CATHERINE FRANCBLIN s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de son récit bouleversant : DEUX PÈRES JUIFS (Le Bord de l’eau, 2018) :
1 – Catherine, tu es critique d’art indépendante, et ancienne rédactrice en chef du magazine Art Press. Tu es l’auteur de différents ouvrages concernant l’art contemporain : Jean Fournier, un galeriste amoureux de la peinture (Hermann, 2018), Niki de Saint Phalle, la révolte à L’œuvre (Hazan, 2013), Bertrand Lavier (Flammarion, 1999), Les Nouveaux Réalistes (Du Regard, 1997), etc. Un nouveau livre aujourd’hui retient plus particulièrement notre attention. Il s’agit d’un récit qui témoignage d’un vécu familial singulier, un témoignage si poignant dans sa parole, si puissant dans son propos, si révélateur dans son exposé historique, que sa lecture est pour le lecteur une véritable confrontation au passé et à l’avenir de l’« inhumanité » que représentent sa propre « humanité », sa propre conscience, sa propre identité face à « ça » : la Shoah. Peux-tu revenir pour nous sur ce qui t’a finalement poussé à écrire ce récit après tant d’années alors même que cela ne pouvait être, pour toi, qu’une épreuve ?
Est-ce que ça a été une épreuve ? Je n’en suis pas sûre. Je crois que ça a plutôt été une libération de pouvoir inscrire les mots justes sur une page, alors que j’ai longtemps vécu dans l’impossibilité d’avoir une vision claire de ma situation et de mes sentiments. Parvenir à traduire en mots simples la complexité, les contradictions qui nous habitent, tu sais bien, toi qui écris, combien c’est satisfaisant. En tant que critique d’art, j’ai toujours recherché cette exactitude (dans les descriptions d’œuvres, dans ce qu’elles m’inspiraient). Je me suis attachée avec la même volonté à rechercher l’exactitude dans mes Deux pères, car c’était le seul moyen de rendre compte de la singularité de ma situation ; c’est là le point de départ de mon livre : le sentiment d’avoir une « place » particulière vis-à-vis de la Shoah, une place dont je savais qu’elle ne se confondait pas avec d’autres mais qui restait inconsidérée, comme dans un angle mort des témoignages relatifs à cette histoire. En même temps, je ne voulais pas seulement apporter un « témoignage ». Certes, j’essaie de faire comprendre ce que tu appelles mon « vécu familial singulier ». Mais les éléments biographiques que je livre sont limités ; ils sont comme des points d’accroche auxquels j’arrime la grande histoire de telle sorte qu’elle soit incarnée. La Shoah n’est pas un sujet nouveau. L’histoire est globalement connue, mais dans le détail, elle reste largement ignorée étant donné l’ampleur des crimes, leur diversité selon les « acteurs », les moments, les lieux. Mon effort continuel pendant l’écriture de ce livre a précisément été d’entrer dans le détail des faits… tellement invraisemblables qu’ils semblent relever de la fiction. J’accorde notamment une large place à ce qu’on a appelé les « marches de la mort », auxquelles l’historien Daniel Blatman a consacré près de 1 000 pages hallucinantes.
2 – Nous savons qu’au départ, tu souhaitais intituler ce livre Albert et Salomon. Albert est un homme qui a survécu à la déportation, et qui, une fois rentré en France, a rencontré ta mère qu’il a épousée, devenant ainsi ton père d’adoption. Salomon est, quant à lui, ton père biologique. Il a été déporté à Auschwitz en mars 1943 et n’en n’est jamais revenu. Tu ne l’as jamais connu. Comment vivre et accepter une telle « vérité » aussi implacable, définitive, qui n’offre aucune alternative autre que cette fin en soi lorsqu’on est un enfant ? Que devient cette vérité lorsqu’on grandit et que l’on devient, soi-même, une femme, et enfin une mère ? À quoi pense-t-on ? Qu’est-ce que représentent alors la joie, le bonheur et la réalisation de soi lorsque l’on porte une telle vérité de sa propre venue au monde ?
