La Fin : Tout ce qui ne traite pas de la Destruction est distraction

La première idée de La Fin me vint au cours de l’année 2021. Je me disais qu’écrire un septième roman, après Chaos brûlant (2012) et RARE (2016), n’aurait de sens qu’à tenir compte de l’état calamiteux du monde contemporain. D’ailleurs, tous mes romans ne traitent que de cela. Cela quoi ? Cela que j’appelais « l’abîme du Grand Rien » dès Les Intérêts du temps (1996) ; ce que désignait en son titre Miroir amer (1999) ;  ce que je nommai la « catastrocratie » et « le Gouffre » dans Chaos brûlant ; enfin cette Gestion Génocidaire du Globe dont je venais abondamment de traiter dans mon séminaire éponyme entamé en avril 2020.

Écrire un roman aujourd’hui n’a de justification qu’à se déployer depuis les entrailles de l’agonie du Monde. Tout ce qui ne traite pas de la Destruction est distraction. Il me fallait une trame tragique, résolument désespérée. Cela n’empêche pas l’humour, ni une certaine forme de beauté et de grâce poétique, mais cela interdit la moindre concession au divertissement universel.

Le divertissement universel est le maquillage bouffonnant du nihilisme le plus sadique, comme la communication rutilante, le porte-voix de la plus cynique logorrhée biologistique. Troubadours et croque-morts œuvrent de concert. De même, par un étrange chiasme morbide, mais cohérent qui caractérise notre temps, l’optimisme pervers n’aime rien tant que la panique qu’il suscite pour justifier son inconséquence. Tel est le ressort intrinsèque du cinéma-catastrophe qui aboutit toujours à une conclusion rassérénante – l’humanité survit au Désastre – dont le kitsch hollywoodien a le chic rebutant. C’est aussi la méthode des plus diverses entreprises despotiques pour abasourdir les populations, terroriser les esprits critiques, mater chaque hypothétique velléité d’insurrection.

Divertir, Dominer, Distraire, Dévaster, Dérider, Détruire.

Quitte à plonger en pensée au cœur du Désastre, il me fallait composer sur la page le pire cauchemar subjectivement envisageable. Ainsi commença à me titiller le projet d’un roman à la fois invraisemblable et plausible : le triomphe définitif de l’antisémitisme, l’extermination des Juifs du monde, si souvent complotée, enfin mise en œuvre… Je me pris à penser à l’énigmatique propos de Baudelaire, dans Mon cœur mis à nu :

Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race juive.

À quoi, il ajoute aussitôt :

Les Juifs, Bibliothécaires et témoins de la Rédemption.

Que voulait-il dire ? Peut-être que l’extermination des Juifs induirait celle de l’humanité à son insu, puisqu’une rédemption sans témoins ni bibliothécaires aurait toute chance d’être une damnation – comme l’est une existence dénuée de trace écrite, parlée et pensée ?

J’avais également à l’esprit l’excellent Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth, qui demeure cependant à mon goût bien en deçà de ce qu’il est possible de cauchemarder. Le roman date de 2006 ; les grandes vagues d’antisémitisme aux États-Unis n’avaient pas encore eu lieu, ni bien sûr le traumatisme du 7 octobre 2023. La fable de Roth participe davantage de la parabole que du réalisme historique. En outre sa biographie diffère de la mienne : ses parents n’ont pas connu la persécution, et lui-même naquit et vécut dans une atmosphère édénique pour un intellectuel juif. Si Philip Roth n’était pas mort en 2018, s’il avait assisté au 7 octobre, puis aux récurrentes manifestations de rage antisioniste, dans les universités américaines et ailleurs, il en aurait probablement tiré un certain nombre de réflexions d’une réjouissante férocité pessimiste. On ne le saura jamais.

En 2021, en revanche, cela faisait quelques années que tout avait basculé. Un ami m’avait raconté avoir vu, à Paris dans le 18e arrondissement, un jeune Arabe arborer un tee-shirt à l’effigie de Mohammed Merah, l’auteur du massacre de l’école Ozar Hatorah à Toulouse, en 2012. En 2015, la prise d’otages du magasin Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, avait eu lieu à quelques minutes de mon propre appartement. Il m’était déjà arrivé de m’y rendre à deux ou trois occasions ;  j’aurais très bien pu, par une insigne malchance, faire partie des otages ce jour-là.

