L’Homme qui tua Don Quichotte (2018), qu’il est probablement difficile d’apprécier si l’on a pas lu le Don Quichotte de Cervantès, tant à aucun moment Terry Gilliam ne s’embarrasse à adapter le roman fidèlement ou même à le présenter. Car il s’agit, ici, d’une mise en abyme immédiate, un récit non pas sur Don Quichotte, mais sur un réalisateur tentant d’adapter Don Quichotte, et rapidement, l’on comprend – à l’inverse justement du réalisateur campé par Adam Driver – que Terry Gilliam a tout compris. Très intelligemment, il juxtapose l’illusion de Don Quichotte, son désir fou de vivre des aventures, cette maladie qu’il a de parcourir les terres en s’imaginant dans une histoire que seul lui peut voir, au principe même de l’art cinématographique.
Aussi, le vrai Don Quichotte du film de Gilliam, ce n’est pas Don Quichotte : c’est Adam Driver, qui dès le début montre qu’il pense lui-même que Don Quichotte est un héros et un vrai chevalier (on le voit, par exemple, dans sa façon qu’il a de diriger Jonathan Pryce, excellent, et de mimer ses coups d’épée). Un peu comme si Driver vivait lui-même dans le monde de Don Quichotte, comme s’il n’avait pas lu le roman de Cervantès, mais le roman dans le roman, celui qui apparaît dans le tome 2 de l’œuvre de Cervantès, et où il est perpétué la fausse légende de Don Quichotte.
En somme, Gilliam livre une suite à Don Quichotte, une suite dans l’univers parallèle de Don Quichotte, cinq siècles plus tard, où des cinéastes continuent de tomber dans le piège. Gilliam adapte le roman comme chaque cinéaste devrait adapter un roman : il en fait une reprise kierkegaardienne, il le reprend, non pas à l’identique, mais en le prolongeant, en l’ajustant à son médium. Il juxtapose l’illusion de Don Quichotte au cinéma. Et à partir de là, l’on est totalement pris, convaincu par l’œuvre, et l’on ne peut que se désoler d’avoir vu tant de critiques totalement passer à côté du film.
Cela dit, il faut également le dire, outre l’approche conceptuelle brillante et parfaite : autant la première partie du film est en tout point excellente, autant la seconde, dans le château, est longue et lourde (reproche que, ironiquement, l’on pouvait déjà faire à Cervantès). L’émotion, notamment, peine à surgir de toute la farce, et face à la séquence de la mort de Pryce, l’on demeure froid : le simulacre, d’une certaine façon, a été si bien adapté par Gilliam, si bien tendu sur toute la toile du cinéma, que le réalisateur paraît incapable d’en sortir, de le trouer, enfermé dans son propre piège (mais, étrangement, c’est là encore un défaut que l’on retrouvait chez Cervantès, avec la mort de Don Quichotte brutalement expédié, et ce essentiellement pour empêcher d’autres écrivains de reprendre le personnage à leur compte).
C’est d’autant plus dommage que Gilliam conclut le récit en reprenant exactement ce que l’on avait aimé et compris du film : avec l’idée de faire d’Adam Driver, le réalisateur, le vrai Don Quichotte, façon de dire que Don Quichotte est éternel, et que, en ce monde matrixé, en ce monde cinématographié, nous sommes tous Don Quichotte. En ces dernières minutes, Gilliam, pour la première fois, se détache réellement de Cervantès pour mettre Don Quichotte au-dessus de lui et de tout : le personnage n’est pas tué et refermé sur lui-même, au contraire, il survit en clamant son éternité, en revendiquant d’être à jamais repris. Mais dans cette trahison à Cervantès, on peut surtout y voir un hommage : la peur vaincue de voir son personnage lui être pris, puisqu’il a été sanctifié, transmis à la postérité, sauvegardé dans sa éternité.
Note : 2,5/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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