En 1938, paraît la seconde édition augmentée d’un ouvrage intitulé L’Histoire allemande depuis 1918 en documents (Deutsche Geschichte seit 1918 in Dokumenten) ayant vocation à figurer dans la bibliographie nationale-socialiste officielle. L’auteur, Ernest Forsthoff, y inclut de longs extraits du Discours du rectorat. Un privilège que Heidegger partage avec les seuls Hitler, Goebbels, Rosenberg, Streicher, Darré et… Mussolini ! Comme mise à l’écart il y a mieux… En 1938, on l’aura compris, Heidegger n’était pas persona non grata comme il le prétendra après la guerre (contrairement à Carl Schmitt, alors en disgrâce).
Revenons à Hölderlin auquel Heidegger consacre plusieurs cours en 1934-1935, ainsi que des conférences. L’occasion pour lui de travestir Hölderlin (qualifié de « poète des Allemands ») avec des oripeaux nationalistes et völkisch. Durant les années suivantes, et plus particulièrement dans la conférence de 1938 – « L’époque des conceptions du monde » (sur laquelle je m’attarderai plus loin) – Heidegger va labourer ce terrain nationaliste. À sa manière, insidieuse, il entend démontrer que, parmi les peuples, seul le peuple allemand est « à proprement parler métaphysique », qualité propre à éviter la « dégénérescence » dont Heidegger gratifie les autres peuples. Il se réfère à Hölderlin, et à Nietzsche surtout, au sujet duquel ses analyses ne se distinguent pas véritablement de celles des hiérarques nazis (d’autant plus que les cours consacrés à Nietzsche reposent principalement sur le texte de La Volonté de puissance, ces fragments de la « dernière période » du philosophe caviardés et agencés par sa soeur Elisabeth, antisémite notoire et future admiratrice d’Hitler). Parallèlement, Heidegger s’en prend à Descartes, coupable selon lui d’être à l’origine de la destruction de la métaphysique occidentale.
D’ailleurs la défaite française de juin 1940 inspire à Heidegger le commentaire suivant dans un cours sur le « nihilisme » (in Nietzsche, t. 2, p. 29-318) : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Contrairement au peuple allemand, suggère-t-il, dont la hauteur métaphysique était redevable à un certain Adolf Hitler… Quelques mois plus tôt, lors de l’écrasement de la Pologne, Heidegger tenait un discours équivalent sur le peuple polonais, à la différence – qui n’est pas des moindres ! – que ce peuple ne pouvait tomber de haut « car il lui manque la hauteur du haut de laquelle il aurait encore à tomber ». Un peuple slave, évidemment ! Ce qui n’avait nullement empêché Heidegger, selon le témoignage direct de Gadamer, de manifester bruyamment sa satisfaction à l’annonce du pacte germano-soviétique d’août 1939 : « C’était pour lui une réussite du grand jeu de tacticien d’Hitler ».
Et pour illustrer plus encore la supériorité « métaphysique » des Allemands sur les autres peuple mis à genoux, Heidegger ira jusqu’à associer, en juin 1940, la « motorisation de la Wehrmacht » à un « acte métaphysique » ! À la fin de l’année 1942, période durant laquelle de nombreux Allemands commencent à douter de la victoire finale du Reich, l’un des plus proches amis de Heidegger, Kurt Bauch, lui écrit : « Si nous devons perdre, chacun de nous en appellerait tous les jours de ses voeux au retour des nazis ». On ne connait pas la réponse de Heidegger, mais compte tenu des liens unissant les deux correspondants, il ne faut pas faire trop d’effort pour l’imaginer.
Au lendemain de la défaite allemande de mai 1945, Heidegger va s’efforcer de se justifier en minimisant son passé nazi, ou en insistant sur son désengagement après sa démission du rectorat, voire en se présentant comme un opposant au nazisme ! En juillet 1945, Heidegger comparait devant une commission d’épuration qui rend un verdict clément. Elle acte, bien évidemment, l’engagement nazi du philosophe durant les douze mois du rectorat, mais le disculpe du même engagement pour les onze années suivantes. Ce qui signifiait que Heidegger conservait son poste de professeur : il avait le droit d’enseigner, non celui de participer aux organes collégiaux. Le sénat de l’Université qui avait établi une liste de critères pour évaluer le passé politique des membres du corps enseignant refuse ce verdict, arguant à juste titre qu’une telle clémence envers un philosophe du renom de Heidegger risquait de faire jurisprudence, et donc d’inciter les autres commissions d’épuration à proposer des verdicts de complaisance. On demande donc une enquête plus approfondie sur le cas Heidegger. Celui-ci propose alors curieusement de faire appel à Jaspers pour demander à ce dernier d’établir un rapport le concernant. Pourtant les deux amis ont cessé toute relation depuis 1936 (Jaspers fera l’année suivante l’objet d’une mesure d’interdiction d’enseigner et de publier). Heidegger formule cette demande en ignorant que Jaspers envisage de consacrer son cours de l’année 1945-1946 à « la nécessité d’affronter la culpabilité » au lendemain de la chute du nazisme. On comprend la difficulté de Jaspers à rédiger pareil rapport. Il s’y résout en ménageant la chèvre et le chou. Jaspers n’insiste pas, comme on aurait pu le penser, sur l’engagement de son ancien ami en faveur du national-socialisme, mais s’attarde de préférence sur le mode de penser de Heidegger qui lui paraît « dépourvu de liberté, dictatorial et étranger à la communication ». Il ajoute que ce mode de pensée « aurait aujourd’hui des effets dévastateurs sur les étudiants ».
Finalement, le gouvernement militaire français exclut Heidegger d’enseignement tout en classant son dossier sous la rubrique « disponible », signifiant qu’on laissait la porte ouverte à une réintégration dans l’université. Heidegger attendra 1951 pour de nouveau enseigner la philosophie en faculté. Son interdiction d’enseigner ayant été levée deux ans plus tôt, il donnera des conférences dans plusieurs villes d’Allemagne durant ce laps de temps.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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