Aux États-Unis aussi, depuis quelques années déjà, les plus brutales agressions antisémites se multipliaient un peu partout. Elles prenaient des proportions quotidiennement inquiétantes à Borough Park, Hoboken, Brooklyn ou Newark, où l’on n’avait pas l’habitude de voir des Juifs religieux se faire tabasser par des voyous antisémites croisant leur route. À peine capturées par les caméras de surveillance, ces scènes atterrantes se répandaient aussitôt sur tous les réseaux sociaux. Les Juifs du monde entier assistaient interloqués à un véritable film d’horreur. Un orage de rage mondiale ne demandait qu’à éclater. Les prodromes en étaient palpables.

Tout cela se mêlait confusément en moi à l’idée d’un nouveau roman radical consacré aux métamorphoses du Mal – ce qu’étaient Chaos brûlant concernant le domaine de l’argent et des mass media, Les Intérêts du temps dans ceux du journalisme et de la technologie, et Miroir amer dans celui de la manipulation du vivant. Il me fallait inventer une manière originale d’associer l’annihilation des Juifs et l’autodestruction du monde. Dès la séance d’introduction de mon Séminaire, en avril 2020, j’avais annoncé qu’il y avait, selon moi, une relation métonymique entre la tentative d’extermination des Juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, et ce que Martin Heidegger nommait à la même époque « die Zerstörung der Erde » (« la destruction de la terre »).

Concernant le Mal, j’avais également en tête un roman précédent, entrepris en 2008, interrompu en 2011 pour écrire Chaos brûlant, plus jamais repris par la suite. Un des thèmes de ce roman shamanique était le génocide des civilisations traditionnelles, non occidentales, avec lesquelles le narrateur entrait en contact au cours de profonds et extatiques rêves mystérieux et ininterprétés qu’il faisait à intervalles réguliers. Me restait à trouver une idée de relation entre ces deux esquisses de roman, dont le premier – provisoirement intitulé L’Argent ou encore L’Ombre de soi, ou bien La Tombée, sinon La Chute (je ne m’étais pas encore décidé) tenait avec ses notes annexes sur cinq cahiers Clairefontaine, et dont j’avais déjà reporté 152 pages sur mon ordinateur.

Pas plus que de La Fin, je n’avais jamais parlé à personne de ce projet antérieur-là. J’étais de l’avis de Charles Bukowski, dans Hollywood, que bavarder sur un roman en cours d’écriture, avec qui que ce soit, « ça dégonfle les pneus ». Nul, par conséquent, n’avait jamais lu une ligne de cette première esquisse, à deux exceptions près : j’y avais fait une longue allusion en 2015, dans RARE (dans la partie écrite en anglais), qu’à peu près personne n’avait remarquée. Et j’en avais extrait en 2018 un passage que j’avais envoyé à Michel Crépu, alors directeur de La Nouvelle Revue française. L’extrait était paru sous le titre « Balzac et les deux samouraïs » (mars 2018). C’était tout. Personne ne me questionna sur cet aérolithe littéraire apparemment surgi de nulle part, et je n’en parlai plus jamais.

J’avais renoncé à un premier titre provisoire, La Fin des Juifs, trop spectaculaire à mon goût. C’était un titre envisageable à la rigueur pour une nouvelle, pas pour un ambitieux roman consacré au chaudron nihiliste de la fin du monde pimentée par la disparition des Juifs – ces derniers des Mohicans de la « pensée  sauvage », selon l’admirable nomination de Claude Lévi-Strauss. Me restait à méditer une trouvaille littéraire pour mettre en scène la disparition physique des Juifs, signant le crépuscule du judaïsme. Cette idée, ce furent la peste factice de 2019 et la paranoïa collective organisée autour d’elle qui me la fournirent. Dans son merveilleusement morbide Le Théâtre et la peste, Antonin Artaud écrit :

Quels que soient les errements des historiens ou de la médecine sur la peste, je crois qu’on peut se mettre d’accord sur l’idée d’une maladie qui serait une sorte d’entité psychique et ne serait pas apportée par un virus.

