Je reprends : qu’il me faudra relire, relire aussi la note faite à son sujet, il y a de cela dix-neuf années, dans la dernière revue que j’animais alors (d’un seul numéro, Marge 707), la note n’en pouvait qu’être enthousiaste, Métaux voisins, donc, par quoi j’entrai dans cette écriture sans pareille, non pas directement dans le texte même — quoique rien n’eût empêché — mais par sa traduction (de l’allemand, par Jean-René Lassalle pour les éditions l’Atelier de l’agneau). Sera-ce cependant relire que reprendre les volumes afin d’en réitérer une lecture — si tout a été oublié ? Oublié, hormis l’essentiel : que serait reconnue au premier regard — comme il se dit de l’amour — l’écriture de Friederike Mayröcker, au milieu d’un million d’autres, parce qu’il y a écriture, précisément, ou langue inventée qui aura traversé les différentes traductions. Avoir noté hier, note au crayon pour plus tard, placée de côté : écriture alerte, comme en alerte toujours au vu de ce qui peut survenir à tout instant et partout dans la phrase, portée sur [illisible] ne s’encombrant pas de raconter selon des conventions qu’il y aurait s’y inféodant, et le poème n’est jamais loin, dépourvu d’afféteries zones versifiées librement cela, [fin de note].
Question, triviale en apparence, et d’une inquiétude soudaine, une vérification sur la Toile en tout cas le dirait sur l’instant, s’il importait à ce point de savoir : Mayröcker vit-elle toujours ? La quatrième de couverture dit : née en 1924. Soit : il n’y a pas loin d’un siècle. Une chose est sûre, de traductions elle aura vécu et vivra longtemps encore, ainsi gageons qu’en sa langue même ; pour ce qui concerne la France, des traductions paraissent par épisodes, toutes — en exclusivité — à l’Atelier de l’agneau. La présente recension ne fera pas le tour (expression retorse) de toutes, trois à portée de main : Métaux voisins, Asile de saints, Brütt ; et enfin, en voie d’acheminement vers ici pour l’exemplaire, Voyage dans la nuit. L’événement de cette parution aura décidé de l’écriture ici. Donc, pas un tour des trois volumes cités, il y faudrait, sauf à détruire, plus que les mots d’une lecture en peu de pages. Ou alors — de manière préférable — inciter à ce que quiconque s’y tourne de soi-même, allant droit aux textes, et fasse l’expérience de cette écriture dite parfois expérimentale, expérience de l’expérience.
Mayröcker ayant vécu et écrit, serait morte. À en croire les dates en tout cas, consultables sur la Toile (1924-2021). Il s’agira de montrer en quoi, au contraire, elle n’a pas cessé de vivre et même à compter du jour de sa mort. Par donc son écriture dont rien ne se laisse enterrer (oubli alors que bien des écritures sont oubliées), les traductions l’attestent jusqu’à celle du Voyage dans la nuit tenant lieu de regain de vie, selon quoi se réactive l’ensemble de l’œuvre.
La traduction est cette fois de Anne Kubler, et il y a — inscrites en fin de volume — les dates d’écriture selon toute vraisemblance : « Vienne, novembre 1982 – décembre 1983″. Soit d’un certain lointain, sur quoi ouvre l’incipit, programmant le rêve éveillé à venir, et déjà à l’affût de toute apparition dans le présent vif : « Nous sommes maintenant de retour de France, mon récitant et moi-même, et il y a un instant à peine dans le compartiment du wagon-lits j’ai vu s’effacer sous mes yeux des vallées aux prairies suspendues dans le givre », la phrase ne s’achève pas ici, il importe d’en retenir l’ensemble, le ton s’y donne en tout cas, avec effet d’entraînement de la lecture, même s’il y a dans le « travail d’écriture », p. 10, crainte, il est dit peur en cet effet, entendre : il irait tout sauf de soi, et cela intéresse : « j’ai si peur de la narration, juste des notes, d’une manière tsigane, un griffonnage marginal, ou sur des enveloppes décachetées, » ; et cela intéresse, cette peur se soldant d’inquiéter en retour, la narration même à l’ère précisément de l’être si peu. Appeler ici inquiétance* l’action d’inquiéter (plutôt qu’inquiétude qui ne convient pas, n’est pas une action s’entend) et la dire condition et chance de nouveauté. Nouveauté, si lointaine qu’en soit l’écriture — de quatre décennies —, venant fulgurer à même la page, sauter aux yeux, par saillies hallucinatoires d’un souvenir à l’autre dans le wagon-lits, ainsi qu’il est explicitement annoncé : « je brûle d’écrire en style hallucinatoire ». Ce qui n’est pas se payer de mots, plus d’une page venant corroborer cette annonce : « bouts de papiers contre la grêle, également d’autres paragrêles et paratonnerres, le cœur doit prendre feu dans le sang de la colombe, après le foudroiement je n’ai pas cessé de voir des éclairs devant mes yeux, ». Ou encore: « de manière démodée j’incline à l’ébouillantement, l’assourdissement, le saignement même si j’ai pu jouir toute une vie d’une très bonne ouïe » phrase reprise trois pages plus loin et ce qui s’en modifie l’effet en est ici de scansion, de ritournelle, littéralement ce qui retourne, circule — ravageuse.
