Je lisais le nouvel ouvrage du mathématicien anglais Ian Stewart intitulé Les Dés Jouent-Ils Aux Dieux ? – Les Mathématiques De L’incertitude (Dunod, 2020) quand soudain un terme arabe me revint en mémoire. Alors que je nageais en ces flots mathématiques, sur les ondes vagabondes et me laissais dériver au gré des courants chaotiques et autre dynamique des fluides, un son, un mot, une parole, disais-je, revenait à mes oreilles. Le terme s’épelle مكتوب et s’entend mektoub. Je l’entendais souvent prononcer par des étudiants maghrébins et africains subsahariens de confession musulmane. Le terme mektoub signifiant « écrit » ou « c’était écrit » renvoie bien évidemment au destin, à la prédétermination.
D’un côté le hasard, l’aléatoire, de l’autre le destin, la fatalité. Ce qui de tout temps dut arriver, arriva, arrive et arrivera. Mais l’opposition du hasard et du mektoub est-elle si tranchée qu’il n’y paraît ? Car avant que Dieu, le seul et l’unique n’existe, dieux et déesses déjà peuplaient les cieux. Fortuna est une déesse romaine. Fortuna est double. Elle personnifie à la fois la chance et le destin. Comment l’aléatoire et le prédéterminé peuvent-ils faire corps en une même déesse ? Le fatum se cacherait-il au creux du hasard ou inversement le fatum l’abriterait-il en son sein ?
Mais les étudiants n’en démordaient pas. Le hasard ça n’existe pas, il n’y a que du mektoub. Je passai alors à l’attaque et saisit l’argument massue. « Si cette chose, le hasard n’existe pas » — leur rétorquai-je « du moins le mot vient-il probablement de l’arabe. Le hasard aurait pour origine le terme arabe de ǎz-zǎhr, signifiant un dé ou un jeu de dé ! ». Stupéfaction des étudiants. Et stupeur de mon côté. Patatras, eurêka, épiphanie et tutti frutti ! Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Soudain à la lumière de l’arabe, le titre du poème de Mallarmé brillait de mille feux. Éclairé par la langue de Mahomet, Mallarmé scintillait telles des étoiles par une nuit sans lune perdues dans les dunes du Rub al-Khali, le désert d’Arabie. Ǎz-zǎhr hasard… ô doux miracle du hasard ! Si le hasard signifiait un coup de dé, alors ce coup de dé jamais n’abolissant le hasard s’élevait au rang d’une tautologie : Un coup de dés jamais n’abolira un coup de dés.
Lançons les dés dix fois d’affilée pour voir comme disait le poète « quand bien même dans des circonstances éternelles… » si l’expérience se renouvelle. Les dés sont jetés. Rien ne va plus. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Deux coups de dés jamais n’anoblira le hasard. Trois coups de dés jamais n’alanguira le hasard. Et quatre, cinq, six, sept, huit, neuf coups de dés jamais n’abasourdira, n’affolira, n’assujettira, n’assouvira ou n’assombrira, n’anéantira le hasard. Non, dix coups de dés jamais ô grand jamais ne tariront le hasard.
Texte © Alessandro Mercuri – Illustration © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans La Couleur des jours, n°40, cahier spécial « La Couleur a 10 ans », automne 2021.
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