Or, parmi toutes les populations occidentales, les Israéliens furent ceux qui s’adonnèrent avec le plus d’entrain à la vaccination Pfizer. Un article du magazine Marianne, daté du 3 mars 2021, signalait l’enthousiaste complicité de Netanyahou et d’Albert Bourla, le PDG de Pfizer :

En 2021, dans le cadre de l’opération « Retour à la vie » contre la pandémie de Covid19, Netanyahou contacte personnellement à trente reprises Albert Bourla afin d’obtenir 10 millions de doses du vaccin Pfizer-BioNtech. […] Or Albert Bourla doit justement se rendre la semaine prochaine en Israël. […] Il s’est même fendu d’une déclaration élogieuse proclamant qu’Israël est devenu le « laboratoire du monde », ce qui va permettre de « savoir dans un ou deux mois, si les personnes vaccinées sont effectivement protégées contre le virus, mais aussi de vérifier si elles ne sont plus contagieuses ».

Le subreptice intertitre de ce paragraphe – « Retard de vaccination dans les territoires occupés » – rappelait que la Cisjordanie n’avait pas bénéficié de si promptes prérogatives. J’avais trouvé ma trame et mon prétexte : une épidémie d’effets secondaires dévastateurs de la vaccination allait terrasser tous les Israéliens. Leurs ennemis palestiniens, bien moins massivement vaccinés, allaient brutalement envahir le pays et en parachever l’atroce conquête. Ce ne serait pas le virus de la maladie qui allait décimer les Juifs, mais leur optimisme collectif, leur crédulité en matière de sciences et de technologie, et surtout leur trop grande confiance en un coreligionnaire vétérinaire à la tête d’un des plus corrompus laboratoires pharmaceutiques de la planète. J’allais faire fictivement mourir tous les Israéliens, puis tous les Juifs du monde, des effets indésirables d’une treizième dose de vaccination, ce qui à mes yeux constituait une parfaite parabole de la candeur technophile de la start-up nation. Pfizer serait mon cheval de Troie parmi les Hébreux. Il y avait bien quelques détails techniques à régler, comme la justification scientifique d’un effet secondaire antisémite, qui ne s’en prendrait qu’aux Juifs sur toute la planète. Il fallait aussi justifier la survie du narrateur gorgé de rêves de mon premier manuscrit, lequel serait un Juif non vacciné, comme moi…

Le roman s’ouvre sur le « cadavre alambiqué » de l’ancien Premier ministre Benjamin Netanyahou, victime de sa treizième dose Pfizer. Lorsque je traçais ces lignes, en septembre 2021, c’était Naftali Bennett qui était au pouvoir en Israël. Nul ne pouvait imaginer ce qui allait advenir deux ans plus tard, le 7 octobre, tandis que Netanyahou, en pleine forme, était redevenu Premier ministre. Pour ma part, je poursuivais ma fiction cauchemardesque, imaginant les soldats de Tsahal tomber comme des mouches, tous victimes de leur treizième dose, tandis que les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie et du Sud-Liban, abasourdis par un telle aubaine, envahissaient surexcités un État d’Israël dépeuplé, se livrant au carnage des derniers Juifs qui ne gisaient pas à terre, principalement des Juifs religieux opposés à la vaccination. J’avais alors à l’esprit quelques abominables scènes du lynchage hystérique de deux soldats réservistes égarés à Ramallah en 2000, la meute des meurtriers les ayant quasiment éviscérés avant d’exhiber leurs mains trempées du sang « juif » devant une foule en délire.

J’imaginais aussi, comme conséquence de la destruction au Moyen-Orient de la seule forteresse juive – à laquelle l’Iran avait assené le coup de grâce d’un bombardement atomique (ce à quoi l’attaque récente de drones et de missiles balistiques iraniens, dans la nuit du 13 au 14 avril [1], apporta une effarante ébauche, fort heureusement échouée) – une immense vague planétaire de rage antisémite, et des agressions sauvages de tous les Juifs du monde qui n’étaient pas encore morts du vaccin Pfizer. C’était là que, dans mon esprit, allait entrer en scène l’autre esquisse de roman, à savoir les tribulations d’un être à part dans un monde dont les Juifs avaient été éradiqués.

Très vite, j’avais trouvé le double exergue de mon roman, le verset de Job (II, 25) [2] et la phrase d’Elias Canetti [3], qui condensaient à eux deux l’essentiel de mon propos. Le 2 février 2022, peu après 7 heures du matin, à la page 48 de mon cahier Clairefontaine à couverture en plastique transparent, j’écrivis les mots :

Dans le reste du monde, une fois les premiers effets de la sidération internationale passés, tout fut fort différent.
La situation dans le monde.

