De la décadence et de la chute du salariat

Sous l’action du feu, les nuages s’évaporent. L’idée était de créer des sortes de zones tampon entre la réalité du salariat et moi. Je sentais que j’arrivais à bout. Clairement, j’avais, jour après jour et de plus en plus, envie chaque matin, de dégueuler. Le relatif enthousiasme des premiers mois pour le travail s’était progressivement métamorphosé en une lente mais redoutable et mortelle infection. Le lien se resserrait mollement mais surement autour de mon cou. Sans savoir au départ comment le détacher. Je ne parvenais pas à fuir, trouvant toujours de bonnes raisons, pour me mutiler.

Après toutes ces années, j’ai senti que j’arrivais à bout, que ce nouveau monstre allait me dévorer définitivement, si je n’agissais pas. Dans un premier temps, il fallait me protéger de ce qui quotidiennement me heurtait. Et, parallèlement, rendre les coups. Pour cela, écrire. Essayer. Même pour rater. Raturer. Gratter. Couper. Grogner. Rogner. Cogner.

Méthode pour endurer la douleur, cela me permettait de supporter le réel, en variant les formes, les enchainements, de transformer l’aspect répétitif de cette vie servile dont j’étais le prisonnier volontaire, de me débarrasser de cette peau bientôt morte, pour muter. De défoncer la monotone répétition des journées, des tâches ennuyeuses, du mobilier lisse, la nécrose de la langue managériale, l’avilissement volontaire d’un être, a priori, non robotique mais humain. Pour renaître. Enfin, tenter de. Respirer. Plutôt que de se suicider.

Le Salaria pue (Caméras animales, 2018) a été écrit dans le métro, matin et soir, au travail, aux toilettes, pendant les réunions, les pauses, les moments arrachés à l’ennui, la nuit durant les insomnies. Lorsque la tête commençait à éclater. L’estomac à brûler.

Ma famille a subi le travail obligatoire et le salariat. Certains l’ont véritablement payé de leur vie. D’autres ont été bien amochés par cette servitude, corps et esprits bombardés, mains tordues par l’arthrose, maux de dos, de ventre, silicose, dépression, frustration sans borne, angoisses, traumatismes, peur, colère, humiliation, maltraitance, tristesse, alcoolisme, médicaments, violence, tout ça voué sans doute à être reproduit jusqu’à l’extinction de l’espèce.

Ils m’ont transmis cette valise. J’ai voulu la foutre en l’air.

Même si le travail subi n’explique pas tout, il contribue clairement à décerveler la population et à détruire, profondément en elle, la vie et la joie.

Heureusement, l’édifice se craquèle. Certains se rendent bien compte (les autres ne sauraient tarder) que cela n’a plus aucun sens de se rendre au travail, tel que nous l’inculquent encore politiques, managers, et autres publicitaires, qui sont en réalité, les mêmes.

Aussi voulais-je apporter ma contribution en balançant des coups de masse pour détruire quelques cloisons. Les matériaux étant de mauvaise qualité et périssables, ce n’est pas si difficile que ça.

En réponse au travail et à ce monde, des sociologues, philosophes et autres, écrivent, opposent à nos ennemis communs des livres, pour certains bien fichus et bien écrits. Ennemis et amis proviennent souvent tous du même moule, des mêmes écoles et des mêmes milieux. Et possèdent une façon similaire de s’exprimer, même si le fonds apparemment diffère. Un beau parler. Élégant. Bien construit. Impeccable.

Dans les réunions disons militantes auxquelles j’ai assistées, malgré le programme, très souvent ne sont pas entendus ou regardés les déglingués, les enfants, les femmes, les étrangers, les idiots, les malades, le déviant, le bizarre, l’animal, la plante, la pierre. Avec la déception qui en résulte.

La brillante langue des bien-nés est toujours efficace, autorité parfaite pour nous remettre à notre place, nous balayer et nous occulter. Puissante, oppressante, elle nous oblige toujours à la boucler. Tout naturellement, nous la fermons. Nous restons couchés, nous pissant dessus, apeurés, à l’intérieur de notre cage bien gardée, incapables de formuler la moindre phrase audible, culpabilisant de ne pas posséder le niveau intellectuel requis, en vigueur.

Même si cela grince, racle, sature, l’idée est de faire entendre, malgré tout, une dissonance, le bruit brut brutal, crasseux du moisi, des miettes et de la poussière.

Ces quelques paroles écorchées, cabossées, désaccordées, je l’espère, témoignent de cette tentative.

Aucun travail ne vaut la création d’un monde qui nous en débarrasse.

Texte © Beurk – Illustrations © DR
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