Bruno Latour a élaboré une pensée qui a évacué certaines dichotomies, afin de mieux théoriser :
Nature / Culture.
Chose / Représentation.
Humain / Non-Humain.
Or, il est possible d’en identifier une supplémentaire, qui permettrait d’ajouter un surcroît de puissance à la tentative de sortir des conceptions Modernes [1] : Réalité / Imaginaire-Fiction. Et sur cette dichotomie Bruno Latour n’a pas travaillé, car il n’y a pas vu une possibilité adéquate.
Ces continuations prennent tout leur sens sur la plateforme D-Fiction, qui considère l’effiction – son sous-titre le porte haut : pour une littérature et un art d’effiction – cette manière particulière de considérer la fiction, de sa possible efficace. Or, par ce concept, il y a possibilité à accompagner la transformation nécessaire des Modernes, que nous sommes, en terrestres.
Il s’agira alors d’envisager Bruno Latour à l’aune essentiellement de la fiction, et de traiter avec sa pensée en lui ajoutant ce complément, en lui mettant dans les pattes la fiction et l’usage de l’imagination, et de considérer ce que cette opération peut effectuer.
Ces « Continuations » sont une utilisation hétérodoxe de la pensée latourienne afin de tester une nouvelle manière de faire, à laquelle Bruno Latour s’est toujours refusée. Il s’agit alors d’expérimentation, et de traiter avec des possibilités non-voulues par lui.
Ces « Continuations » sont de la spéculation, une manière d’aller aux limites, des intuitions conceptuelles qui mériteront plus tard d’être continuées et systématisées avec patience.
Pour intéresser le Moderne à Terre, le faire atterrir, le transformer en terrestre, les possibilités inventées par Bruno Latour sont utiles [2]. Mais il faudrait leur ajouter une dimension fictionnelle. Pas seulement l’invention d’un imaginaire, plutôt un certain usage de l’imagination et de la fiction. C’est ce que ces « Continuations » chercheront à esquisser.
Ces six articles vont être des propositions, l’usage de l’imagination adjoint à la pensée de Bruno Latour, ça donne quoi ?
Extrait d’une interview avec Bruno Latour, réalisée le 30 mars 2021 pour la revue Multitudes :
Bruno Latour : Je peux vérifier sur mon ordinateur, mais je crois que je n’ai jamais utilisé le mot « imaginaire ».
Dominiq Jenvrey & Ariel Kyrou : imaginaire et imagination et fiction, vous avez des problèmes avec ces termes-là.
BL : Je me méfie terriblement de l’imaginaire. D’ailleurs, toute l’opération de SPEAP, à Sciences Po, puisque ce sont de jeunes artistes, je leur dis : on ne parlera pas d’imaginaire. On leur, comment dire, lave le cerveau, on ne parle pas d’imaginaire, on parle d’enquête et de forme.
DJ & AK : Mais pourquoi ?
BL : Mais parce que « enquêtes » et « formes », c’est cela les arts. C’est pas l’imagination. Parce que l’imagination, c’est beaucoup trop facile. Tandis que l’enquête, et ensuite la forme, c’est John Dewey, son livre L’Art comme expérience.
La méfiance de Bruno Latour envers l’usage de l’imagination peut être symbolisée par ce qu’il énonce au préalable aux étudiants de SPEAP : « Surtout pas d’imagination, car c’est trop facile ! » Je cherche alors à infléchir cette injonction latourienne, et à la relier avec ce que nous apprend l’ethnologue Charles Stépanoff des chamanes de Sibérie, et de leur usage de l’imagination [3].
Problème posé : avec le Nouveau Régime Climatique il va falloir apprendre à s’empêcher de… [d’utiliser autant d’énergie, autant d’objets, autant de matière, toute cette puissance]. Comment s’empêcher tout en cherchant encore l’excitation ? Par l’usage de la fiction et de l’imagination !
