Sous l’un de ses portraits, Nerval a écrit « Je suis l’autre ». La formule, en son temps, a pu surprendre. Elle n’est pas moins troublante que celle de Rimbaud, dans sa fameuse lettre à Paul Demeny, dite du voyant : « Je est un autre ». Quant à les mettre en regard, Michel Collot, pour la poésie, leur préfère peut-être « Je, et un autre », essayant de rassembler ou d’ouvrir, dans cette nouvelle formule, une sorte de synthèse des deux précédentes. Toutefois, dans la façon de considérer ce « Je » que l’on veut « autre » depuis plus de cent cinquante ans, ne peut-on penser qu’il pourrait exister un malentendu ? « Je » est un pronom personnel sans référent. Est-ce à dire sans personne ? Chacun l’emploie à sa guise. Il est le seul pronom à ce point ouvert qu’il permet que l’on envisage un infini de son habitation. « Je » est un mot articulatoire, ou bien un mot pivot de sens. Il est le point d’achoppement où s’inscrit toute voix qui l’emprunte et par où passe toute langue. Ne pouvons-nous pas opter pour une esthétique du renversement tant il est vrai que tout miroir ne permet jamais d’accéder à son juste reflet mais à un reflet inversé ?
Ce que je ne vois pas, tous les autres le voient. Je suis donc irréel à moi-même, et en conséquence, tout sentiment exprimé dans le poème peut être considéré comme tout autant irréel. La vérité de mon « Je » nécessite l’aide ou l’apport de « l’autre ». « L’autre est en Je », ou « l’autre est dans mon Je », dès lors qu’il m’informe sur moi de quelque manière que ce soit. Si, depuis la psychanalyse, on sait qu’un autre singulier est en « Je » – et peut-être faudrait-il écrire en Moi, eu égard à la vacuité du « Je » –, un autre singulier obéissant à l’inconscient, il n’en reste pas moins que ce « Je », que personne ne façonne comme tout le monde le façonne, devient le lieu-cadre par lequel l’autre, l’étrange, l’étranger, ce qui me vient et que j’écris dans mon poème et qui ne cesse de me surprendre, emprunte la voie. L’Autre se dit par « Je ». J’irais jusqu’à penser que ce dit emprunte cette voie même si « Je » n’apparaît pas dans le poème. L’Autre est en « Je » car l’Autre y est en jeu. Reste à savoir en quel degré d’importance. Autrement dit: qu’est-ce que la création poétique, qu’est-ce qui, échappant à la conscience, vient parfois jusqu’à s’écrire à son corps défendant ? « Je » n’est pas identitaire, il est fonctionnel. Il est l’espace poreux par lequel un territoire est envahi par le langage de l’Autre. Ce territoire devient singulier par cet envahissement qui digère les langages pour s’en faire une peau.
Dans un autre ordre d’idée, ce « Je » ne laisse pas d’interroger car il n’existe, paradoxalement, que dans une solitude extrême. « Je » dit la vacuité de l’homme et son extrême solitude. L’homme ne s’appartient pas, il appartient : au monde, à la Nature, comme tel arbre, tel ruisseau, tel brin d’herbe jeté aux quatre vents. Il n’est relié à l’Autre, au mieux, que dans l’harmonie d’un paysage. Vanité, peur ou fierté, l’homme croit toutefois qu’il décide de tout, et se pense si réfléchi par rapport aux autres espèces vivantes qu’il croit son instinct grégaire. « Je » n’a pas l’instinct grégaire même s’il appartient à tous. Je n’ai pas l’instinct grégaire et ne compte pas sur cet instinct pour écrire. Bien au contraire. Être de solitude, comme tout homme, et conscient que l’homme habite seul sur son « habitacle transitoire », j’essaie de faire de cette solitude, douloureuse parfois – car nul n’est un surhomme, nul n’échappe à cette loi constitutive de la nature –, un havre de paix, une temporalité lors de laquelle l’espace se dilate et permet le phénomène de transsubstantiation, soit la conversion d’une substance en une autre. Si l’espace devient autre, de même ma constitution – si le « Je » soudain absent à lui-même, donc retourné à son origine de vacuité, laisse entrer en moi ce monde qui me traverse de part en part et filtre de son inouï substance une infime partie résolue en mots de poèmes – il y a quelque chance que le poème soit ce que j’attends du poème, c’est-à-dire qu’il me descelle des orages. Je ne me souviens plus où j’emprunte cette dernière expression, peut-être à Henry Bauchau, mais elle prouve à quel point l’autre en moi est ici assimilé et devenu moi. En conséquence, le « Je » qui l’exprime, s’il est, de fait, métissé par le langage, s’il est possible de dire d’une certaine façon que ce « Je » est un autre dans son tout langagier parce qu’il emprunte, il ne le fait que par assimilation. Le « Je » s’est enrichi.
