Paterson (2016), dont l’association Adam Driver – bien connu des fictions hipsters comme Girls ou While We’re Young – et Jim Jarmusch – terriblement poseur et bobo-pitchfork avec l’imbitable Only Lovers Left Alive – laissait présager du pire. Mais miracle ! On retrouve le Jarmusch de la grande époque, entre la grâce urbaine d’un Ghost Dog et la retranscription des petits moments du quotidien d’un Strange By Law. Tout, dans le film, est immédiatement beau : le premier poème écrit, sur la marque d’allumettes, en allant au travail ; sa première journée de la semaine, dans le bus, à écouter les passagers ; sa première pause, à manger devant les cascades, en réécrivant le poème.
Puis, tout se reproduit ensuite, le temps d’une semaine, sans que l’on ne décroche, et sans pour autant que le film ne soit à proprement parler intelligent. Mieux même, c’est parce que le film ne s’efforce pas de l’être (Jarmusch, assez limité, étant toujours bon quand il l’admet), que Paterson devient beau et profond. Les poèmes en soient, d’ailleurs, ne sont pas particulièrement brillants (et il est significatif que le poème écrit par la petite fille soit d’un niveau autrement supérieur), mais s’insèrent parfaitement dans le film puisqu’ils représentent exactement ce qu’il y a de fort : une façon étrangement fluide, en mouvement, de parler d’un quotidien banal et des petits détails, de sublimer de par notre perception ce que l’on vit.
Et qu’importe si ce que l’on produit n’a pas objectivement d’intérêt. L’image est belle, la musique est bonne, Adam Driver est excellent. Surtout, le chien Marvin est filmé de façon assez sublime et comme rarement au cinéma, jamais anthropomorphisé, jamais tourné au ridicule, jamais idéalisé en tant qu’être adorable ou diabolisé en tant que présence maléfique ; il est juste là, présent, réel, d’un regard énigmatique, assis à sa table animé d’un vouloir indubitable, significatif sans que l’on ne sache vraiment pourquoi – jusqu’à ce qu’il fasse ce qu’il fasse.
La fin, également, est très belle, avec cette espèce de transfiguration, qui survient pourtant sur ce même banc, face aux mêmes cascades, que Driver côtoie chaque jour à la même heure ; le mouvement de caméra, l’impulsion de la musique, tout se fait avec beauté, mais le poème en émergeant, lui, demeure finalement du même degré de banalité – mais pour le héros, de toute évidence, il provoque l’émerveillement. Trouver l’extase, dans la répétition des jours, dans l’exécution d’un travail assommant, à travers une poésie qui, à défaut d’être mémorable, nous est propre : il y a là quelque chose de nietzschéen, mais d’un Nietzsche rarement effleuré, un Nietzsche placide, qui soupire, un Nietzsche, justement, qui sait qu’il n’est pas Nietzsche.
Ainsi, Driver suit inlassablement un chemin qu’on lui impose, que ce soit dans la journée, à travers la ligne de bus, ou le soir, quand il promène son chien, qui lui dicte où aller, ou encore chez lui, avec sa petite-amie, dont il mange les plats qu’il n’aime pas. Et pourtant, il est libre, et non seulement il est libre, il est en paix avec ces contraintes, il les laisse aller, à l’image de cette séquence où, face à son chien qui a dévoré son carnet de poésie et à qui il ne pardonne pas, il grommelle I don’t like you, Marvin, mais préfère, néanmoins, le laisser en liberté.
Écho intéressant, d’ailleurs, au Silence de Martin Scorsese, à la liberté dans le silence intérieur, Dieu remplaçant chez Scorsese – et c’est assez significatif des réalisateurs – la poésie chez Jarmusch… Quoi qu’il en soit, celui-ci parvient à filmer, simplement et philosophiquement, le prosaïsme. Sur le podium des meilleurs films de 2016, derrière The Neon Demon et American Honey.
Note : 4/5.
Texte © Léo Strintz – Illustrations © DR
Face au Spectacle un workshop d’analyse filmique et sérielle in progress de Léo Strintz.
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