Intuition 1
Faire usage de l’imagination en inventant des dispositifs rencontrologiques. Ne plus chercher à décrire bien une entité, une situation, un phénomène, mais chercher à agir avec, à entrer en relation, à rencontrer. Bien comprendre ne suffira jamais, si l’on se place dans les conceptions rencontrologiques. Si je veux comprendre ce qu’est cette plante, et tenter de la rencontrer, de faire affaire avec elle, une chamane me sera plus utile qu’une biologiste.
Le monde dont on vit est l’objet d’enquête, c’est la méthode de Bruno Latour et elle est indispensable. Mais il faudrait lui ajouter quelques éléments moins objectifs, des fantômes et des entités surnaturelles, des entités souvent qualifiées d’imaginaire, peu recommandables, qu’une enquête sociologique ne saurait faire surgir. Il y faudrait des anthropologues habitués à ces phénomènes [4], qui pourraient continuer ces enquêtes et décrire ce qui ne relève pas de la matière physique, mais dont on dépend néanmoins. Le monde dont on vit oblige à la rencontre, il est rencontrologique.
Intuition 2
La fiction n’est plus envisagée ici en tant qu’éventuelle recherche de solutions, mais en tant qu’occupation. (Ce qui est différent de la proposition d’Amitav Ghosh (Le Grand dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique, 2021).
L’usage de la fiction et de l’imagination en tant qu’occupation, c’est la proposition du fictionnaire [5]. Cette nouvelle figure serait celle qui permet de s’occuper par la fiction. Le fictionnaire est le démocrate de la fiction. Il est possible d’éviter l’injonction latourienne, de la dévier, en la continuant malgré lui par la figure du fictionnaire. Le problème de la Nouvelle Classe Écologique [6] sera celui de l’occupation. Il était facile de se Moderniser, c’était un toujours plus. Mais devenir terrestre c’est faire affaire avec un moins. Il faut le rendre excitant. La fiction en ses usages au point de l’effiction est ce qui excite suffisamment.
Intuition 3
Comment faire image avec ce Nouveau Régime Climatique ? Comment imaginer, s’imaginer avec ? Voici un problème, et Bruno Latour a tenté de le traiter avec des artistes, par SPEAP, et par des expositions. L’image de ce Nouveau Régime Climatique a été une grande préoccupation latourienne.
Le problème est qu’il ne faut pas seulement faire image, il faut entrer en relation avec.
L’effiction serait un mode de relation rencontrologique avec toutes les Entités Terrestres (E.T.), sur le modèle de l’effiction de Betty Hill [7] avec les Extra-Terrestres (E.T.). Faire de l’effiction avec le Nouveau Régime Climatique, avec d’autres êtres, d’autres figures, d’autres entités, tout le non-humain, l’ensemble des Entités Terrestres.
Intuition 4
Pousser le concept d’effiction, l’efficace de la fiction au point de faire de l’effet et de devenir l’égal d’un fait (se sera le sujet de la 3e continuation sur le concept de « Faitiche » inventé par Bruno Latour), jusqu’à ses limites. Et notamment revenir au premier usage qu’en faisait le philosophe Peter Szendy, qui a remis au goût du jour cette vieille figure rhétorique. C’est de lui que je reprends le terme et le concept en le poussant à ses limites et en le généralisant.
Utiliser l’essai de ce dernier, Membres fantômes : Des corps musiciens (2002), afin de nous aider à être des « H- » [8], par l’effiction se souvenir de nos membres fantômes, nos prothèses machiniques que nous avions en tant que Modernes, tous nos appareillages qui sont comme des continuations de nos mains et de nos bras et de nos jambes, qui nous offraient une si grande puissance, et dont nous devons apprendre à faire un usage plus mesuré :
Je ne peux m’empêcher, toutefois, de prêter l’oreille à d’autres portées dans le nom de cette figure vieillie : l’effiction, je l’entends aussi comme la contraction, en un mot, de la fiction et de son pouvoir, de son efficace. Une vieille-neuve figure, donc, qui dirait la fiction en effet(s) [9]
Au sujet de « cette extraordinaire pianiste que fut Marie Jaëll […]. Elle relate comment, face à des arbres qui dressaient leurs grosses branches dépourvues de feuilles, elle fut frappée de voir apparaître soudain l’image mentale gigantesque de [s]es deux mains. Mais cette image est plus qu’une image : c’est une effiction qui lui fabrique, qui lui façonne ou fictionne un nouveau corps » [10].