L’astérisque — inquiétance : le mot aura circulé déjà, une recherche le signale, confer la Chronique des sentiments, Livre II : Inquiétance du temps, d’Alexander Kluge.
Fin de séquence, reprise en main du volume, et c’est précisément le volume comme tel, dépassant de peu la centaine de pages, précision s’il n’importe pas plutôt d’évoquer la couverture, remarquable dessin de Linde Waber, semble être plutôt une encre avec zone aux graffitis introduits entre les espaces du titre ici repris, un f se discerne ou alors est-ce un 7, de couleur rouge au-dessus du monochrome (noir et ses dilués), comme l’est le titre, avec immense V de voyage et peut-être ce qu’il figure — interruption.
Reprise : se précise avançant — quitte à ce qu’elle désarçonne — la manière tsigane, appelons-la style, le style ici à l’œuvre, et Mayröcker à l’heure de s’en expliquer s’en explique : « à vrai dire je suis un monstre et n’ai ma place nulle part, ne peux être classée nulle part, je veux dire je vagabonde, abonde seulement de-ci de-là, me trouve dans un état déplorable, à l’extérieur seulement, à l’intérieur ces productions de délires, ». Ailleurs, alors précisément qu’orienté lisant cessant de lire vers les définitions du cut-up, car pensant, situant Burroughs comme le proche même de l’écriture en présence, Mayröcker avance ceci : « au cours de ces itinérances, dis-je, j’ai lu trois livres, j’ai lu trois livres en même temps, au cours de ces itinérances j’ai essayé de transcrire ce qui me plaisait dans mes livres de poche, cela appartenait bientôt entièrement à moi seule, je veux dire j’avais le sentiment, tout ce que j’avais noté, de l’avoir moi-même écrit, ». Ainsi qu’il apparaîtra, les regards sur l’écriture, voire le comment comme techniquement de l’écriture abondent, et ainsi de la locution de « travail d’écriture », où à l’occasion se précise un amour des glossaires,
Apparition, revenances de figures (« personnages ») pour interlocuteurs et peut-être stimulants de et dans l’écriture — par eux s’éviter même virtuellement le soliloque ? —, Julian et Lerch, or là encore : « mais tout n’est que le produit imaginaire de mes transcriptions, rien de tout cela n’est vrai, ou je l’ai inventé, de sorte qu’il m’est difficile à certains passages de dire où Julian s’arrête et où Lerch commence [en petites majuscules dans le texte], ou inversement les deux, les deux personnages semblent parfois se fondre intimement l’un dans l’autre, » / Mais ici : suspendre la recension, non qu’éprouvante, un enthousiasme, au contraire, a lieu à l’occasion de son écriture, importerait cependant et à présent la lecture intime, intérieure, pour elle seule — des pages à venir, nombreuses encore, ce sera donc : un inachevé, à savoir faisant montre de la somme ahurissante de ce qui s’y voit manqué, or si c’était là la chance même ? Inachevé s’achevant sur un appel à se procurer le Voyage, afin que plus d’un, plus d’une y voyage — desinit in piscem.
Texte © Denis Ferdinande – Illustrations © DR
Combinaisons poïétiques est un workshop d’analyse poïétique in progress de Denis Ferdinande.
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