MARTINE RAVACHE s’entretient avec ISABELLE ROZENBAUM à propos de son livre : REGARDS PARANOÏAQUES, LA PHOTOGRAPHIE FAIT DES HISTOIRES (préface de Mireille Calle-Gruber, Le Canoë, 2019).
1 – Martine, vous êtes historienne de l’art, spécialiste de la photographie, critique et commissaire d’exposition. Vous avez collaboré à de multiples périodiques spécialisés en art. Depuis 2010, vous animez un atelier pédagogique – Apprendre à voir – qui se poursuit à l’Agence VU’. Vous avez publié sept ouvrages à propos, ou à partir de la photographie dont le dernier – Regards paranoïaques – est l’objet de cet entretien. Votre parcours passe par l’École du Louvre (EDL) où vous avez choisi la photographie comme terrain de recherche alors que ce medium n’était pas encore prisé par les musées, ni par les collectionneurs, ni par les « experts », ni même par le public. Quelles ont été les rencontres déterminantes qui vous ont poussée à devenir une sorte « d’agent secret » au service de la photographie, permettant par la suite comme vous le déclarez, de « rentrer par effraction dans l’intimité des autres et saisir systématiquement les secrets du désir » ?
Je n’ai pas « choisi » la photographie comme terrain de recherche à l’EDL pour la simple raison que cette option-là n’existait pas dans les années 80… Elle eût existé, je l’aurais choisie ! Vous avez raison, la photographie était encore loin d’être une activité artistique reconnue. Le public comme les professionnels du monde de l’art, commençaient tout juste à se poser la question de savoir si la photographie pouvait être considérée comme un art et les débats contradictoires autour de cette question – obsolète aujourd’hui – allaient bon train ! Personnellement, je ne me suis jamais posé cette question : la photographie est un art, c’était une évidence ! Mais nous étions peu. Je me souviens d’une discussion avec Bertrand Lorquin – qui est devenu par la suite le premier conservateur du Musée Maillol de Paris (avant de décéder très jeune) – nous avions la certitude que la photographie serait un jour exposée à Beaubourg ! Mais c’était alors une prévision d’une incroyable audace ! Je biberonnais à Walter Benjamin et je SAVAIS que la photographie allait devenir le mode d’expression artistique de la deuxième partie du 20e siècle. Si je n’ai donc pas « choisi » la photographie, mais celle-ci, en revanche, est venue à moi, car en même temps que j’étudiais à l’EDL, je vivais maritalement avec Jean-Luc Manaud, un photo-reporter qui travaillait pour les plus grands titres de presse. À l’inverse de ce qui se passait dans le monde de l’art, c’était la période faste du photojournalisme et de la presse, en général. Nous surfions sur cette énorme vague sans le savoir. Il suffisait d’être très bon photographe pour formidablement bien gagner sa vie. Le milieu était très actif et promettait la réussite. Alors, à l’issue de l’EDL, j’ai fait deux choses déterminantes :
– La première est que je suis entrée à mon tour dans la presse comme iconographe où pendant des années, j’ai « vu », regardé et choisi des centaines de photos par jour pour différents titres, me forgeant ainsi une culture photographique que je peux qualifier d’exceptionnelle et qui vint s’ajouter à mes études d’Histoire de l’art.
– La seconde est que, de façon plus personnelle, j’ai commencé à m’intéresser à l’Histoire de la photographie. C’est ainsi que j’ai été immédiatement frappée par le nombre de femmes photographes (c’était le début d’un féminisme, encore très minoritaire) qui avaient participé à l’histoire de ce medium sans que jamais ce rôle actif et fondateur ne leur soit reconnu. Parmi ces pionnières, j’ai repéré deux survivantes : Dora Maar et Gisèle Freund. Je les ai contactées toutes les deux par téléphone ; elles avaient à ce moment-là environ 80 ans… Gisèle Freund a accepté de me recevoir. Nous sommes devenues amies dès notre première rencontre ! Un ami m’a alors conseillé de « vendre » l’entretien de Gisèle Freund – la « photographe des écrivains » selon l’expression de l’époque – au Magazine littéraire. L’idée (c’était une bonne idée !) leur a plu, et à partir de ce moment, j’ai assuré pour ce périodique mensuel une rubrique photo régulière qui a duré une quinzaine d’années. Tout s’est donc mis en place pour assurer une carrière de journaliste, et même de « détective » me concernant. En effet, ce qui m’interpelle depuis toujours, c’est que les autres ne voient pas, mais que pour ma part, je vois ! Je crois même avoir pensé – sans jamais avoir été contredite par la personne à qui je l’ai confié – que j’ai un rapport « mediumnique » à la photographie.
