Genèse de Trigger Warning
Quelques semaines après la sortie et l’échec de mon précédent roman, Frontières (Fayard 2019), je me suis dit que travailler à un objet singulier serait plus fécond que de me tirer une balle. Depuis longtemps, déjà, j’avais à l’esprit une fiction littéraire dans laquelle le monde et l’intime s’articuleraient par l’image. Les tensions sociales et les questions portées avec récurrence ces dernières années, celles notamment de notre possible disparition en tant qu’espèce, autant que l’affirmation de discours minoritaires radicaux, auront agi à leur propre rythme sur le processus d’écriture. « En 2042, un homme revient sur les faits de société, trois décennies plus tôt, qui ont déterminé la suite de son existence…». C’est ainsi que débute la quatrième de couverture du roman, à la croisée des genres, quelque part entre l’auto-fiction et l’anticipation. Un homme décide de tout planter, en 2019, et s’attèle à un bilan, en 2042, de ce qu’a été sa vie depuis, dressant un tableau rétrospectif du monde qu’il avait décidé d’abandonner. Question posée au livre dès sa genèse : de quelle manière traduire le décalage entre la brutalité de faits et de paroles constitutives de ce monde, et leur dilution dans un présent rendu perpétuel par le temps algorithmé ? Autre question posée au livre : comment intégrer la scansion (non strictement musicale) propre à certains disques récents, qui m’accompagnent, et comment mettre à jour un lien : Irreversible Entanglements, Conway the Machine, Still House Plants, Naujawanan Baidar, Michelle Gurevich, Bruit Noir… Ça ne transparait pas forcément, mais le livre aspirait à être drôle. Pas seulement, ok. Pas hilarant. Mais plus drôle que ces deux questions ne le laisseraient penser. Après, bon, c’est comme tout. Et il est possible que les choses soient un peu parties en sucette…
Titre
Entre mars et octobre 2019, je me suis ainsi consacré à l’écriture d’un texte dont le titre de travail était Finkielkrautrock. Un jeu de mots claqué, rebattu, articulé autour d’une figure associée au conservatisme et d’un genre musical trans-barrières, le krautrock, apparu en Allemagne dans les années 1970. Je conserve de la tendresse pour Alain Finkielkraut, et de la considération, en dépit des conneries qu’il lui arrive de proférer. Bien qu’il soit le seul personnage public dont le patronyme apparaisse formellement dans le récit – si on laisse de côté le musicien Peter Milton Walsh – il n’y figure, au fond, qu’à titre d’archétype. Chacun de celles et de ceux pour qui la littérature a structurellement compté sont susceptibles d’être rendus obsolètes, quelle que soit l’époque, ou le moment civilisationnel, hier aussi bien qu’aujourd’hui, par la langue, le langage, et le cheminement de l’Histoire. Et se retrouver obsolète ne signifie pas – pas toujours – que le regard porté sur les choses s’en trouve de facto dénué de hauteur. Durant les huit mois qui ont suivi la version initiale, le roman a intégré l’élément graphique qui constitue sa structure et a été proposé aux lecteurs sur D-Fiction sous la forme d’un workshop durant le confinement du printemps 2020. Certaines photographies de responsables politiques exercent sur moi une fascination de longue date : la désinvolture avec laquelle ces individus semblent ne pas considérer la portée de leurs agissements, la non-conscience pathologique que ces photos exhibent. Le caractère presque burlesque de l’effet produit. Aucune de ces photos ne figure toutefois dans le livre. Les 170 images sur lesquelles est apposé le récit proviennent de sources hétéroclites. Clips musicaux, albums de famille, documentaires, films, photos personnelles prises dans des dizaines de villes entre 1992 et 2019. En cela, à sa manière, ce roman prolonge le travail sur l’aléatoire et les sources entamé avec mes deux précédents livres, Lazar et Frontières (Troisième question posée au livre : sous quelle forme introduire la douceur et la nostalgie au milieu de cette litanie pathétique de paroles et de faits ?). Durant les huit mois qui ont suivi la première version, le roman aura donc intégré la dimension graphique. Et adopté un nouveau titre, Trigger Warning, emprunté à ces mises en garde qu’une autre forme de non-conscience pathologique contraint d’apposer, en Amérique du Nord, sur les ouvrages que d’aucuns, au titre d’un ressenti de discriminé, seraient désormais susceptibles de trouver blessants.
Pour la fin
Après avoir écrit les premières pages de ce livre, une certaine similitude stylistique et de ton avec un roman de Patrik Ourednik paru il y a une vingtaine d’années m’est apparue : Europeana, une brève histoire du XXe siècle (Allia, 2004). Un roman que j’avais lu sans enthousiasme, séduit par son humour à froid, son intelligence, la rigueur de son mécanisme, mais incapable d’y entrer pour de bon, du fait de son parti pris distancié, du systématisme de sa construction, et d’une adéquation à mes yeux trop parfaite avec la séquence temporelle choisie. Pour le dire simplement, ce livre, pourtant relativement court, m’avait et me semble encore trop étiré. Peut-être, ai-je pensé une fois mon propre texte achevé, devrais-je donner pour titre à ce nouveau roman: Une histoire ultra-synthétique du début de siècle algorithmé. L’année et les quelques mois durant lesquels Trigger Warning (a.k.a. Finkielkrautrock) a vu le jour ont été marqués par un activisme social intense, planétaire, trans-revendicationnel, et enclin à une radicalité de plus en plus assumée. Ce roman, à sa façon, s’en fait l’écho. Il s’en veut, en tous les cas, un agent réfléchissant.
Texte & Illustrations © Olivier Benyahya & DR
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