Rares sont les livres théoriques qui excèdent leur propre objet, faisant converger au centre même de leur argumentation une exigence à la fois littéraire et politique. À fendre le cœur le plus dur (Inculte, 2015) en est un. À partir d’un corpus de photographies prises lors du conflit italo-ottoman (1911-1912) par le reporter-photographe Gaston Chérau pour le compte de l’hebdomadaire L’Illustration, Jérôme Ferrari et Oliver Rohe proposent une réflexion sur le médium photographique, qui se double d’une réflexion sur la représentation de la guerre. Mais leur propos va bien au-delà d’une simple articulation critique de ces deux pôles : en se concentrant sur la valeur d’usage des images, il décale les perspectives historiques – le colonialisme, le rapport Orient/Occident – jusqu’à interroger notre présent ; de surcroît, il offre une méditation sur la responsabilité de la littérature.
La mort propagande
Le prérequis de ce livre est d’abord moral : à quelle condition publier/commenter des photographies qui sont d’abord des objets de propagande ? La puissance de sidération de ces images ne se suffit-elle pas à elle-même ? Quelle serait la légitimité d’un tel acte ? D’un discours qui lui serait redondant ? Voire dangereusement « esthétisant » ? D’emblée, les auteurs y répondent : il leur faut « sortir du monde de l’effroi » et prendre le risque de « déplier » ce qui s’énonce dans la « trame narrative » de ces terribles images. Bernard Lamarche-Vadel avait coutume d’affirmer que, le propre de la photographie consistant à prélever « un morceau du monde », la seule question qui vaille face à elle fût : « Qu’est-ce que le photographe ne nous montre pas ? ». C’est exactement le point de départ de ce livre : même « parlante », une photographie n’est jamais que « la forme abrégée d’une totalité cachée ». Il s’agit donc de « dézoomer », de décadrer, de faire exploser les bords de la photographie, aussi bien sur le plan spatial que temporel ; c’est cette méthode qui s’affirme avec minutie au fil de courts chapitres, s’efforçant de rendre ces images, à plus d’un siècle de distance, intelligibles.
Il n’est pas vrai que toute photographie reste en deçà de ce dont elle témoigne, qu’elle fait écran. Si la photographie est d’abord un découpage du monde, elle dévoile un certain nombre d’éléments, à son insu. Analysant les images de gibet et de pendaison des rebelles arabes sur la place publique de Tripoli, les auteurs montrent comment Gaston Chérau révèle, malgré lui, la manière dont s’ordonne le dispositif théâtral de la violence coloniale : inaugurale, spectaculaire, mais surtout parodique. Walter Benjamin l’avait en son temps déjà noté : la photographie fonctionne comme l’appareil psychique, elle permet d’inscrire ce que la vue ne voit pas, elle initie à « l’inconscient optique ». Partant du constat que l’effacement des traces est une pratique récurrente des régimes totalitaires, les auteurs soulignent que ces photographies qui se voulaient édifiantes ont fini par trahir leurs commanditaires. La pellicule ne fixe pas les « abstractions volatiles », mais « l’image de choses tristement concrètes, les cordes, les gibets ».
Le regard de Gaston Chérau est un regard ethnocentré, un regard politique, qui cherche à la fois à légitimer la violence coloniale tout en faisant diversion. Il joue sur deux versants : celui de l’instrumentalisation et celui de l’évitement. Instrumentalisation : cadavres des soldats italiens « opportunément aliénés à la propagande ». Évitement : la bataille, l’affrontement, la guerre en elle-même ne sont jamais photographiés. C’est le familier – la routine des soldats au quotidien – qui est montré. Les auteurs rappellent que c’est avec la Guerre de Crimée qu’est né le reportage photographique de guerre ; ils précisent aussi que les contraintes techniques de la photographie lui « barraient l’accès au front ». Mais « le régime de vérité » de la photographie change à partir de la Guerre de Sécession, avec son cortège de blessés, d’amputés, de ruines et de cadavres (songeons aux photographies de Mathieu Brady ou à celles de Timothy O’Sullivan). Les innovations techniques de la photographie – s’approcher toujours plus du mouvement – dont Chérau était le contemporain font qu’il aurait pu saisir ces instants. Mais il est demeuré captif des attentes de son médium, obéissant à un cahier des charges idéologique.
Ce que est en jeu dans ces photographies est donc la représentation de la violence. Celle-ci est soit instrumentalisée, soit stylisée – « minorée par l’exotisme », fondue dans un quotidien familier, mais toujours illisible. Sa seule représentation directe est celle du gibet transformant « magiquement » la conquête « en droit ». Cette représentation nous touche, nous l’avons vu, malgré elle, grâce à l’inconscient technologique. Mais la violence guerrière, sa banalisation, qui annonce la brutalisation (concept historiographie que l’on doit l’historien George L. Mosse) de la Première Guerre mondiale et des fascismes n’est jamais exhibée. Ainsi, rien n’est montré du premier bombardement aérien de l’Histoire effectué en Tripolitaine le 1er novembre 1911, magistralement analysé par Thomas Hippler, dans Le Gouvernement du ciel.
