Je ne me flatte pas d’être mélomane. À vrai dire, je connais peu de chose à la musique, mais je me suis découvert avec le temps la faculté de traquer les ressemblances. Et comme je vois des analogies entre des sujets apparemment dissemblables au point d’en faire parfois des livres, il semblerait que j’ai aussi l’oreille pour traquer les emprunts. J’en veux pour preuve le fait que le deuxième mouvement de la sonate n°8 de Beethoven, dite « pathétique » me fait tout de suite penser au morceau intitulé Nimrod d’Edward Elgar, tiré des Variations Enigma.
Entre nous soit dit, il y a beaucoup de bonnes choses dans la musique orchestrale britannique du début du XXe siècle, mais impossible de rivaliser à l’époque avec l’avant-garde française (Debussy, Satie, Fauré, Ravel) et russe (Prokoviev, Stravinski et Tchaïkovski). Il aura fallu cent ans pour que Gustave Holst, Edward Elgar et William Walton finissent par se faire entendre.
À force de confondre les deux morceaux, ou de m’attendre à un développement qui n’arrive jamais lorsque j’en entends un tout en pensant au second, j’ai fini par faire des recherches afin d’en avoir le cœur net. Or, Edward Elgar traversait un moment de dépression lorsque son ami August Jaeger vint jouer pour lui le début de ladite sonate : « C’est justement dans les moments les plus cruels de l’existence que Beethoven a composé les plus belles pièces. Et c’est aussi ce que vous devez faire ! » avait déclaré Jaeger. Inspiré par la musique autant que par cette réflexion, le compositeur produisit alors son adagio le plus célèbre en s’inspirant du thème de Beethoven. Je ne suis donc pas fou.
Nimrod, le « chasseur biblique », donne ici son nom au morceau, en référence à l’allemand « jaeger » qui signifie chasseur. Dans la Genèse, Nimrod est aussi le roi qui lança la construction de la tour de Babel. En Hébreu, l’étymologie de son nom pourrait signifier « Nous nous rebellerons contre Dieu ». Dans la genèse, c’est le prototype du révolté, mais aussi de l’orgueilleux. Les deux vont ensemble. J’en conclus que la création était pour Elgar une façon de défier son créateur. Mais ce qui m’intéresse le plus dans cette histoire, est le moment d’abattement. Je veux dire cet instant de désespoir où le cumul des échecs pousse au suicide et permet néanmoins, sans doute parce qu’il met à bas toutes les défenses, y compris les plus viscérales qui garantissent la survie, de créer quelque chose de valable. C’est à ce moment-là que tout se joue. Et j’en viens donc à me demander : jusqu’où faut-il aller ? À quel moment faut-il renoncer ?
Toute tentative de créer quoi que ce soit se heurte au monde, parce que la société dans laquelle il nous faut vivre n’a pas besoin d’un nouveau morceau de musique, d’un nouveau livre, d’un nouveau poème. En réalité, elle en a cruellement besoin, mais son aveuglement est tel qu’elle croit non seulement pouvoir s’en passer, mais qu’il lui faille absolument s’en passer.
Au fil des années, je me suis souvent posé cette question. À quel moment dois-je admettre que mon acharnement à écrire des livres est puéril, irrationnel, néfaste à mon entourage et à moi-même ? Parce qu’on a tous en nous, et de manière innée, une mesure constante du rapport coût/bénéfice. Afin d’assurer la pérennité de l’espèce, l’évolution a ancré dans notre cerveau reptilien cette estimation au jugé qui nous fait renoncer aux tentatives désespérées, aux combats contre les moulins à vent, aux entreprises que les statistiques vouent à l’échec. Quelque chose de charnel fixe sans même le dire un point de non-retour, au-delà duquel l’investissement de départ n’est plus rentable et s’avère donc inutile. Pour que la faute soit pardonnable, il faudrait abandonner avant qu’il soit trop tard. Dans la fameuse locution latine : « Errare humanum est », on oublie trop souvent le deuxième terme de l’équation : « perseverare diabolicum » qui en dit long sur un monde éventuellement prêt à tolérer l’hérétisme, mais pas l’obstination.
Alors, à quel moment ? Sans hésiter, je répondrais comme Edward Elgar et comme Beethoven : jamais ! C’est justement quand toutes les limites de la raison ont été dépassées, quand l’aiguille du petit compteur est dans le rouge et que le temps perdu semble irrécupérable qu’il faut encore insister pour finir au sommet de la tour de Babel à tutoyer Dieu avec le chasseur Nimrod. La littérature a donc quelque chose de diabolique, car elle est avant tout le fruit d’une opiniâtreté sans faille qui confine parfois à l’acharnement. Si c’est bien la soumission que réclame le Dieu des anciens, alors l’écrivain ne peut être que du côté du rebelle, du défi à l’ordre établi, de la Tour sans fin, et par conséquent du Diable.
La seule chose qui me chiffonne est que le roi Nimrod finit par mourir d’une piqure de moustique. Une piqure à l’intérieur du nez, qui plus est. Il ne suffisait pas aux scribes terrorisés que le personnage du rebelle finisse, lui aussi, par mourir. Encore fallait-il que cette mort soit humiliante pour nous passer l’envie d’être des bâtisseurs. Aujourd’hui, l’interdit est toujours vivace et la menace reste entière.
Texte © Mikaël Hirsch – Illustration © DR (La Torre de Babel, oeuvre de Marta Minujin, Buenos Aires, 2011, composée de 30 000 livres.)
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