2 – Pourriez-vous revenir pour nous sur ce qui vous a amené à élaborer visuellement le concept de « regards paranoïaques » ? En effet, votre livre est conçu en sept chapitres à partir de récits véridiques qui sont, à la fois, les petites histoires de la grande Histoire photographique. Votre approche est d’autant plus vivante qu’elle est menée de manière intimiste, c’est-à-dire que vous plongez les lecteurs au cœur des enjeux de la photographie, via des témoignages et des rencontres personnelles de photographes portraitistes, photojournalistes ou artistes renommés. Afin d’établir votre corpus de recherche critique, de quelle manière avez-vous procédé pour choisir les photographies déterminantes de Gisèle Freund, Julia Margareth Cameron, Robert Doisneau, Jacques Henri Lartigue, Henri Cartier-Bresson, Christophe Schimmel et de Markus Hansen ? Avez-vous des souvenirs mémorables de vos « rencontres » avec chacun d’eux ? Sont-ils à l’origine de ce livre ?
Toutes les photographies que j’ai retenues, me sont passées un jour sous les yeux, et disons que, pour des raisons toutes différentes, je ne les ai jamais oubliées. La seule « véritable » rencontre fut celle de Markus Hansen que j’ai écouté par hasard dans un colloque. Il explicitait sa démarche artistique en invoquant son « empathie », et alors que j’étais très timide, j’ai osé lui demander : « Empathie ? Ou mimétisme ? ». Ma question lui a plu. Il m’a invitée à lui rendre visite, mais je ne l’ai appelé que deux ou trois ans plus tard… J’ai beaucoup aimé alors notre dialogue et son travail d’artiste. En effet, j’avais remarqué – dans le cadre de mon atelier Apprendre à voir – que son travail interpellait terriblement les « regardeurs » (négativement ou positivement d’ailleurs). J’ai été très sensible à cela, au fait qu’il oblige les gens à regarder et à se poser des questions. Du coup, je lui ai proposé de « faire l’expérience » et que je devienne à mon tour son « cobaye » pour un portrait. J’aime fondamentalement mêler l’écriture à l’expérience. Je suis le contraire d’un pur esprit et je n’ai jamais « élaboré » de corpus de recherche critique. Comme vous l’aurez compris, je « baigne » littéralement dans la photographie, en état d’immersion permanente, et les sujets qui me passionnent, viennent à moi sans aucune démarche volontariste. De manière générale, et de façon purement intuitive, je ne calcule ni ne prévois grand-chose. Mon premier chapitre – « L’Anniversaire » (de Gisèle Freund) – je l’ai écrite en rentrant chez moi le soir même de cet événement inaugural, puisque ce jour-là, le désir d’associer photographie et littérature m’a envahie. Nous étions à la fin de l’année 1999, quelques jours avant la fin du 20e siècle et quelques mois seulement avant la mort de Gisèle qui m’a toujours poussée à écrire. C’est donc la rencontre de ces trois éléments qui me passionne : la vie, la photo et la littérature. Comme vous l’avez dit, j’ai construit ce livre autour de sept sortes de « nouvelles ».
À peu près au même moment que l’anniversaire de Gisèle, j’ai assisté à un colloque ouvert au public où un monsieur âgé s’est levé en se présentant comme « l’amoureux » de la photographie Le Baiser de l’hôtel de ville. Le public l’a applaudi (je n’ai pas forcément compris pourquoi), mais tout de suite après, une personne l’a humilié en lui disant qu’il avait perdu son procès et n’avait aucune légitimité pour prendre la parole. À ce moment-là, le public l’a hué (je n’ai toujours pas compris pourquoi)… Le vieux monsieur a alors quitté la salle en avalant sa honte, ça m’a fendu le coeur. Je lui ai couru après, et ce fut le début d’une grande histoire (pour moi, mais pour lui et sa femme également !). Vous voyez, ce ne sont pas des choses qui s’inventent ni se programment, mais qui plutôt se vivent ou peuvent se vivre violemment. Au fur et à mesure de l’écriture, ces sept histoires ont commencé à retracer, en filigrane, une Histoire de la photographie au 20e siècle. Cette idée m’est venue si naturellement que cela m’a plu. Je suis toujours menée par mes projets. Je me laisse faire et n’ai aucune position de maîtrise. Chaque rencontre est mémorable et toutes sont des aventures !
