Les coïncidences entre mon parcours biographique et La Ridicule idée de ne plus jamais te revoir pourraient s’arrêter là – elles seraient déjà assez nombreuses et étonnantes pour poser question. Mais cette « histoire commune » va bien au-delà du seul contenu de ce roman et se prolonge dans ma relation à la ville de Madrid, lieu d’autres étranges coïncidences, elles aussi placées sous le signe des livres. La première renvoie à l’ami qui m’avait trouvé cette colocation idéale par un miraculeux concours de circonstances. Lors de sa venue à Madrid durant mon séjour, je lui ai offert en guise de modeste remerciement le livre que j’aimais offrir à cette époque à mes proches : Un singe en hiver d’Antoine Blondin (toujours dans la vieille édition du Livre de poche).
Ainsi, lorsqu’il l’a ouvert au hasard devant moi, il est tombé sur l’une des très rares pages où il est question de Madrid, puisque Gabriel Fouchet, le plus jeune des deux protagonistes, en revient justement. Français, il était parti dans la capitale espagnole pour devenir torero et « devait » donc passer son temps dans le quartier des arènes, Las Ventas, qui était aussi le « mien » (« ma » rue portait le prénom de… Pedro). La deuxième coïncidence « livresque » de mon voyage renvoie à un autre ouvrage français, Paroles de Jacques Prévert. Il se trouve, en effet, qu’il était le seul livre (l’un des seuls ?) en français de ma colocataire, et ce, pour une raison très simple : ses parents lui ont donné ce prénom en référence à l’un des plus célèbres poèmes du recueil. Or, fin février 2004, j’ai eu envie de feuilleter son exemplaire et suis tombé sur le poème « La Crosse en l’air », le plus long du recueil, où Prévert écrit : « […] j’ai vu/la première neige sur Madrid […] ». Le lendemain tombaient les premiers flocons… [1]
Si ces deux coïncidences sont plutôt marquées par la sérendipité – cet art des trouvailles inopinées – la suivante renvoie davantage à l’happenstance, c’est-à-dire le fait de se trouver au bon endroit au bon moment. Comment le sait-on ? Dans le meilleur et le plus simple des cas, cela relève de la pure évidence : comme une sorte de flagrant délit des faits. Pour ma part, le hasard est même venu me le confirmer dix ans plus tard, comme pour me rappeler que je n’avais pas rêvé la première fois et qu’aucun doute n’était possible, même pour un tempérament (très) sceptique. Peut-être aussi pour me confirmer que la « magie » de mon voyage s’était prolongée bien au-delà de mon retour, c’est-à-dire de sa fin « objective », comme pour Gabriel Fouchet. Le dernier événement singulier survenu lors de mon séjour à Madrid est, une fois encore, lié à ce que Rosa Montero appelle le « territoire littéraire ».
Tout a en effet commencé à côté d’une librairie le samedi 13 mars 2004, soit deux jours après les tragiques attentats de la gare d’Atocha [2] qui ont causé la mort de presque deux cents personnes, sans oublier les milliers de blessés et autres survivants traumatisés. Une horreur inimaginable de surcroît aggravée par sa gestion politique, puisque le gouvernement en place de José María Aznar a immédiatement et sciemment accusé l’organisation basque ETA alors même que les services de renseignement indiquaient, depuis le début, que les auteurs de l’attentat étaient des terroristes islamistes. Cette manipulation devait permettre au Parti populaire (PP) au pouvoir de gagner du temps jusqu’aux élections générales qui se tenaient justement le dimanche 14, et qui – en Espagne – servent à former le gouvernement. Aussi, c’est en s’informant via les médias étrangers et sur Internet que les Espagnols les plus curieux ont découvert le mensonge et l’instrumentalisation en cours, puisque les médias nationaux – privés et publics – avaient reçu et suivi la consigne de relayer la doctrine officielle. Le vendredi soir (12 et non 13…), une immense manifestation nationale d’hommage aux victimes avait rassemblé plusieurs millions de personnes dans les rues de Madrid et dans tout le pays, sans aborder les sujets problématiques car l’ambiance était encore au recueillement et à la sidération. C’est seulement le jour suivant que les interrogations et la colère ont commencé à monter, et c’est précisément là que ma trajectoire individuelle a croisé – par le plus grand des hasards livresques – celle de toute une nation.
