Le regard plein de fougue victorieuse, en partance pour un repos bien mérité avant son entrée à l’Élysée, le Mari de Cécilia pense à quelque chose dont il n’a pas encore tout à fait conscience, Mesdames et Messieurs. Marchant dans une de ces rues huppées de la capitale, en ce jour où je prends officiellement mes fonctions de Président de la République française, accompagné sans doute de Cécilia, je pense à la France, sa femme, grandes lunettes fumées, la maîtresse de son ancien conseiller en communication, bien qu’il ne sache plus ce qu’il en est, sinon qu’on dit des choses dans ce vieux pays qui a traversé tant d’épreuves et qui s’est toujours relevé, qui a toujours parlé pour tous les hommes, mais ça ne compte plus dorénavant. Montrer pourtant qu’il y croit même si tout ça, quelle foutaise ! se dit-il. Ce sera son premier mensonge tout en offrant mains et sourires et que j’ai désormais la lourde tâche de représenter aux yeux du monde. Peu importe, il fait beau.
La France est entre ses mains donc. Reste à savoir qu’en faire… Il pense alors ne rien promettre d’autre qu’un programme dont les points principaux tiennent en un seul : la rupture ! Pour en finir avec les pratiques de ses prédécesseurs. Je pense à tous les Présidents de la Ve République qui m’ont précédé. Je pense au général de Gaulle qui sauva deux fois la République, qui rendit à la France sa souveraineté et à l’État sa dignité et son autorité. Ce sera son deuxième mensonge : il n’y aura de rupture qu’avec ce qu’il promet, mais aussi avec Cécilia sous peu, ce qu’il tait par omission. Je pense à Georges Pompidou et à Valéry Giscard d’Estaing qui, chacun à leur manière, firent tant pour que la France entrât de plain-pied dans la modernité. Il pense d’ailleurs qu’en matière de rupture, c’est Cécilia qui a commencé. Je pense à François Mitterrand, qui sut préserver les institutions et incarner l’alternance politique à un moment où elle devenait nécessaire pour que la République soit à tous les Français. Et entre Cécilia et la France, il préférera toujours se faire la France même s’il prétend le contraire par SMS. Mais pour l’instant, il fait trop beau pour y penser. Je pense à Jacques Chirac, qui pendant douze ans a œuvré pour la paix et fait rayonner dans le monde les valeurs universelles de la France. Je pense au rôle qui a été le sien pour faire prendre conscience à tous les hommes de l’imminence du désastre écologique et de la responsabilité de chacun d’entre eux envers les générations à venir. Bien obligé de déblatérer ces politesses et de suivre le protocole avec lequel il rompra aussi au plus vite une fois dans les murs. Rupture, rupture, rupture !
Le Mari de Cécilia porte une chemise – blanche – entrouverte. Ne voit-on pas aussi, sa chaîne – dorée – qui est au cou comme une gourmette ? Mais en cet instant si solennel, ma pensée va d’abord au peuple français qui est un grand peuple, qui a une grande histoire et qui s’est levé pour dire sa foi en la démocratie, pour dire qu’il ne voulait plus subir. Vulgaire la chaîne au cou mais si richement vôtre. Sa veste, car il porte une veste, dans les tons foncés – bleu marine – bien coupée, mais sans doute qu’elle ne lui va pas, tout comme sa montre trop grande qu’ici on ne verra pas. Là, sa veste est sans doute trop classique. Des reflets – laiteux – la bigarrent à la manière de flocons de bémols et de dièses dit la chanson, mais je pense au peuple français qui a toujours su surmonter les épreuves avec courage et trouver en lui la force de transformer le monde. Certains citoyens, aux refrains de confusion, de lendemains qui ne chanteront bientôt plus, se congratulent d’eux-mêmes pour l’applaudir ou le héler. Je pense, je ne le vous cache pas, avec émotion à cette attente, à cette espérance, à ce besoin de croire à un avenir meilleur qui se sont exprimés si fortement durant la campagne qui vient de s’achever. Comment a-t-il pu, se demande-t-il, réussir quelque chose dont il ne revient pas, même en se rasant tous les matins ? Comme a-t-il pu les embobiner pour le reste des matins qu’il lui reste à se raser ? Je pense avec gravité au mandat que le peuple français m’a confié et à cette exigence si forte qu’il porte en lui et que je n’ai pas le droit de décevoir. C’est l’ultime apparition avant de s’envoler sur le Falcon privé de Vincent pour rejoindre le Paloma, et partir pour la Corse qu’il atteindra finalement à Malte, et tout le tintouin du peuple choqué, outré, jalousement révolté, mais content d’avoir été voter en toute impunité sa propre dissolution en pariant dur comme fer à cette exigence de rassembler les Français parce que la France n’est forte que lorsqu’elle est unie et qu’aujourd’hui elle a besoin d’être forte pour relever les défis auxquels elle est