Il y a eu un seul épisode un peu « volontariste » et amusant : ce fut l’idée de mettre en comparaison deux photos identiques de Jacques Henri Lartigue (Bibi, au restaurant d’Eden Roc, Cap d’Antibes, mai 1920), sinon que l’une est en noir & blanc et l’autre en couleurs. Cela représentait un merveilleux support d’exercice pratique pour comparer les apports respectifs, de la couleur et du Noir & Blanc à la photographie. J’ai adoré faire cet exercice. Ce qui est amusant, c’est que j’avais proposé à l’éditeur de joindre ce chapitre au livre que nous étions en train de réaliser (avec mon amie Martine d’Astier qui était alors la directrice de la Donation Lartigue) dans le cadre de l’exposition et du catalogue éponymes de la MEP : « Lartigue, la vie en couleurs ». Mais chance formidable, l’éditeur a refusé ! Du coup, j’ai conservé cette précieuse idée pour mon propre livre, et elle est devenue le point de départ d’une des sept nouvelles sous le titre: « La Couleur et son contraire ».
3 – Le chapitre « L’Hypothèse du baiser volé : le procès ou le point limite » à partir de la célèbre photographie de Robert Doisneau – Le Baiser de l’Hôtel de ville – est donc le fruit de votre « enquête » sur les ambiguïtés d’un procès entre le photographe et les « amoureux » – Monsieur et Madame Lavergne – photographiés dans la rue, et qui vous a amené à réfléchir aux paradoxes des images. Pour bien saisir l’enjeu de ce procès (1993) et votre interprétation, pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a conduit à vous pencher sur le litige soulevé par cette photographie ? Car vous avouez que vous n’avez jamais vraiment compris la raison exacte de votre intérêt, pourtant assez obsessionnel, pour cette « histoire ». Si la photographie symbolise l’amour dans toute sa splendeur jusqu’à en devenir une icône, elle semble également symboliser l’originalité d’une image unique et non reproductible par son geste. Votre intérêt pour elle, comme pour le procès qui en a découlé, ne serait-il donc pas plutôt un prétexte pour pointer la clef de voûte de l’énigme au centre de votre ouvrage, énigme qui précède le chapitre de « L’Hypothèse du baiser volé » : celle d’une photographie, réalisée dans les années 50, de votre mère portant des lunettes noires, seule image personnelle reproduite au sein de votre ouvrage ? Pourquoi cette photographie – qui n’a absolument rien à voir avec ce dont vous traitez par ailleurs – est-elle représentée ? Est-ce un lien avec ce que Roland Barthes écrivait sur le portrait de sa propre mère : « Ce qu’elle produit en moi est le contraire même de l’hébétude ; plutôt une agitation intérieure, une fête, un travail aussi, la pression de l’indicible qui veut se dire. […] Comme Spectator, je ne m’intéressais à la Photographie que par ‘sentiment’ ; je voulais l’approfondir, non comme une question (un thème), mais comme une blessure : je vois, je sens, donc je remarque, je regarde et je pense »[1] ?
