Cadmium Cd | Argent Ag | Plutonium Pu | Cérium Ce | Radium Ra | Iode I | Mercure Hg | Soufre S
Dans le dix-neuvième chapitre du Système périodique, Primo Levi rapporte l’histoire du chimiste Cerrato, qui a vécu en Allemagne « au contrôle de la division où l’on fabrique la pellicule radiographique ». On y rapporte de nombreux incidents : les pellicules sont « parsemées de petites taches blanches, oblongues, de la grosseur d’un haricot ». Une longue enquête révèle qu’il s’agit « d’un défaut qui se manifestait à retardement, pendant l’emmagasinage chez nous ou chez le client, ou durant le transport ». Puis, après recoupements, Cerrato découvre que « c’était presque exclusivement la pellicule fabriquée le mercredi qui était défectueuse ». Il apprend ensuite que les combinaisons utilisées par les chimistes sont nettoyées dans une blanchisserie, qui utilise l’eau d’une rivière où, depuis près d’un an, aucun poisson ne survit plus dans une eau parfois brune : c’est une tannerie présente à quelques kilomètres en amont qui est responsable du problème. Cerrato apprend que la cuve principale de tannage est vidée chaque semaine, dans la nuit du lundi au mardi. Le chimiste sait que les matières tannantes contiennent des polyphénols qui inhibent le bromure d’argent : « quelques milliers de molécules de polyphénol, absorbées par les fibres des combinaisons pendant le lavage ou transportées des combinaisons sur la pellicule par une poussière invisible » provoquent le « Bohneffekt », l’effet-haricot. Transsubstantiation du récit du chimiste Cerrato par l’écrivain-chimiste Levi. Les mots des autres sont tels les éléments périodiques : les briques fondamentales à la source de tout, que la science analyse, traque, ne cesse d’inventer – depuis la mort de Primo Levi, en 1987, pas moins de neuf éléments ont été découverts.
Cet effet-haricot rappelle de façon troublante les pellicules photographiques de l’entreprise nord-américaine Kodak, sise dans l’Indiana : d’inexplicables taches noires apparaissent sur les pellicules neuves et emballées, destinées aux cabinets radiologiques. Nous sommes en 1945. Les clients retournent ces films inutilisables : ils sont comme embués, fogged. On incrimine d’abord le radium, présent partout à l’époque, jusque sur les cadrans de montres. Un chercheur de l’entreprise, Julian H. Webb, va mener une investigation, semblable en bien des points à celle que raconte Primo Levi : une papèterie qui fabrique les emballages des films, une rivière, une temporalité bien définie. Webb découvre que la contamination n’est pas due au radium, mais au cérium 141 ; qu’elle affecte la production d’une papèterie de l’Indiana, près d’une rivière, dès le mois d’ août 1945 ; qu’elle est pire après de fortes pluies. Quelle est l’origine de cette pluie radioactive ? Webb fait le rapprochement avec le test Trinity, premier essai nucléaire réalisé à Alamogordo, au Nouveau-Mexique. Trinity entre dans le cadre du Projet Manhattan, qui aboutira à Hiroshima et Nagasaki. L’explosion de la bombe au plutonium surnommée Gadget (sic) a libéré dans l’atmosphère ses isotopes radioactifs, portés par les vents jusque dans l’Indiana, à 1 600 kilomètres de là, empoisonnant le cycle de l’eau. Webb ne publie ses recherches qu’en 1949 : elles n’émeuvent guère. Il faudra attendre 1990 et la publication de rapports scientifiques sur les cancers pour mesurer la portée de Trinity, et du silence de Kodak. L’effet-Kodak révèle, par ses macules noires longtemps tues, le pouvoir mortifère de l’atome : invisible, inodore, silencieux, ubiquitaire. Si des lieux disjoints comme le sont le Nouveau-Mexique et l’Indiana, la fabrique de films et la tannerie, sont une ruse de l’atome pour faire croire qu’il n’est pas là, l’indécelable fait retour là où on ne l’attend pas.
Écrire, photographier, permettent de recoudre les espaces-temps en un nouveau chronotope. L’enquête menée par Cerrato sur l’effet-haricot devient constitutive du chapitre « Argent », élément chimique réinventé par Primo Levi dans sa propre table périodique. Il réunit dans cet aloi (« alliage dans des proportions fixées », Cnrtl) l’Allemagne (lieu de l’évènement) et l’Italie (lieu supposé de l’écriture du livre), et, au cœur de l’investigation qu’il rapporte, les différents lieux (magasin, chez le client, blanchisserie, tannerie) qui sont autant de maillons d’une chaine trajective liant espaces et causalité : à terme, le déplacement géographique des polyphénols est devenu traçable, parce qu’il est dit. Là est tout l’enjeu. Le rapport scientifique de Webb n’aura pas la fortune du Système périodique, mais aura contribué à révéler ironiquement la collusion de Kodak et du lobby militaro-industriel de l’atome.