Le plus difficile à gérer ce n’est pas l’horreur de cette vérité, c’est de grandir avec l’incertitude ; de ne pas savoir vraiment, d’être en permanence dans le flou. Dans mon enfance, la mort de mon père n’avait pas ce caractère radical, définitif que tu décris. Pendant longtemps, comme bien des enfants dont les parents avaient « disparu », j’ai cru que mon père reviendrait. J’imaginais sa vie, son retour… Il faut se représenter ce qu’étaient les déportations : les gens étaient arrêtés, ils ne savaient pas où on les emmenait, le temps passait, personne n’avait de nouvelles, les familles espéraient leur retour des mois, des années… Puis, à la Libération, des prisonniers de guerre reviennent d’Allemagne : un million de Français contre 2 000 déportés juifs partis de France. Les gens comprennent alors ce qu’ont été les camps pour les neuf dixième de la population juive européenne. On ne fait pas toujours la distinction entre Auschwitz et Buchenwald, c’est-à-dire entre les camps de prisonniers et les camps d’extermination, mais, malgré tout, les gens voient les photos des monceaux de cadavres entassés devant les fours des crématoires de Majdanek ou d’Auschwitz. Et les rescapés de la déportation à l’Est racontent. Donc, la femme dont le mari a été emmené on ne sait où un matin, le père rescapé dont les enfants ont dû prendre une autre file que la sienne à leur arrivée au camp, tous comprennent – au moment où le monde se réjouit de la victoire des alliés – que les êtres qui leur étaient chers ne reviendraient pas. On est en 1945. Ma mère qui ne savait pas ce qu’était devenu son mari comprend qu’elle est veuve. Pour autant, elle ignore et ignorera encore longtemps les circonstances et la date de la mort de mon père. Et elle ne saura jamais si le convoi qui l’a emporté est parti pour Majdanek ou Sobibor. Qu’est-ce qu’elle me dit ? J’ai deux ans. Comment pourrait-elle m’annoncer la « vérité » ? En ne me disant rien, elle pense me protéger ; j’imagine qu’on me « laisse entendre » (et mes petites oreilles traînent sûrement partout), on me « fait comprendre », on secoue la tête avec tristesse, on me regarde comme une « miraculée »… Ma mère « fait son deuil », comme on dit. Moi, je continue à attendre, puisque je ne « sais » pas… Et un jour, elle rencontre mon beau-père, Albert, et elle me le présente : « Voilà ton papa ! « . Quelque temps plus tard, un cousin de mon âge (six ans) m’apprend qu’Albert n’est pas mon vrai père. Dès lors, j’ai deux pères – juifs de surcroît -, deux pères porteurs d’une histoire semblable et presque opposée avec lesquels je vis une sorte de double vie. Le titre, Deux pères juifs, proposé par mon éditeur, rend peut-être mieux compte finalement de la dualité qui me traverse du fait de mon attachement à l’un et à l’autre que le titre un peu romanesque par lequel je les désignais. En outre, la référence à leur judéité ouvre sur la dimension collective de mon histoire telle que je voulais l’envisager.
3 – Il existe évidemment un certain nombre de récits et de témoignages sur la déportation des juifs par les déportés eux-mêmes, autant que par les témoins directs de cette époque confrontée aux évènements innommables qui l’ont marquée. Mais ton récit a ceci de plus qu’il se déroule alors que tu es encore dans le ventre de ta mère, et que tu n’es qu’un être encore « non constitué ». Ainsi, à la différence, par exemple, d’un récit comme celui d’Anne Frank, vécu depuis sa conscience d’adolescente qui « connaît » déjà les mots, et les exprime dans son journal, ton récit est d’abord celui d’un être, non pas inconscient, mais non conscient de ce qui l’attend, et se déploie – sous les yeux de l’enfant que tu as été – comme cette réalité de non-dits, de silences, de trous noirs : de ce qui manque toujours, de ce qui ne peut jamais être décrit, nommé, relaté. Comment as-tu réussi à mettre des mots là où ils ne t’ont jamais été donnés, ou ils te t’ont jamais été dits, ou si peu, par tes parents ?