Cette histoire du baiser de l’Hôtel de ville est passionnante. Humainement, éthiquement et photographiquement parlant. Difficile de trouver un tel condensé de « passions » et une telle « aura » pour le porter. Sur le procès, il n’y a en fait aucune ambiguïté, mais bien plutôt une série de mensonges que j’ai mis à jour sans vouloir pour autant faire de Doisneau un coupable (ce n’était pas mon propos). J’ai « découvert », sans le chercher, que la thèse officielle – la version de Doisneau lors du procès en 1995 – était fausse ! J’ai eu si peur de ce que j’avais découvert que je n’ai pas osé publier pendant plusieurs années, car Doisneau était une sorte « d’institution ». J’ai d’ailleurs le même problème avec le livre que je suis en train d’écrire actuellement (décidément, c’est une manie…). Je cherche toujours là où les gens ne vont pas habituellement, et ce n’est pas forcément facile à vivre. Pourquoi avait-il menti, etc. ? À la fois, un roman, une histoire vraie, une histoire de photos, d’images, de société, d’argent… J’ai adoré écrire à ce sujet et je suis certaine d’avoir raison sur ce que j’avance. Ne pas oublier que la question du droit à l’image concernant la photo, comme le cinéma, a débuté – et ce n’est pas rien – avec l’épisode du procès du Baiser de l’Hôtel de ville. Cette histoire est donc énorme ! Quant à la photo de ma mère au milieu du livre, c’est une énigme, mais j’explique auparavant le long cheminement qui y mène. Disons que c’est une apparition qui m’est « tombée » dessus. Je n’avais rien prévu. Mais cela n’a rien à voir avec Roland Barthes, non. Dans mon cas, la blessure n’est pas la photo, mais ma mère elle-même qui m’a exclue de la « douceur » familiale, et très probablement aussi, de l’enfermement qui va avec… Avoir échappé au « cocon » a fait de moi – très jeune déjà – un être libre de penser par lui-même, et je ne m’en suis jamais privée.
4 – La question du secret que vous soulevez à différentes reprises est récurrente dans votre ouvrage. De nombreux artistes et philosophes se sont emparés de cette notion telle que Diane Arbus qui a pu dire : « Une photographie est un secret sur un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez » [2]. De même, Günther Anders qui dialoguait avec Susan Sontag sur la photographie à l’époque de la troisième révolution industrielle, déclarait que : « Aujourd’hui, il faut le dire, le voyeurisme du pouvoir total rencontre à mi-chemin l’exhibitionnisme généralisé volontaire et sans honte. Se dévoiler n’est pas honteux : selon la morale actuelle, c’est le secret qui est immonde » [3]. Effectivement, suivant l’angle que l’on adopte, le secret peut être vu comme une protection, un fardeau, une vérité, une intrigue, une éthique, un imaginaire, une responsabilité, voire une libération… Mais considérons-nous réellement le pourquoi du secret et les conséquences d’une éventuelle révélation ? Le secret a-t-il plus de valeur dans son mystère que dans son dévoilement ? Ainsi, pour vous, le secret doit-il forcément être nommé pour être ?
Le secret, pour moi, est fondamental. C’est effectivement mon moteur. C’est le début de l’imagination et je vis aussi dans un monde imaginaire, je veux dire que, par-là, ce monde imaginaire est aussi important pour moi que le monde réel. Je le vois, en tout cas , comme un monde qui m’a sauvé la vie. Mon début de vie ayant été difficile, ce qui m’a sauvée (de la dépression ou du désespoir), ce sont toutes les « histoires » que, dès ma plus tendre – très tendre – enfance, j’ai inventées pour peupler – ou oublier – ma solitude, à partir de personnages (hommes, femmes, enfants, familles entières) que je découpais dans les catalogues publicitaires de ventes par correspondance. Donc, je « refaisais » ma vie, mais surtout le monde, grâce à des images et selon des règles que j’avais totalement inventées. Ce jeu solitaire m’a sauvé la vie, car le « réel » ne me convenait pas. Je ne suis pas du tout intéressée par les petits secrets honteux de la vie privée de chacun… Au contraire, j’ai un trop grand respect de la liberté individuelle pour cela. Je suis donc intéressée par les secrets qui vous empêchent d’accéder à l’intelligence des choses et d’avancer. Cela concerne aussi, bien sûr, tout ce que nous cache notre inconscient, cette force obscure qui nous meut et dont la photographie est une merveilleuse traduction, puisque personne ne voyant la même chose (regards paranoïaques), chacun est renvoyé à sa subjectivité et à son intériorité. Me concernant, un bon exemple auquel je pense se réfère à ma grand-mère. Celle-ci avait un magasin de chaussures dans un bourg de Bretagne et lorsque j’étais petite, je n’avais pas le droit de me montrer aux clientes. Alors, je passais des heures – dès mon plus jeune âge – à écouter, à observer en cachette et à découvrir la « comédie humaine ». J’étais fascinée par tout ce que j’apprenais des autres sans qu’ils ne le sachent. C’était très amusant ! Ma grand-mère était une femme très moderne, mais la plupart de ses clientes portait encore le costume traditionnel et la coiffe bretonne (jusque dans les années 70). Je la regardais les initier au port de « l’escarpin », dans un style inoubliable. Les dialogues étaient savoureux, et plus drôles que tout ce qu’on peut imaginer. Cette « école de la vie » m’a profondément nourrie. C’est un exemple, mais j’en ai beaucoup d’autres. Je voyais bien que tout ce que je comprenais agaçait les adultes. J’ai compris très vite, je crois, que la plupart des gens s’accommodent mieux du secret que de la vérité et les « coulisses » de la « vraie vie » sont devenues pour moi, un lieu de prédilection et d’apprentissage. Pas d’intelligence du monde sans émancipation des codes ! J’ai acquis, non pas un talent de procureur, mais d’observateur, et peut-être même d’écrivain, car regarder et deviner, c’est évidemment la qualité première de toute personne qui écrit. Cela agaçait les adultes, mais m’a mis très jeune sur un pieds d’égalité avec eux.