Les daguerréotypes de l’artiste japonais Takashi Arai répondent aux mêmes impératifs : il consacre une série à Fukushima, qu’il appelle Here and there – Tomorrow’s Islands (« Ici et là-bas – Les Îles de demain »). Le lecteur de Levi, le spectateur de Arai partagent la même expérience : découvrir ensemble des lieux tout d’abord disjoints, puis réunis dans la création artistique. Dans son article « Daguerréotype et nucléaire : Takashi Arai », Catherine Pinguet rapporte une précision de l’artiste japonais sur le sens qu’il donne à Here and there : here (ici), fait référence au lieu où le daguerréotype est regardé, et there (là-bas), à Fukushima et à ses habitants, le fossé, au fil des années, ne cessant de se creuser entre les Japonais touchés par l’explosion de la centrale et ceux vivant à l’extérieur, qui ont tourné la page, confortant ainsi, les allégations selon lesquelles la situation serait « sous contrôle » et que « tout serait redevenu comme avant ». L’histoire de Fukushima répète, peu ou prou, celle des hibakusha, les victimes atomisées de H. et N., sans que cela ait modifié le rapport de l’homme à la technique. Les propos de Günther Anders sur la bombe atomique restent actuels : le risque d’anéantissement nucléaire est une rupture dans notre histoire, qui reste « dissimulée au cœur même de notre négligence. La grande affaire de notre époque, c’est de faire comme si on ne la voyait pas, comme si on ne l’entendait pas, de continuer à vivre comme si elle n’existait pas ».
Contre cette invisibilisation de l’atome et de ses victimes, Takashi Arai remet à l’honneur le daguerréotype, délaissé depuis les années 1850 au profit des négatifs papier. Unique, fragile, difficile à manipuler. Arai applique une technique mécanique et chimique lente, en polissant une plaque qu’il sensibilise à l’iode, puis expose en chambre noire, de sept à vingt minutes. Il la révèle ensuite à la vapeur de mercure, et la fixe à l’hyposulfite de soude. L’effet-haricot évoqué par Levi resurgit dans l’œuvre d’Arai : la solarisation de la plaque, qui ne peut être entièrement maîtrisée par l’artiste, laisse apparaître des points noirs. Les spectateurs d’une exposition à Kawasaki, fin 2011, se demandent si la radioactivité en est l’origine. Ce qui, imaginairement, est le cas. Arai crée une irradiation plus ou moins contrôlée de ses plaques, grâce au soleil et non aux isotopes, réinscrivant dans son œuvre la trace du fléau originel : celui capté par les cinq vues d’Hiroshima, du photographe Yoshito Matsuhige, le 6 août 1945. Je pense à celle prise à l’ouest du pont Miyuki, trois heures après l’explosion. La photographie présente le terrible spectacle d’hommes et de femmes plus morts que vifs. La prise de vue est criblée de points blancs, traces de l’extrême radioactivité qui a surexposé la pellicule.
« Plutôt ni homme »
À l’encontre du « décalage prométhéen » (Anders), de cette « asynchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit », aveuglant un homme incapable de s’imaginer les conséquences de l’atome, l’éthique d’un Primo Levi ou d’un Takashi Arai rend à l’homme sa visibilité perdue, de victime et d’homo faber, en consacrant sa vie à un artisanat : le livre ou le daguerréotype, techniques lentes, ne permettant qu’un produit unique et non reproductible.
Si les photographies de Matsuhige n’ont empêché ni la surenchère technologique ni son corollaire, de nouvelles catastrophes nucléaires civiles ou militaires, c’est bien que l’image documentaire reste un point aveugle. Que faire de plus pour tenter malgré tout de représenter l’irreprésentable ? User de l’imagination plutôt que de l’image. Levi réinvente le système périodique, qu’il substitue à celui de Mendeleïev – et nous ne lirons plus ce dernier tableau de la même façon, car les vingt-et-un éléments sont désormais investis d’une charge humaniste, vivante, appréhendable. Arai supplée le manque d’imagination par la maîtrise d’une technique anachronique, le daguerréotype, permettant de hanter l’image de spectres. Levi comme Arai privilégient le pouvoir euristique de l’imagination, à même de désamorcer le pouvoir aveuglant de l’image. Les deux artistes apportent une réponse esthétique, éthique et épistémologique à la question de l’irreprésentable d’un fait anthropologique total.
Texte & Xylographie (« Plutôt ni homme ») © Bruno Lecat – Illustrations © DR
De la littérature comme un art nucléaire est un workshop d’écriture psychogéographique in progress de Bruno Lecat.
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