Sept ans – je descends une rue pavée au sortir d’une ville médiévale proche de Séville. Mon grand-père ouvrier dans l’aciérie économise toute l’année pour m’emmener chaque été en voyage. Ma grand-mère, la fille d’Illy aux gros lolos est là. Je marche plus vite qu’eux. Devant nous une palmeraie entourée d’un gazon parsemé de tâches magenta. Le soleil donne au ciel de cet après-midi l’aspect d’une chape d’azur translucide et dense comme du verre. L’horizon est une couronne d’acier blanc jetée par-dessus des monts rocailleux. Je sens la lumière, sa texture et ses jeux de couleurs, son poids réel et toutes les radiations avec la peau des avant-bras.
Ah – je me dis – face à la palmeraie – ces cons de botanistes viennent d’arraser dix hectares de jungle en plein Delta du Mékong, et ils ont coupé leurs noix aux cocotiers pour en faire des palmiers (je suis épaté de cet artifice mis en œuvre pour fabriquer de faux paysages). Les pelouses sont bien tondues, d’un vert-bouteille recouvert de verni – ça sent vaguement quelque chose qui ressemble à du désherbant avec des relents mêlés de térébenthine, de souffre et d’essence de citronnelle – ce doit être l’odeur inimaginable de l’agent orange.
Je viens d’éclore sous forme d’un corps gazeux au milieu d’un monde peuplé de jeunes dieux portant la noble combinaison des travailleurs et qui sortaient vainqueurs (au prix de quelle lutte ?) de la gueule du monstre qu’était pour moi, gamin, le hangar vrombissant où l’acier se faisait pilonner avant laminage. J’entends le bruit des machines martelant l’acier faire trembler le sol jusqu’aux abords du parking de Vallourec-Usinor, et de l’autre côté, dans un autre bâtiment, des tonnes de minerais en fusion, tirées à bras d’homme jusque dans leurs moules, faire siffler l’air et rappelant vaguement quel fut, à l’origine du monde, le combat féroce qui opposa les dieux aux titans. Quelques piliers de comptoir fêtent encore, aujourd’hui, la victoire dans le bar-tabac-presse de la rue d’à-côté.
Je précède toute ma famille d’au moins cinq mètres, mais je parle à mon grand-père qui se tient subitement sur ma droite. Il est en bleu de travail. Il rentre certainement de l’usine. Ses mains sont noires de fonte, toutes ses lignes de vies en sont incrustées (de manière indélébile). Il porte plusieurs cadeaux emballés dans des papiers brillants – violet – or – chrome avec de larges rubans rouges. Encore un de ces foutus Noël à l’usine avec la fanfare du syndicat qui joue faux et le type qui se fait passer pour le Père Noël, mais les gamins ne s’y trompent pas : c’est l’Empereur de jade, leur entraîneur de foot…
Bienvenu dans mon Temple. Quartier Da Kao de Saigon. En 1909, pour s’y rendre depuis les quartiers ouvriers, il n’y avait qu’un simple chemin de terre tracé dans un parterre de végétation rase, même pas de l’herbe, juste des plantes plus vivaces que les autres capables de pousser à l’ombre de ces arbres qu’ils appellent Saké, des arbres pas très hauts, à peine deux étages, mais aux feuilles larges comme le dos d’un enfant de dix ans dont la forme crénelée pourrait faire penser à celle d’un chêne en beaucoup plus grand, si ce n’est que le sommet de ses lobes n’est pas arrondi, mais triangulaire. Un chemin de terre tracé par les exilés Chinois venus prier à l’emplacement marqué par un rectangle de terre brûlée qui servait de terrain de foot aux colons français et au centre duquel, paraît-il, le fondateur de la Pagode se serait fait foudroyé. Juste une ligne de terre rouge affreusement collante durant la période des moussons. C’est pour ça qu’on s’y rendait directement avec nos chaussures à crampons.
Je ralentis le pas. Je suis quand même ravi qu’il m’offre des cadeaux, seulement, je ne comprends pas pourquoi nous fêtons Noël en plein mois d’août dans un décor à l’espagnol. Je l’interroge longuement, mais il ne fait que sourire, l’air parfaitement béat. C’est un des huit éternels du panthéon Taoïste, c’est une évidence. Je les connais comme ma poche et plonge une main dedans à la recherche de ma collection d’images de footballeurs Panini pour lui montrer les sept autres. Mes yeux quittent son visage un instant. Il se met à neiger au loin sur des monts caillouteux. J’aperçois trois jeunes tigres qui courent dans la poudreuse. J’aimerais les attraper…
Je revois cette barque aux embouchures du Mékong, et à ses extrémités, deux pagayeurs debout fixant autour d’eux l’eau couleur boue comme s’ils cherchaient à l’aveugle l’or du soir au fond d’un puits. Je me dirigeais vers Long Xen où m’attendaient pour la pantomime les acteurs en masques et costumes d’un théâtre Viet-Nuo ambulant. C’était au bord du fleuve sous une rangée de palmiers à sucre. Une succession de cris donnaient du corps à de brèves scènes de batailles dans lesquelles quelques rebelles annamites, aidés de leurs démons, tenaient tête à l’envahisseur chinois. J’observais la richesse de leurs accoutrements de satin bleu ciel, jaunes et rouges brodés de fils d’or, et me laissai aller à leur musique dont les dysharmoniques semblent un élément clef pour déclencher toutes sortes d’états d’hypnose, quand d’un seul coup, l’ombre des acteurs rentra sous leurs costumes comme s’ils se gonflèrent d’air et la seconde suivante tout leur attirail, les acteurs et les musiciens avaient également disparu pour laisser place à une énorme friche industrielle peuplée de fantômes désosseurs de hangars… Voilà à quelles sortes de sortilèges on nous expose en nous vendant du rêve, je lui dis.
L’homme à qui je m’adressais en descendant la rue n’est pas mon grand-père comme je le pensais, c’est un Espagnol d’un certain âge. Il me pose des questions sur cet étrange théâtre dans sa langue natale, et je lui réponds en français. Nous avons bien discuté trente secondes du fait que les acteurs Nuo, de leur propre aveu, ne connaissent pas la signification des scènes qu’ils jouent, quand soudain je saisis que je rêve à voix haute (y dézingue tout d’bout qu’aurait dit la fille d’Illy aux gros lolos, une vraie machine à vapeur, et qui manque pas d’eau pour faire tourner son moulin à Babel, ça non…). Je me retourne vers mes grands-parents. Ils rient : il n’y avait même pas d’Espagnol ! (On doit me juger stupide). Pourtant j’ai tout vu !
Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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