Face au Spectacle : Ferrari

Ferrari (2023), le meilleur Michael Mann depuis vingt ans et Collateral, et bien que cela en soi n’était pas forcément difficile (Miami Vice, Public Ennemies et Hacker n’étant pas des réussites), on est touché de voir Mann cesser de rouler des mécaniques et de mimer un cinéma musclé (c’était particulièrement étrange avec Hacker au vu de son absence de vitalité) pour enfin emprunter le point de vue d’un homme hors du coup. Car c’est l’intérêt de Ferrari : ce n’est, justement, pas de pénétrer l’intériorité d’un pilote de formule 1. Ici, on n’est ni dans Rush ni dans Ford v Ferrari (un film que Michael Mann aurait parfaitement pu réaliser dans les années 90 ou 2000), on n’est même pas dans un film de duel, comme Mann aime si bien les faire. On est avec un homme qui a passé l’âge de courir, qui a passé l’âge de faire, et qui a passé l’âge même de s’opposer.

En cela, toutes les séquences où Adam Driver détaille sa façon d’élaborer des moteurs et de les améliorer, ou mieux encore, celles où il explique à ses pilotes comment gagner une course, soit basiquement en osant mourir, en ne se décalant pas, au prix d’entrer en collision avec l’autre : tout cela montre une évolution mélancolique du cinéma de Michael Mann, une mise en abyme de son propre passé, de son propre rapport au cinéma d’action qu’il ne peut désormais que contempler à distance.

On retrouvera, d’ailleurs, dans ce film un peu du The Irishman de Scorsese, avec cette même lenteur, cette même vieillesse paraissant habiter le mouvement de la caméra, deux films d’ailleurs marqués par leur temps, puisque sortis malgré le prestige et la qualité visuelle de leurs auteurs directement sur des plateformes VOD. On dit que les animaux s’isolent pour mourir, et peut-être que les grands auteurs vont eux sur le petit écran pour disparaître. Dans une lente décroissance résignée – et quand elle est assumée, cela peut donc fonctionner.

Ici, souvent c’est le cas, notamment parce que Adam Driver est un brillant alter-ego de Mann et porte parfaitement le film (même si l’on est un peu surpris, honnêtement, que Mann ait choisi un jeune acteur pour le grimer en sexagénaire, pourquoi ne pas avoir pris un acteur de son cinéma et de sa génération, pour filmer sa transformation, comme Pacino, De Niro ou même Tom Cruise ?).

Néanmoins, Ferrari, au-delà de signer le retour d’un des plus beaux auteurs de son époque et de servir de mise en abyme assez doucereuse pour quiconque l’appréciant, n’est pas pour autant sans failles. Son début ou sa fin, par exemple, paraissent un peu hasardeux, aléatoires, et leur manque de signification ou de nécessité ôtent parfois une certaine grandeur au film (qui fait son charme, également). Surtout, la faiblesse des effets spéciaux, assez sidérante, gêne, tant on se dit que Michael Mann lui-même a dû fermer les yeux en regardant certaines séquences. On pense notamment à la navrante séquence de l’accident des spectateurs, plusieurs d’entre eux se retrouvant découpés en lambeaux suite au crash d’une voiture. C’est terrible, parce que non seulement cet accident est inspiré de faits réels, mais il est censé incarner dans le film l’entropie assassine de la mécanique et plus généralement la brutalité crue de la Formule 1.

Or ici, les victimes sont si mal rendues, si mal animées, qu’elles convoquent davantage le cartoon que la mort : ce qui aurait dû être le climax du film échoue totalement. Et Mann, au-delà probablement des limites de son budget, n’est pas exempt de tout reproche – car à ce stade, vis-à-vis de la réalité du crash et de son importance, il eût été encore plus noble et efficace de ne tout simplement pas le représenter.

La bande-son du film, également, est une grande déception : elle qui a si souvent porté les films de Michael Mann (notamment dans Heat et Collateral) est ainsi totalement absente. Déjà dans Twin Peaks : The Return, on avait senti un silence gagnant le cinéma de Lynch, signifiant, là aussi, une évidente baisse de la vitalité, un rapport plus calme à la nuit, mais ces silences étaient d’autant plus compensés par des réémergences, parfois brillantes, de morceaux inoubliables (comme le Windswept de Johnny Jewel ou le « Threnody for the Victims of Hiroshima » de Krysztof Penderecki).

Rien de tel chez Mann : rien, musicalement, ne se passe, et cela empêche là encore Ferrari de s’élever lors des grands moments de tension pour entièrement nous saisir. On est même gêné, lorsque, toujours après le crash, Mann finit par convoquer « Sacrifice » de Lisa Gerrard, un morceau qu’il avait utilisé pour The Insider – et ce n’est jamais bon signe quand un réalisateur finit par revenir à une émotion musicale d’autrefois. C’est qu’il est dans la répétition et pas dans la reprise.

On comprend, en réalité, intuitivement ce qui s’est passé : Mann, sur la table de montage, a choisi Sacrifice pour indiquer à son compositeur le type de musique qu’il recherchait, le type de moment qu’il espérait recréer. Mais Mann, connu pour souvent s’en tenir à sa piste d’inspiration initiale (il avait conservé, pour la fin de Heat, « God Moving Over The Face of the Waters » de Moby, initialement chargée d’aiguiller le compositeur Elliot Goldenthal), est resté sur son émotion passée. C’en est, si l’on voulait pousser l’émotion de la mise en abyme jusqu’au bout, presque touchant, une forme de nostalgie et d’aveu d’échec troublant. Mais ça ne marche pas. De belles choses, donc, dans ce Ferrari, porté par une fatigue à double-tranchant. Parfois poétique. Parfois vaine.

Note : 2,25/5.

Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
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