Les Chimpanzés fictifs : la langue comme virus

Lui, avait, en quelques années, remplacé la cacophonie instaurée par une polyphonie étrange, puis la polyphonie par un silence noir. (Jean-Jacques Schuhl)

« Language is a virus » : c’est ce défi que William S. Burroughs aura tenté de relever dans ses livres : la langue comme virus, le mot comme organisme viral, qui aurait parasité son hôte-porteur, l’anthropoïde originaire, le « singe d’avant le signe » pour reprendre la formule si juste de Christian Prigent, dans La Langue et ses monstres. De quoi cette fable serait-elle le nom ? De quoi cette mutation serait-elle précisément le signe ? C’est à cette question que s’attelle le philosophe Jean-Joseph Goux dans cette intervention écrite pour le (mythique) Colloque de Tanger, consacré à l’auteur du Festin nu, colloque qui, comme son nom ne l’indique pas, s’est tenu à Genève du 24 au 28 septembre 1975 et dont les actes (parus chez Christian Bourgois en 1976) sont désormais introuvables. Cette intervention est suivie d’un autre texte, paru dans le second volume du fameux colloque, intitulé « Mécanographies ».

« La critique-Burroughs éclate comme contre-théorie de l’information. Accélération cybernétique des années 60, informatique, application militaire de la linguistique (problème des machines à traduire), sémiotique probabiliste : Wiener, Zipf, Mandelbrot, Shannon », nous dit Jean-Joseph Goux. Les textes de Burroughs sont, de fait, contemporains de l’avènement de la théorie de l’information et de l’École de Palo Alto ; ils le sont aussi d’une certaine paranoïa nord-américaine, dont on pourrait situer l’acmé dans une séquence qui irait du maccarthysme au scandale du Watergate, concomitante avec la Guerre froide et la Troisième révolution industrielle. Opérations noires de la CIA, complexe militaro-industriel, surveillance généralisée, complots, stratégies du Pentagone d’un côté, (aujourd’hui, la NSA) et de l’autre, boîte noire, signaux, feedback, parasite sonore, bruit blanc, knowledge gap, entropie – potence, éclair. Goux précise dans sa seconde intervention : « Ce que la Science touche, elle le rend opératoire pour un certain système de pouvoir, et c’est la dimension opérationnelle de la langue, à l’opposé de sa profondeur vocative et évocatrice, que l’appareillage linguistique a fait surgir et a modelé. C’est ce moment historique où le matériel signifiant, débarrassé de l’énigme insondable du Sens, passe sous le contrôle de la gestion militaro-industrielle sous la forme d’une Mécanographie Généralisée que ressaisit W. B., et dont il souffre la fiction ». Puisque le langage n’est plus apte à porter les intentions subjectives, comme l’avait repéré en son temps Walter Benjamin (et plus tard son ami Adorno), c’est le langage de ce monde administré par la technostructure que Burroughs aura tenté de singer. Un peu à la manière d’un Philip K. Dick au même moment, mais avec des moyens différents, et plus tard Thomas Pynchon -, Burroughs essaie de retourner la paranoïa sur elle-même. Il s’agit pour lui, ni plus ni moins, d’ingérer la mécanisation du langage, comme un corps étranger – de s’enkyster (nul hasard si les scènes chirurgicales abondent de livre en livre – le Dr Benway tenant une place centrale dans cette affaire).

Jean-Joseph Goux situe judicieusement Burroughs dans l’héritage du 1984 de George Orwell : « Dans l’univers orwellien de l’administration totale restait encore un site clôturé de l’intériorité, même s’il se trouvait menacé, traqué, écrasé par l’omniprésence étatique. Le texte-Burroughs, machine et cancer, fonctionne et prolifère dans cette ligne de l’utopie négative. Mais ici, c’est la pensée elle-même qui devient instrumentale, comme si le pouvoir technocratique total et déchaîné, avait produit un langage manipulant intégral, doué d’une puissance mécanographique illimitée dans lequel le « sujet » se réduirait à un effet des machines informatiques ». Ce dont témoigne Burroughs, c’est d’une dystopie linguistique généralisée. Le novlangue chez Orwell n’était encore qu’un appendice : il devient avec Burroughs « appendicite aiguë, inflammation généralisée du corps signifiant », « mode de symboliser technico-bureaucratique » où s’est immergé Burroughs, « corps et sexe, nerfs et nœuds », se faisant « le scripteur robotisé de la rationalité instrumentale ». Warhol rêvait d’être une machine : Burroughs l’a fait. Nul hasard, soit dit en passant, si dans les années soixante-dix apparaît tout un courant de « pop » robotique (Kraftwerk, le diptyque berlinois de David Bowie Low/Heroes, crucial (apport essentiel de Brian Eno) et qui signe la fin des « seventies »), préfigurant plus tard la musique industrielle (Throbbing Gristle, par exemple) et la « techno » (celle de Detroit et le label Metroplex). Goux résume l’entreprise de Burroughs dans une formule lapidaire éloquente : « Robot scriptural ». Cette écriture met à nu la raison instrumentale, ou plutôt la réversion ténébreuse de la Raison, que le philosophe pointe à son tour après Adorno et Horkheimer, marquant ainsi « les limites où la raison pure, conceptuelle et calculante, décrochée, désancrée, déracinée s’est renversée en folie ».

