur mi-poisson —, à travers un dispositif qui tient, à la fois, du prosimètre et du sismographe, de l’amphithéâtre et du cabinet de curiosités.
Dans le Mirador, qui lui succède, est d’abord l’histoire d’un lieu lui aussi hybride, sorte de panoptique féérique, soumis alternativement à l’érosion, à l’abandon des hommes, et à leur soif de monumentalité, à leur délire de maîtrise et de conquête, jusqu’aux confins de l’univers observable.

Puis dans Colosse. Cette divagation cosmogonico-apocalyptique a pour centre un des spots touristiques les plus fréquentés au monde. J’y fait du Colisée (l’ombilic de Rome) la matrice de l’Occident, doublée d’un moloch monstrueusement insatiable, jouissant de sa démesure et l’ovationnant à tout rompre — un vestige en ravalement perpétuel, ruine et chantier mêlés, désormais indiscernables.
Il ne me restait plus, après cette joyeuse liquidation, qu’à entreprendre de bâtir l’unité minimale, le rudiment d’habitat où trouver abri : un bunker. La success story du produit bunker, dans les fictions et la réalité du marché (20m2 ; avec vue ; familial ; de luxe), la diffusion continue dans les discours contemporains de l’idée de bunkérisation (société, économie, géostratégie), tout cela combiné à la lecture de l’essai de Virilio, Bunker archéologie, n’est évidemment pas pour rien dans la genèse du livre, mais une nécessité interne commandait que je m’y enferme, comme la chenille dans son cocon.
J’y ai donc imaginé un être – humain, puisque le pouvoir lui est donné d’élaborer son histoire, exclusivement mû par l’obsession de se protéger des dangers extérieurs, et capable de sécréter le mortier nécessaire à la construction de son refuge. Mais les dangers ne cessent de se renouveler, et il doit à chaque destruction intégrale de son ouvrage par un ennemi invisible, trouver à partir des décombres (Pénélope refaisant au matin ce que la nuit a défait) une formule nouvelle d’invulnérabilité. Recherche à la fois panique et méthodique, au terme de laquelle il se retrouve au centre d’un immense réseau d’exploitation de matériaux divers, toujours plus innovants et efficaces, lui assurant enfin la réalisation de la retraite définitive : une gigantesque pyramide inversée, enterrée et hermétique, ultra-performante de technicité et d’autarcie, d’où il y a toute apparence toutefois qu’il ne sortira pas vivant, puisque ce sont les conditions même d’habitabilité de son monde qu’il a engouffrées avec lui. Le modeste terrier des débuts n’a échappé pas à la logique expansionniste, ni à l’hubris extractiviste. La construction n’a pas résisté à l’autodestruction.

Aujourd’hui, le bunker est une ruine. Tout est à refaire. Je collecte peu à peu les éléments récupérables, et les achemine à travers mon workshop, L’Âge de pierre. La publication en a commencé récemment sur cette plateforme. Je continuerai d’y documenter la « nouvelle préhistoire » dont Pier Paolo Pasolini annonçait l’avènement, dans La Rage, dès 1963. La fin du chantier, à raison de sept blocs de mille signes par envoi, est prévue en 2027.
Texte © François Bizet – Illustrations © DR
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