5 – À propos d’une photographie de Henri Cartier-Bresson que vous avez choisie pour illustrer votre réflexion, vous écrivez que les « images endormies […] peuplent nos imaginaires avant de réapparaître comme un fantôme, miraculeusement surgi de je ne sais quelle nuit ». Par association et constellation d’idées, les recherches de l’historien de l’art et iconologue Aby Warburg me semblent faire écho à votre analyse de la photographie qui ferait symptôme, notamment à propos de son concept du Nachleben (double rythme fait de survivances et de renaissances). Georges Didi-Huberman, dans son essai L’Image survivante, définit le Nachleben comme un « dispositif complexe destiné à offrir – à ouvrir – les jalons visuels d’une mémoire impensée de l’histoire » [4]. Vous en êtes-vous inspirée pour créer la dynamique de Regards paranoïaques ? Écrire sur le regard vous a-t-il permis une relecture de votre propre histoire, de votre mémoire, et des œuvres produites par des femmes artistes ?
Non, je ne m’en suis pas inspirée, car je ne connais malheureusement pas ces références. Écrire vous oblige, de toutes façons, à une relecture de votre histoire comme je viens de l’expliquer. En fait, j’ai peu de références – ce qui me donne sans doute une pensée « originale » – et j’ai plutôt un énorme matériau brut qui m’a toujours habitée. M’intéresser aux femmes artistes a toujours été un intérêt premier pour moi (et depuis les années 70) car TOUTES CES FEMMES RÉDUITES AU SILENCE durant des siècles, est un vide, un impensé de l’Histoire qui me va droit au cœur. Les femmes ont été mises au « secret », comme on le disait à propos du cachot justement ! Il y a là, un champs d’études illimité pour un bon moment, car il y a toujours eu une énorme créativité des femmes. Je suis sûre que les femmes ont toujours peint, sculpté, écrit, etc. Je me réjouis d’avance de toutes les découvertes à venir. Personnellement, j’ai tout à fait conscience que sans l’écriture, je serais devenue folle, ou je serais déjà morte… J’ai juste été gâtée par les circonstances historiques, en ayant grandi en même temps que l’émergence du mouvement mondial de libération des femmes qui, historiquement, a ouvert pour toutes les femmes un champ des possibles inespéré.
6 – À propos du chapitre concernant Markus Hansen, et à la vue d’une photographie retenue de Margaret Bourke-White dont il s’est inspiré pour réaliser Other people’s feelings are also own (2001-2017), j’avoue avoir été sidérée par celle-ci. Je n’avais jamais vue ni même entendu parler de cette photographie qui a été réalisée le 16 avril 1945 après l’ouverture du camp d’extermination de Buchenwald. Cette photographie n’a jamais été publiée, puisqu’alors jugée pas assez spectaculaire. Pourtant, elle fait froid dans le dos, et même si elle ne nous impose pas la scène de l’horreur que l’on devine sans peine. D’ailleurs, sa légende est d’une importance cruciale pour comprendre la nature du hors-champ que nous ne voyons pas. De quelle manière cette photographie vous a-t-elle permis de défendre une nouvelle grille de lecture et d’interprétation crédible de l’Histoire des anti-icônes (oubliées ou niées) ? Faut-il suffisamment de recul, et quelques décennies de prise de conscience, pour faire émerger certaines photographies à leur juste valeur symbolique, mythique ou historique ? Ou faut-il seulement comprendre qu’une image devant nos yeux ne s’impose pas pour autant au regard, étant donné que les images ne sont plus des exceptions, mais la norme de notre quotidien ?