Burroughs, lui-même, dans une lettre (du 7 février 1954) adressée à Allen Ginsberg : « Tu comprends ce qui m’arrive ? On dirait de l’écriture automatique produite par une entité hostile et indépendante, affirmant tout bonnement : je vais écrire ce qui me chante« . Ce que Jean-Joseph Goux résume d’une formule qui fait mouche : « Avec les surréalistes l’écriture est automatique. Avec W. B. elle est entièrement automatisée« . Car c’est bien le sens d’un renversement qu’éclaire le texte de Goux : « Burroughs simule magnifiquement la réification du langage. Il mime le langage fonctionnalisé ou opérationnel, pour exploser avec lui ». Et le philosophe d’enfoncer le clou : « Le stratagème fictionnel de W. B. est à rapprocher de celui de Kafka. Celui-ci ne libère pas son langage de la répression bureaucratique et du juridisme insensé, il l’y enferme. Pareillement, à l’époque non plus du Droit mais de la Technique, W. B accuse l’insensé technologique. Il accuse le coup ». Cette démarche, on le voit, relève d’une forme d’intoxication volontaire, au sens littéral (les nombreuses drogues que Burroughs a absorbées toute sa vie) comme au sens figuré (et ce même avant l’invention du cut-up et du fold-in). Abréaction, mithridatisation : plus le sujet s’intoxique, plus il a de chances de trouver l’extase – dans « l’aliénation linguistique ». Ce sont les autres qui échouent là où le paranoïaque réussit.

Si André Leroi-Gourhan avait noté que la phonétisation allait de pair avec l’invention de l’écriture – une écriture toujours plus sensible, toujours plus dense, toujours plus raffinée, à l’instar de notre alphabet gréco-romain, comme le relève Goux -, à sa façon (voir les nombreuses performances vocales auxquelles il se sera livré), Burroughs rejoue la tragédie de l’hominisation, mais dans sa version terminale, techno-logique. La subordination complète de l’écriture à la parole – du graphème au phonème -, telle que l’a analysée Leroi-Gourhan (et à sa suite Jacques Derrida, qui a eu une influence décisive sur les travaux de Goux), induit la réduction du jeu, de l’écart, de l’équivocité. C’est cet écart que cherche à réduire le langage technocratique, celui-la même que mime Burroughs, qui identifie le langage occidental à un opérateur du contrôle social (Burroughs a étudié l’anthropologie à Harvard) ; si l’entropie communicationnelle accélère la contagion des signes, tous contaminés, alors ne reste plus à l’écrivain qu’à enchaîner ces signes, qui sont autant de « signaux décrochés » selon Goux. Et cette saisie du langage par la technique a une autre conséquence : « La défonce des lignes de fuite centrées sur le cogito«  – la liquidation du sujet parlant. Celui-ci est devenu « pulsion, opération, productivité ; machine, émetteur-récepteur, réseau » et l’œuvre « reconstruction délirante d’une socialité machinée ». Ce n’est plus une singularité qui parle, mais un sujet pluriel, pulvérisé, un spectre gris traversé par une multitude de voix, une polyphonie cancéreuse. à l’ère du téléscripteur et de la cybernétique, Burroughs aura eu la prescience de ce qu’est devenu notre monde, qui ne s’abolit plus dans le livre, mais dans le Web.

Mais, là où la théorie de l’information cherche à produire des schémas d’intelligibilité prévisibles, à éviter la redondance pour obtenir le message le plus affiné qui soit (comme le fait remarquer Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte), Burroughs introduit un grain de sable dans la combinatoire : en sur-jouant le langage techno-administré, en le radicalisant même, en dérivant la pulsion (y compris la part maudite du sexe), en y injectant de l’aléatoire, il organise le chaos. Second renversement que souligne Goux : « Non pas retrouver des connexions inconscientes, oniriques, mais créer de nouvelles connexions, comme sorties de la loterie informatique, au-delà de ce que l’on aurait pu rêver. L’histoire de l’écriture se casse ». Et plus loin : « L’intercommunication totale (despotique) est à la fois torturante et prometteuse d’une liberté inouïe, hallucinée, orgasmique ». Pulvérisation du langage instrumental – lotocratie versus logocratie. Voilà ce qui émerge ici comme symptôme, qui dévoile le mode de production du symbolique de notre modernité ; Goux encore : « Burroughs est à Wiener ce que Balzac est à Marx ».

Tel pourrait être le sens de ce que serait la « barbarie positive » (Benjamin), celle-là même où vient s’inscrire le génie stellaire de Burroughs : il n’y a plus qu’une voix sans corps, au bord de l’extinction, prête à se perdre dans l’interzone, à se fondre dans le bruit de fond du cosmos. Une écriture qui, conclut Jean-Joseph Goux, serait « l’envers sombre d’un absurde technologique dans lequel il faudrait s’enfoncer pour en être l’adversaire. D’un univers bouché qu’on ne pourrait accuser qu’en le simulant jusqu’à l’insensé ».

William Burroughs est notre Lord Chandos, celui d’une époque exténuée, « qui a voulu laver scientifiquement le langage » (pour reprendre une autre formule de Goux), l’un des rares écrivains qui aura tenté d’entrer dans la nuit verbale, langue et corps autophages, auto érotisés jusqu’à leur dissolution respective, jusqu’au silence, celui d’avant la détresse originelle – d’avant les mots, d’avant la fable.

Préface à Téléscripteur William Burroughs © Xavier Boissel – Illustrations © DR
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