Je refermai mon cahier et n’y touchais plus pendant plus de deux années. Ainsi, disposais-je dans mes tiroirs de deux manuscrits inachevés, couvrant à peu près 200 pages, deux romans esquissés à dix années de distance entre Paris et Marseille, dont l’idée commune était l’annihilation de l’Âme du Monde, provoquée par la disparition des cultures traditionnelles : shamanismes amérindiens, animismes africains, et judaïsme en ce qui concernait La Fin.

On imagine mon effroi au matin du 7 octobre 2023, quand je découvris sur Internet des scènes d’horreur faisant littéralement écho à celles que j’avais imaginées et commencé de rédiger deux ans auparavant. Assistant quasiment en direct à ces dizaines de situations abominables dont l’atterrante hystérie n’avait rien à envier à celles esquissées dans mon roman, dans ma stupéfaction, je ne pus m’empêcher de penser que j’avais une part de responsabilité shamanique dans ce cauchemar. Comment en effet ne pas me souvenir du verset de Job choisi comme épigramme le 10 septembre 2021 :

Ce qui m’épouvantait est survenu contre moi. 

Depuis le 7 octobre, ce saisissement ne m’a pas quitté, le sentiment d’avoir comme suscité quelque chose d’horrible pour l’avoir imaginé fictivement. Et depuis le 7 octobre, la réalité semble devenue à la fois ma plus fatidique rivale, et ma pire inspiratrice. Moi qui, il y a deux ans, cherchais comment décrire avec un tant soit peu de réalisme un monde galvanisé de haine antijuive, voilà qu’il surgit à foison sur tous les réseaux sociaux, quotidiennement envahis de demeurés antisionistes ou antisémites, ou simplement de poussiéreux experts  en géopolitique extirpés de leur naphtaline, qui tous s’exaspèrent partout sans retenue, comme si ce délire aux dimensions planétaires avait pour principale fonction de me susurrer jour et nuit :

Voilà pour toi de la documentation à foison. Quand comptes-tu t’y remettre ?

Addenda : J’ai beaucoup hésité à reprendre mon roman interrompu en février 2022. J’étais embarrassé à l’idée que, s’il paraissait d’ici deux ou trois ans, on songerait inévitablement qu’un tel roman a été inspiré par les événements du 7 octobre 2023. Nul n’irait croire la déconcertante vérité : c’est moi qui étais en avance de deux ans sur l’histoire contemporaine ! D’autre part, je n’étais pas emballé à l’idée d’aller solliciter mes éditeurs habituels pour leur proposer ce manuscrit en cours. Écrire un tel roman exige une insondable énergie psychologique, physique, intellectuelle, spirituelle… Et bien entendu, cela est inenvisageable sans de nombreux mois de tranquillité financière pour le mener à bien. Or le paysage éditorial, comme tant d’autres domaines aujourd’hui, est dévasté, et je ne pouvais compter en France sur aucun critique littéraire digne de ce nom pour soutenir mon entreprise lorsque le roman paraîtrait. Au début du mois d’avril 2024, ne me résignant pas au triomphe de la réalité sordide sur ma luxuriante imagination, je pris enfin une décision. J’allais me remettre à l’écriture de mon roman, lui conférant une structure assez complexe – à laquelle celle du manuscrit « shamanique » précédent participerait – assez exigeante et subtile pour que nul ne puisse le confondre avec une banale opportunité spectaculaire. Surtout, j’allais prendre le parti radicalement inverse de celui que j’avais toujours adopté conformément au conseil de Bukowski de ne pas dégonfler les pneus : je révélerais chaque détail de mon écriture au jour le jour sur Internet, à la fois dans l’espoir de faire participer les lecteurs et les curieux au financement de mon projet, et pour couper l’herbe de la création authentique sous les pieds des besogneux zombies en mal d’inspiration.

Texte (Préambule au roman, La Fin) © Stéphane Zagdanski – Illustrations © DR.
La Fin est un workshop de création romanesque in progress de Stéphane Zagdanski.
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[1] Celle récente du 1er octobre 2024 n’avait pas encore eu lieu quand j’écrivis ces lignes.

[2] « Ce qui m’épouvantait est survenu contre moi ».

[3] « Il devra y avoir encore des Juifs après l’extermination du dernier ».