L’image fantôme
L’autre force de ce livre est le point de fuite historial (au sens où l’Histoire nous déterminerait à notre insu) qu’il dessine. La photographie, dans cette période coloniale, devient l’apanage d’une caste, celle des narrateurs : ceux qui écrivent l’Histoire, du point de vue des vainqueurs. C’est celui qui donne à voir qui oriente le regard, le construit même. Cette construction du regard destitue l’Autre, le dépossède de son récit. Comme l’écrivent avec justesse Ferrari et Rohe, la guerre coloniale, guerre par excellence asymétrique, engendre un regard asymétrique. Dans leurs analyses, les auteurs poursuivent plusieurs pistes de réflexions suggérées par Edward W. Saïd dans son essai (certes polémique, sinon approximatif en bien des points, mais passionnant par beaucoup d’aspects), L’Orientalisme. Ainsi, leurs analyses des représentions des peuples du Moyen-Orient dans la plupart des reportages couvrant les conflits dans ces zones recoupe, dans une spirale temporelle vertigineuse, leurs analyses des photographies de Chérau. À l’heure actuelle, où le photographe de guerre est embedded, c’est toujours la même image de l’Arabe qui prévaut : ennemi imprévisible, sournois et cruel, usant d’une force aveugle ; faisant fi de la vie, persévérant dans la pulsion de mort lors que même les armées « occidentales » sont obsédées par le « zéro mort », conséquence d’une évolution technologique de ses équipements (et dont l’intérêt n’est pas que stratégique, mais aussi politique : les ennemis doivent périr) ; faisant preuve enfin d’une violence anhistorique, démontrant implicitement qu’ils sont « ingouvernables, sinon par la force ». De conflit en conflit, l’accès au champ du visible de ces populations est invariable. D’où, le plus souvent, la transformation des opérations militaires en opération de police.
C’est celui qui donne à voir qui construit le regard, avons-nous dit. Mais nous serions tentés de préciser : pour le pire… comme pour le meilleur. À travers la correspondance de Gaston Chérau, mais aussi de nombre de ses photographies, Ferrari et Rohe décèlent chez lui « un embryon d’empathie ». Dans un chapitre aux réminiscences conradiennes (« Un homme de son temps »), les auteurs rendent justice à son indignation face aux massacres, ainsi qu’à sa mélancolie d’un monde perdu, « où ne nous rencontrons que nos propres ordures », celles de L’Occidentalisation du monde pour reprendre le titre d’un essai de Serge Latouche. Peut-être même que l’œil inaugural de Chérau, qui était de l’ordre de la diversion, soit passé in fine, à celui de la réversion, comme l’ultime regard de retournement qui fonde l’anthropologie.
Ce retournement, les auteurs le perçoivent dans le regard des condamnés captés par Chérau, dans le regard des vaincus de l’Histoire. Si cette trace photographique est celle d’un point de vue politique, son inscription est aussi spectrale ; non plus dans un sens cultuel, mais, selon eux, dans la fixation d’un éphémère où l’instant de la mort renvoie à l’origine, à un renversement du temps conférant à « toute chose sa signification » ; aussi se retrouvent-ils logiquement en concordance avec les thèses de Clément Rosset sur le tragique.
Les dernières pages de cet essai fonctionnent en miroir avec les premières : quelle légitimité morale y a-t-il à montrer et à analyser ces photographies ? Pour répondre à cette question, les auteurs convoquent le roman de J. M. Coetzee, Elizabeth Costello. Dans un chapitre de ce livre, le personnage éponyme prononce une conférence dans laquelle elle explique que « la représentation du mal est toujours une réitération du mal ». À cette objection, ils avancent que si « certaines choses ne devraient pas exister […] il n’est peut-être pas plus obscène de prendre en compte leur réalité que de la nier ». Par où l’on comprend que Ferrari et Rohe refusent implicitement le dogme de « l’irreprésentable », celui d’une certaine théologie négative qui s’affirme encore aujourd’hui avec vivacité dans certain courant critique. Ils rejoignent en cela les réflexions d’un Georges Didi-Huberman dans Images malgré tout.
Au total, ce court essai n’esquive jamais les douloureuses questions qu’il pose, cherchant à ne pas dissocier l’esthétique du politique (éclairant ainsi par ricochets les enjeux des romans des deux auteurs, dans lesquels la guerre tient une place centrale), allant à rebours d’une tendance actuelle dans le champ littéraire français, dont certains représentants aiment à prendre la posture « décalée » de l’inconséquence. C’est aussi ce qui fait que ce livre est grand.
Texte © Xavier Boissel – Illustrations © DR
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