Voici l’expérience dont nous aurions besoin en tant que Moderne afin de nous transformer en terrestres. Bruno Latour a utilisé la figure de Gregor Samsa [11], un humain transformé en cafard, mais il ne s’agit pas tout à fait de ce type de transformation. En tant que Humains Modernes, il nous faudra nous transformer en Humains terrestres, c’est-à-dire apprendre à nous défaire de nos appendices technologiques, de nos appareillages qui rendent nos corps surpuissants, mais qui pour se faire utilisent une énergie bien trop importante, qui émet trop de CO2 et qui ne laisse pas de place aux autres vivants, y compris aux humains non-Modernes.
Voici une possibilité, aussi, de l’effiction, en utilisant la manière de Peter Szendy, qui, lui, la maniait pour les corps musiciens. Se souvenir de sa phrase et chercher à l’expérimenter : « C’est une effiction qui lui fabrique, qui lui façonne ou fictionne un nouveau corps« .
Le programme de cette première continuation latourienne serait de s’occuper non pas avec le vieux truc des Modernes, la fiction sous forme de littérature, mais avec un usage de l’imagination qui permet l’effiction. Faire sortir Bruno Latour de l’usage littéraire de la fiction pour l’emmener vers l’effiction.
Texte © Dominiq Jenvrey – Illustrations © DR
Continuations latouriennes est un workshop de théorie fictionnaliste in progress de Dominiq Jenvrey.
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.
[1] C’est tout l’enjeu du projet latourien, après avoir réalisé une anthropologie des Modernes, et donc d’avoir identifié et décrit l’ensemble des conceptions Modernes, de chercher à modifier, voir à transformer, ces conceptions, afin de faire advenir des conceptions terrestres. Il s’agirait alors de transformer le Moderne (avec sa si grande majuscule au vu de l’importance qu’il s’est donné) en terrestre (en minuscule car l’humain est terrestre avec toutes les autres entités).
[2] Tirer toutes les conséquences des énoncés de Bruno Latour, et notamment de ces trois derniers livres, à caractère programmatique, Où atterrir ?, Où suis-je ?, Mémo sur la nouvelle classe écologique, est une affaire qui va occuper les penseuses et les penseurs en son ensuite, longtemps. C’est un programme et il n’y a rien de plus urgent et essentiel d’avoir affaire avec, d’y mettre toute son ambition.
[3] Je me réfère à son ouvrage essentiel, Voyager dans l’invisible, techniques chamaniques de l’imagination, 2019. Écouter aussi le long entretien que nous avons eu ensemble sur L’émission du fictionnaire, les trente premières minutes sont sur cette question de l’usage de l’imagination. J’ai trouvé confirmation de mes concepts de fictionnaire chez cet ethnologue. Plus précisément, la nouvelle conception que je proposais de la fiction s’est trouvé étonnement confirmée par son livre.
[4] Je pense particulièrement à l’anthropologue Emmanuel Grimaud, dont tous les terrains ont pour objets des phénomènes invisibles, et leurs manières propres de faire persona. Il a la particularité d’avoir participé à l’expérience A.I.M.E. de Bruno Latour, et de connaître familièrement ses méthodes.
[5] Dominiq Jenvrey, Théorie du fictionnaire, 2011.
[6] Bruno Latour & Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, 2022.
[7] Voir à ce propos, Dominiq Jenvrey, Le Cas Betty Hill, introduction à la psychologie prédictive, 2015.
[8] Des H-, des Humains moins, des terrestres, en contraste des transhumanistes qui se désignent H+, Humains augmentés.
[9] Peter Szendy, Membres fantômes : Des corps musiciens, 2002, p. 21.
[10] Ibidem, p. 100-101.
[11] Bruno Latour, Où suis-je ?, 2021.