Non-dits, silences, trous noirs… En effet, j’ai le sentiment d’avoir été enveloppée d’ombres, de chuchotements, de bribes de mots. Tout cela sans doute mêlé à la peur que ma mère a dû éprouver pour elle, pour moi… Mais, en réalité, je crois que les adultes qui ont vécu cette époque ont eux aussi été confrontés aux ombres, aux rumeurs, et à cette impossibilité d’avoir des informations qui décuple le sentiment d’angoisse. J’insiste dans mon livre sur les stratagèmes développés par les nazis pour égarer les gens. Je raconte par exemple comment au camp de Struthof, en 1941, on faisait monter des femmes dans des wagons de train aménagés en chambres à gaz en leur expliquant qu’elles partaient travailler dans un atelier de reprisage de bas. Et pour mieux les tromper, on avait déguisé un gardien en employé de chemins de fer chargé de donner des coups de sifflet. Le mensonge, les faux-bruits, les scénarios inventés de toutes pièces qui entretenaient l’incertitude des victimes sur leur sort faisaient intégralement partie de l’arsenal de propagande nazie. Il a quand même fallu l’inventer la ruse de la « douche » et celle du petit morceau de savon allant avec ! La réalité des choses ne pouvait qu’échapper aux victimes privées de mots. Dans le camp de Drancy, les internés en partance pour Auschwitz n’avaient pour désigner l’enfer où on les envoyait qu’un mot dérisoire, charmant, inventé par les enfants : « Pitchipoï ». Pour imaginer mon père durant son court séjour au camp, je me réfère au livre de l’historien et ancien prisonnier, Georges Wellers, qui décrit ce sentiment d’angoisse indéfinissable accablant les condamnés au départ et qui s’accroît au fil des jours. Je n’ai – Dieu merci ! – rien connu de comparable, mais j’ai connu le désarroi de ne pas savoir à quoi m’en tenir, le sentiment d’incertitude, le manque de confiance… Peut-être est-ce la raison pour laquelle j’écris ; l’écriture permet de couper court aux tourments créés par le doute et les hésitations. Une phrase, c’est une construction qui repousse le vague, l’incertain. Quel bonheur de contraindre cet impalpable de certaines émotions, ce balancier des pensées contradictoires en les fixant dans une suite de mots qui ne s’envoleront pas dans trois secondes ! Quel bonheur de trouver les mots qui font lâcher prise à cette opacité qui nous alourdit, tout en permettant de rendre compte des tâtonnements et de l’inconstance des sentiments ! À la question « Pourquoi écrit-on ? », Mona Ozouf répondait : « Pour échapper à la rumination mélancolique ». J’ajouterais seulement que lorsqu’une phrase a été bien remâchée et qu’elle est juste, on peut passer à la suivante…
4 – Les documents, les livres, les films, les paroles de tiers t’ont beaucoup aidée à reconstruire ton passé familial, cette vérité historique des évènements qui ont brisé ces vies avant la tienne. Comment se confronte-t-on ainsi à sa propre histoire à travers les mots et les images des autres? Est-ce parce que les documents du passé présentent une « réalité » déjà évanescente, lointaine, inaccessible pour le présent que ton récit se présente d’abord comme un témoignage littéraire plus qu’un essai historique, faisant de l’écriture même la présence réelle – vivante – de ton père qui s’incarne à nous à travers cette voix venue d’ailleurs, de cette voix même de ton père qui vit en toi ?
