Annette (2021) qui, un peu comme un album qui a agglutiné tous ses grands morceaux au départ, commence très bien, mais s’effondre progressivement. En cela, le début est génial : le studio, la présence de Leos Carax, qui s’affiche en tant que réalisateur, et paraît jouir de revenir au cinéma après tant de temps, la sortie de Adam Driver et de Marion Cotillard dans la rue, prolongeant la chanson dans l’extérieur, comme un envahissement de la musique dans le monde : tout témoigne d’une nécessité impérieuse, d’un désir du retour à l’art et de sa libération. Plus généralement, de toute manière, la première demi-heure est superbe : parce que, à travers la comédie musicale, habituellement, l’on rentre de plein fouet dans l’émotion, l’on vit littéralement le récit à travers la musique intérieure des héros. Mais ici, malgré la bande-son (et c’est là le plus gros point positif, toujours excellente), l’on demeure en retrait, dans une observation clinique, presque cynique, de la naissance de l’amour que l’on devine immédiatement condamné à finir. Le désarmant de simplicité we love each other so much, alors que Driver et Cotillard roulent dans la nuit est puissant : l’humain est filmé dans sa petitesse, précisément tellement petite qu’elle est grande. Le sexe est représenté de manière tout aussi distante, froid, corporel, les corps transpirants, jouissants, propres au regard dépressif d’un Lars Von Trier sur Melancholia.
Mais malheureusement, cette première demi-heure est semblable à quatre singles, collés les uns aux autres au début d’un album. Parce que, progressivement, le film se met quelque peu à patiner. D’abord pourtant, il demeure passionnant : il ne perd pas son axe, reste fidèle à son principe. Simplement, il s’atténue : l’on aimera, par exemple, la représentation neutre de l’effondrement du couple au temps de MeToo (avec les accusations de violence qui frappent le personnage de Driver), mais déjà, l’on perd la représentation intemporelle, surélevée, du début, pour tomber dans quelque chose qui s’enlise dans le contemporain ; le grand cède la place au petit. Mais où le film perd pied, et plus généralement se noie, c’est lorsque justement Cotillard meurt en tombant du yacht.
À ce moment-là, l’on pense que le film va peut-être trouver dans cette disparition la force de revenir à la réussite du début, car Cotillard, comparée à Driver, faisait jusqu’alors pâle figure. Mais Carax commet une grosse erreur avec sa mort – parce qu’il n’a ensuite plus vraiment grand-chose à raconter ou, par peur de le raconter, ne le fait pas. L’idée de traiter d’une histoire d’amour en la coupant à la moitié du récit, avec d’un côté la présence et l’absence, d’un côté la vie et la mort, l’innocence et le crime, a pourtant quelque chose de génial. Mais la beauté de Annette, c’était précisément de représenter la vie dans la grandeur clinique de la petitesse des relations humaines : Carax se déplaçait, en musique et avec grâce, dans quelque chose de toujours terriblement réel. Or, le meurtre de Cotillard ne l’est pas : il se fait à travers un abus grotesque d’emphase lyrique et allégorique (la tempête, l’île, etc.). De la même façon, le personnage de bébé Annette, même s’il rappelle la beauté des singes de Holy Motors, cette façon de représenter la famille en tant qu’animaux, en tant que jouets, en tant que figures abstraites, fait répétition, presque au point de toucher à la pornographie, avec le concept de comédie musicale. La fausseté de la danse et des chants, ne résonnent plus à travers le réel de la vie, il fait doublon avec cet aspect allégorique, conte, que prend le récit avec la naissance d’Annette, et surtout la mort de Cotillard. Il fallait filmer la disparition de celle-ci comme on filmait le sexe : crue, froide, directe. La seconde partie du film, ainsi, n’osant pas traiter du fond de son film (la laideur de l’amour dégénéré, du crime impardonnable), tombe dans un délire ridicule. Carax, avec Annette, n’ose pas regarder la mort dans les yeux. On n’a alors plus aucun intérêt pour ce conte d’un bébé-star, d’autant plus ennuyeux qu’il continue à faire chuter Annette dans une critique de l’époque peu fine et malvenue. La fin, tout de même, a quelque chose de fort, notamment parce que le film trouve un sursaut de réalité. D’abord avec Annette, qui devient une petite fille (une actrice remplaçant la marionnette), et surtout avec Adam Driver, qui recouvert de prothèses, révèle paradoxalement le réel : à savoir qu’il est une incarnation directe de Carax, évoquant là le suicide de sa femme en 2011.
On comprend que Annette est, pour revenir à Von Trier, son The House that Jack Built. Son expurgation de sa culpabilité, de sa violence, de son rapport conflictuel à la femme. Mais même là, le mal paraît avoir été fait, le film trop perdu pour se retrouver : la petite fille est caricaturée, les dialogues surécrits. Le réel ne parvient plus à renaître : la confession est ratée. On s’attend à une dernière élévation, mais rien ne se passe : le film n’a plus rien à dire, plus de musique. Il s’éteint. Terriblement dommage, parce que, au vu de sa première partie, le film pouvait relever du chef-d’œuvre. Il eût fallu, d’abord, sans doute avoir une actrice meilleure que Cotillard dans le rôle titre ; éviter d’enluminer le réel quand la mort survient pour l’affronter de plein fouet ; et raccourcir le film, surtout la seconde moitié, qui semble n’avoir été allongée que de façon conceptuelle, pour créer cette idée de versant (vie et mort, avec la disparition survenant au milieu). Cela rappelle ce que Winding Refn faisait sur The Neon Demon (tuer son personnage féminin, pour laisser son fantôme errer ensuite à travers le film) – mais il avait l’intelligence de ne pas le faire à la moitié du film, et seulement durant l’acte 3. À force d’attendre, à force de retenir son retour depuis Holy Motors, l’on a donc une cruelle impression : que Carax était trop plein, et qu’il a éjaculé trop vite. Passé trois quart d’heure, les choses lui échappent. Mais quand même : entre la musique, la première partie et la géniale interprétation de Adam Driver, on a là quelque chose.
Note : 1,87/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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