Absolument, cette photo associée à la « pédagogie de l’horreur » est formidable ! Regarder des gens qu’on oblige à regarder ce qu’ils ne voulaient pas voir jusque-là, c’est évidemment fascinant… En 1945, les Américains avaient exigé que des habitants de la ville de Weimar assistent à l’ouverture du camp d’extermination de Buchenwald, situé à seulement à quelques kilomètres de leur ville, et avant « nettoyage ». Ces « bourgeois » ont juste l’air tétanisé… Je ne connais pas d’autres expériences similaires. Certes, il faut du temps, des décennies de prise de conscience pour qu’une image parmi tant d’autres, surnage et s’impose. C’est le travail souterrain de l’Histoire. Je ne sais plus qui – peut-être Serge Daney ? – faisait la différence, très pertinente, entre le visuel et les images. Le visuel, c’est notre quotidien. L’image – qui nous parle puisqu’elle parle de nous – est une exception bien sûr. Il y a plusieurs anti-icônes dans mon livre : l’une d’entre elles est l’assassinat du militant maoïste Pierre Overney devant les usines Renault en 1972, photographie prise par Christophe Schimmel. Effectivement, je suis d’accord, on parle ou on montre très peu de ces photos qui fâchent. Elles sont immédiatement censurées ou enterrées. Je pense également aux images de la guerre d’Algérie, images d’amateurs qui ont bien du mal à sortir, et pourtant, il y en a énormément. Je le sais parce que j’ai fait une recherche sur la question pour un de mes premiers livres : L’Album photo des Français : 1914 à nos jours. Évidemment, s’y intéresser vous remet devant le travail d’oubli de la grande Histoire et la mise au bâillon de tous ceux qui ont essayé d’en faire bouger le cours.
7 – Quels seraient les trois livres essentiels à vos yeux que tout lecteur se devrait de lire pour saisir l’importance de la photographie dans l’histoire de la pensée, afin d’en saisir la dimension, le sens, sinon l’impact, tant du point de vue social et politique, que philosophique ?
J’ai déjà parlé de Walter Benjamin qui me fascine par son talent visionnaire de medium – dès les années 1930 – quant à l’avenir et la nature de la photographie, et aussi par sa sensibilité de poète. Je n’ai jamais cessé d’aimer et de recommander le livre brillantissime d’Olivier Lugon : Le style documentaire, d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945. Il dit des choses absolument essentielles sur l’Histoire de la photographie. À la fin du 20e siècle, j’ai pris un plaisir infini à lire les chroniques quotidiennes de Serge Daney dans Libération. C’est le plus grand sémiologue de l’image qui n’ait jamais écrit sur le cinéma et l’image (photographique) en général, mais en tant que journaliste, soit au jour le jour sur notre rapport quotidien à l’image dont l’actualité nous abreuve chaque jour. Tous ses écrits et articles ont été réédités depuis sa disparition. Et enfin, d’une manière générale, je confesse une inclination pour les autobiographies de photographes (Brassaï, Blumenfeld, Arbus, Weegee, etc.) car le romanesque d’une vie s’y entrelace avec les évolutions et les réflexions de l’artiste sur son métier de « voir », tous ces aspects étant évidemment parfaitement liés. Une citation de Blumenfeld au hasard : « Pour moi, la plus grande magie du XXe siècle, c’est la chambre noire ». Pour les photographes – comme pour moi – la vie est d’abord un chemin que l’on trace soi-même, autrement dit une aventure. Dès l’enfance, j’ai toujours désiré que la vie comme aventure, m’emmène très loin, et je m’entends bien avec ceux qui ressentent la même chose.
Entretien © Martine Ravache & Isabelle Rozenbaum – Illustrations © DR
Photographies © Martine Ravache & Gisèle Freund, Robert Doisneau, Jacques Henri Lartigue, Yourik Brodsky, Grete Stern & DR.
(Paris, nov 2024-fév.2025)
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.
[1] La Chambre claire : note sur la photographie, Le Seuil, 1980.
[2] « A Photograph is a secret about a secret. The more it tells you the less you know », in Artforum, mai 1971.
[3] http://artichautmag.com/sur-la-photographie-a-lepoque-de-la-troisieme-revolution-industrielle-dialogue-entre-susan-sontag-et-gunther-anders
[4] L’Image survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Minuit, 2011.