Mais s’est-il réellement enrichi, ou bien a-t-il adopté et enregistré ce qui dormait en lui et qu’une voix autre est venue révéler à sa conscience ? Ce que nous apprenons dort-il en nous en attente d’éveil ? Sommes-nous des terres vierges à la naissance ou des êtres en devenir, et comme nous formons nos muscles ou notre dentition peu à peu, ne formons-nous pas notre esprit peu à peu, donc notre singularité ? Dans un même ordre d’idée, n’allons-nous pas vers l’autre non pas pour tromper notre solitude, mais pour que celui-ci l’enrichisse en nous révélant davantage à nous-mêmes? Cela fait-il pour autant de chacun de nous, un être singulier ?
L’homme est seul et mortel. Mais, cela ne le dote pas pour autant d’un « Je » singulier. Ce qui est ou peut être singulier, c’est éventuellement le Moi. Parfois, celui qui dit « Je » ne sait pas ce qu’il dit parce que cela le dépasse, le langage est plus fort que celui qui dit ce « Je », il le dépasse et le comprend. Que fait le poète de ce « Je » ? Peut-être pense-t-il à la manière de Pierre Jean Jouve : « Une vie haute, c’est souvent l’exploitation complète d’une infirmité. Toute vie est tragique ». Mon « Je » est infirme et tragique. Peut-être parce qu’il est social…
Que signifie que celui qui dit « Je » est un être social ? Qu’est alors cet être social, si je prends le contre-pied en affirmant que « Je » n’existe pas et que l’autre ne m’est pas accessible, qu’il ne fait que révéler en moi ce que je savais déjà, et que personne n’avait encore activé ? Que penser de l’être social s’il est coupé du monde et des autres, et que sa seule vie réelle est une vie intérieure ?
Il est aisé d’opposer à cela qu’en temps de crise ou de confinement, ce qui manque le plus, ce n’est pas le langage, il existe pour cela une technologie très complète et très efficace qui permet de communiquer comme on dit, mais le contact avec l’autre. Or, ce contact pourrait bien se révéler comme l’expression d’une peur, de la grande peur qui fait prendre conscience de sa solitude constitutive. L’autre rassurait-il alors par sa présence, par la fameuse chaleur humaine ? Peut-être pas. L’autre ne serait que la marque sociale d’une éducation qui a fait croire à son caractère dépendant. Que ferait toute religion (mot absurde pour désigner ce qui devrait fédérer, unir, relier, selon le sens étymologique de religare alors que toutes divisent et sont articulées autour de la violence, de l’injustice, du pouvoir sur l’autre) sans cette idée de l’autre, du prochain, qu’elle ne cesse d’ailleurs d’éliminer, d’exiler, de punir ?
L’autre existe, il est ce qui m’est extérieur et dont je m’approprie une part. « Je » n’existe pas en soi, « Je » n’est que la porte, l’ouverture qui permet d’avoir accès au Moi et à sa richesse incommensurable sans cesse tendant vers l’infini du langage qu’il fait sien et qui le dépasse. « Je » est le pronom stable-instable qui tout en affirmant ma parole la distend ou la met en doute par sa nature poreuse à l’autre. « Je » n’est ni l’autre ni un autre, il ne s’oppose pas plus qu’il n’est étranger à lui-même : « Je » n’existe pas. Ce qui existe est une enveloppe de chair qui sue du « Je » dès lors qu’elle prend la parole, ou s’articule en paroles.
Pourquoi cette sensation permanente d’habiter seul même quand je suis en dite société ? Pourquoi cette sensation immense de vanité, d’inutilité hors du poème ? Pourquoi vouloir à tout prix trouver un sens à la vie et partir en quête d’un rôle que nous aurions à y jouer ? Demande-t-on à l’arbre ce qu’il fait là, pourquoi il est là et agit par photosynthèse ? La solitude est notre « être là ». La refuser pour faire société peut certes rassurer, mais signifie aussi que toute société est fondée sur un malentendu. L’homme a peur, il s’agglutine, il a peur de sa solitude. « Je » n’est autre que parce qu’il unifie ce qui lui apparut d’abord étranger. « Je » n’est autre que par oubli du Moi qui ne laisse pas d’avoir recours à tout ce qui peut enrichir son intériorité déchirée parce que tragique. « Je » n’est autre que parce qu’il ne s’appartient jamais. « Je est un autre » est une impossibilité, et n’indique qu’un mouvement circulaire à l’infini : Je n’existe pas.
Texte © Régis Lefort – Illustration © DR
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