J’essaie de transcrire sans pathos une réalité chargée d’affects (aussi bien la mienne lorsque j’étais enfant que celle de ma mère) et de faire entrer en résonance cette réalité sensible avec une réalité historique nue, sèche, qui en est la toile de fond. Les auteurs que j’aime le plus et dont j’ai le plus appris – Musil, Sebald – se situent souvent au croisement de plusieurs genres littéraires, roman, histoire, essai… J’aime aussi citer le livre d’Annie Ernaux, Les Années, dans lequel elle mêle un récit personnel à celui, collectif, de la société française depuis les années 1960, réalisant ainsi une espèce d’autobiographie à la fois intime et collective. L’histoire des historiens m’a effectivement été nécessaire pour reconstruire ce qui m’était arrivé puisque j’ai eu très peu d’informations par ma famille. Le silence entourant Salomon a créé chez moi un immense besoin de savoir. Dans la forêt obscure qu’était mon cerveau, seule la précision des historiens a pu ouvrir une route. C’est le savoir et ce sont les observations cumulées des autres qui m’ont permis d’atteindre ma propre histoire. J’ai volontairement usé, abusé, dans Deux pères juifs, de ce qu’ont écrit témoins et historiens. Je voulais donner un caractère hypnotique, obsédant, aux exactions commises afin d’en faire éprouver l’horreur – presque au sens physique. Certaines personnes m’ont dit que la lecture de mon livre était une épreuve. Cela ne me déplaît pas. Si l’écrire a plutôt été un accomplissement, je voulais vraiment engloutir le lecteur sous l’accumulation des faits plus atroces les uns que les autres. Je me suis notamment appuyée sur les écrits des Sonderkommando, ces déportés recrutés pour la plus atroce des tâches : brûler les cadavres de leurs frères. Un petit nombre d’entre eux ont réussi à raconter ce qu’ils étaient contraints d’accomplir et à cacher leurs écrits de telle sorte qu’on les a retrouvés après la fin de la guerre, – certains même très récemment. La lecture de leurs manuscrits est cauchemardesque, mais elle témoigne en même temps du courage de ces malheureux et de leur foi en des temps futurs. J’ai été touchée par les « appels » qu’ils lançaient à leurs futurs lecteurs. Il me semble qu’écrire tient toujours un peu de la bouteille à la mer, laquelle n’est heureusement pas toujours une boîte en fer enfouie dans la terre d’Auschwitz.
5 – Dirais-tu que – quel qu’en soit le contexte – la disparition d’un père (ou d’une mère) est l’absence de soi au monde pour un enfant, qu’elle marque son propre effacement, sa propre impossibilité dans l’existence de cette vie-là ? Comment t’en es-tu sortie si tel est le cas ? Lorsqu’on est parent et que l’on perd son enfant (Victor Hugo, Stéphane Mallarmé, Philippe Forest), il semble que l’on ne s’en remette jamais, mais qu’il y a une possibilité de « survie ». En quoi consiste, lorsqu’on est l’enfant d’un parent disparu, cette possibilité de survie ? Qu’en dirais-tu te concernant ?
Un parent « disparu », un parent « mort », un parent « absent »… toutes ces situations sont différentes et engendrent, j’imagine, des sentiments différents. Avoir perdu un enfant promis à la vie me paraît incomparablement plus difficile que de grandir, comme moi, dans une famille amputée de l’un des siens, mais tout de même aimante et protectrice. Alors, comment fait-on ? On s’appuie sur ce (ceux) que l’on a ! Et on cherche à comprendre, car ce que l’on est, ce que l’on pense un jour n’est pas définitif ; nous changeons en permanence, à la faveur de ce que l’on apprend, de ce qu’on lit, des gens que l’on rencontre, etc. C’est cette métamorphose permanente qui donne le sentiment précieux d’être en vie. En outre, comme tu sais, je suis critique d’art ; je travaille donc dans un environnement où certaines questions auxquelles je suis attachée comme la mise en récit de l’histoire, l’expression des émotions, la recherche d’un sens conduisent à toutes sortes d’écritures nouvelles, stimulantes pour l’esprit.
Entretien © Catherine Francblin & D-Fiction – Illustrations © DR
(Paris, avril 2019)
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