Au début de l’après-midi, les larmes et la pluie de la veille enfin séchées, je suis en effet parti en quête de la librairie Pasajes [3], spécialisée dans les ouvrages traduits. Arrivant à proximité, j’ai entendu du bruit et bientôt compris qu’il s’agissait là d’un rassemblement devant le siège voisin du Parti populaire. Mais au fil des minutes, et au gré des messages téléphoniques, le simple attroupement initial de quelques dizaines de personnes s’est transformé en une véritable manifestation de plusieurs centaines d’individus. Sans bouger d’un mètre, je suis ainsi resté des heures entières dans cette ambiance indéfinissable où la dignité et l’honneur étaient bien plus que des mots – des principes de vie incarnés, entouré d’inconnus dont le désir de justice (exempt de toute logique partisane) soulevait en moi autant d’enthousiasme que d’admiration. Quand je suis finalement rentré « chez moi » peu avant 21h, ma colocataire s’apprêtait à regarder le journal télévisé de la première chaîne nationale pour connaître les avancées de l’enquête… ou du mensonge.
Les informations ont alors débuté sur le rassemblement de l’après-midi et soudain, à la fin du reportage, mon visage est apparu en plein centre de l’image, la caméra s’attardant sur moi plusieurs secondes. Une immense nuit blanche allait pouvoir commencer en plein cœur de Madrid avec, à minuit, un concert de casseroles à la Puerta del Sol – le centre géographique de la ville et du pays – suivi de minutes de silence répétées en hommage aux victimes, entrecoupées par la scansion des mêmes slogans que durant l’après-midi pour exiger la vérité. La « procession » est ensuite retournée sur les lieux de l’attentat avant de prendre la direction du Parlement, geste hautement symbolique en cette veille d’élections cruciales, puis de retourner à 4h du matin devant le siège du Parti populaire. La boucle était bouclée, et les menteurs perdraient finalement le pouvoir le lendemain, contre toute attente sondagière, grâce au réveil de nombreux abstentionnistes. L’histoire pourrait s’arrêter là : elle serait déjà assez intrigante et le fruit d’un « certain » hasard. Mais là où les choses deviennent un peu folles, c’est quand, dix ans plus tard, j’ai appris – à la lecture du journal El Pais – que le désormais chef du parti d’extrême-gauche Podemos, Pablo Iglesias Turrión, avait fait partie dans sa jeunesse du groupe d’étudiants à l’initiative du SMS incitant à manifester le 13 mars 2004 à 18h devant le siège du PP. Pour m’amuser, j’ai alors vérifié sur Internet s’il ne se trouvait pas ce jour-là à côté de moi et, après quelques recherches rapides, je suis retombé sur les images du reportage télévisé cité précédemment. Et là, qui se tenait juste à ma droite ? Non pas Pablo Iglesias, mais le seul madrilène avec qui j’étais en contact professionnel depuis plusieurs années et que je voyais de temps en temps lors de réunions ou d’événements liés au travail.
Alors bien sûr, on peut parler ici de happenstance, ou simplement d’ironie du sort, mais de cette histoire en deux temps, je retiendrais plutôt l’impression d’être le jouet absolu du hasard, une marionnette passive aux mains d’événements incompréhensibles. Car comment prétendre trouver un sens ou une explication à ces faits qui laissent amusé dans le meilleur des cas, dévasté dans le pire, interdit le plus souvent ? Et s’il importe de demeurer curieux de toutes circonstances et à l’affût du moindre détail, il faut également accepter d’être trop peu de choses – seulement humain – pour en tirer quelque conclusion que ce soit. Si ce n’est que le réel nous échappe totalement, que les signes pourraient bien nous tromper eux aussi, et que les coïncidences sont peut-être de simples agencements de l’espace et du temps.
Texte © Pierre-Julien Brunet – Illustrations © DR
Doubles & Coïncidences est un workshop de fictionnalisme in progress de Pierre-Julien Brunet.
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[1] Paroles contient un seul poème dont le titre est le nom d’une ville à lui seul. Il s’agit d’une ville espagnole – Alicante – celle dont ma famille est originaire…
[2] Nommément citée dans Un singe en hiver.
[3] Soit le même nom, mais au pluriel, que la sublime sculpture-installation réalisée par Dani Karavan au cimetière de Portbou, en hommage à Walter Benjamin. À ce sujet, voir l’introduction du livre À travers la frontière : l’exil en marche, co-signé avec le photographe David Tatin.