confrontée. Par le sourcil relevé, circonflexe de son idée fixe, tel ce Nagy-Bocsa qu’il incarne dans ses gènes, la mâchoire volontaire et les dents – blanches – carnassières de winner à la show bizz, il pense alors soudain à une suite royale parce que cette exigence de respecter la parole donnée – respecter la parole donnée – et de tenir les engagements parce que jamais la confiance n’a été aussi ébranlée, aussi fragile, il s’en fout. Une suite pleine de dorures. Il y pense aussi, et brandit haut la parole et le refrain d’une exigence morale parce que jamais la crise des valeurs n’a été aussi profonde, parce que jamais le besoin de retrouver des repères n’a été aussi fort. Avec des femmes alléchées et alanguies de lui. Cellulaire dernier modèle qui vibre doucement dans sa poche intérieure. Cheveux rebroussés, qu’il a précisément rebroussés d’un geste consciencieux pour faire sérieux, ce petit bouton sur le bas côté droit de son menton, quand même. Comme un point soucieux, de quelque chose qui le retient, un détail. Le diable y gît-il ? C’est bien là le problème. Que doit-il faire pour Madame Michu et Monsieur Duchemol – pôv’con que celui-là – qui ont voté pour lui ? Qu’a-t-il, lui, à voir avec eux, avec lui-même ? Rien. Il peut leur parler de l’exigence de réhabiliter les valeurs du travail, de l’effort, du mérite, du respect, parce que ces valeurs sont le fondement de la dignité de la personne humaine et la condition du progrès social. De toute façon, ils sont tellement cons qu’il pourra toujours les faire travailler plus pour gagner moins. Puis les autres, ceux de la France sans gêne et sans remords, ceux qu’il envie plus que jamais, c’est-à-dire ceux dont il envie les privilèges ancestraux de leur lignée éternelle, il les aidera à gagner plus en travaillant moins. C’est ce qu’il songe mettre en place comme une exigence de tolérance et d’ouverture parce que jamais le racisme, l’antisémitisme et le sectarisme n’ont été aussi destructeurs, parce que jamais il n’a été aussi nécessaire que toutes les femmes et tous les hommes de bonne volonté mettent en commun leurs talents, leurs intelligences, leurs idées pour imaginer l’avenir. Il pense à son fils Jean. Qu’il lui donnera des pouvoirs aussi à Jean. Pareil que tous ces fils de, d’Arnaud à Martin, qu’il n’a jamais pu être, lui, à cause de son père qui a planté sa mère comme sa femme essaie de le planter. La garce, c’est moi le Mari de Cécilia, pas un autre ! marmonne-t-il entre ses dents – blanches. Voilà le programme dans les grandes lignes : exigence de changement parce que jamais l’immobilisme n’a été aussi dangereux pour la France que dans ce monde en pleine mutation où chacun s’efforce de changer plus vite que les autres, où tout retard peut être fatal et devient vite irrattrapable. C’est du bon, du tangible, du concret qu’il peut le répéter à souhait avec variations : Exigence de sécurité et de protection parce qu’il n’a jamais été aussi nécessaire de lutter contre la peur de l’avenir et contre ce sentiment de vulnérabilité qui découragent l’initiative et la prise de risque alors que la France a tant besoin qu’on assume les risques et que l’on prenne des initiatives. Presque aussi bon que la prose de ce Guillaumarc, non ? Cette double tête de gondole labellisée, nom ? Mussolevy ou Lovumessy, quelque chose comme ça… et de profession ? Grantécrivain du CAC40 qui, reconnaissance dégoulinante du peuple oblige, connaît le succès grâce à une prose de bons sentiments cathodiques, succès des bling-bling que le Mari de Cécilia admire le plus. En matière d’exigence – qui ne peut être de la littérature pour lui – c’est son discours qu’il faut lire, pense-t-il, puisqu’en matière d’exigence, et il sait de quoi parle un président, lui, car il a moult exemples à donner : exigence d’ordre et d’autorité parce nous avons trop cédé au désordre et à la violence, qui sont d’abord préjudiciables aux plus vulnérables et aux plus humbles. Ah… le peuple français, la culture française, l’esprit français et surtout cette exception française dans l’exigence, cette exigence de résultat parce que les Français en ont assez que dans leur vie quotidienne rien ne s’améliore jamais, parce que les Français en ont assez que leur vie soit toujours plus lourde, toujours plus dure, parce que les Français en ont assez des sacrifices qu’on leur imposait sans aucun résultat. L’exigence de résultat est un devoir pour moi. Parfait pour l’application du programme dont les principaux points tiennent en un seul : Rupture ! Le Mari de Cécilia est content. Il se retourne à cette satisfaction de trois quarts, le visage en direction de la foule, bien qu’il n’ait qu’une idée maintenant : rejoindre le Paloma à tire de Falcon, tous frais payés par Vincent pour une croisière dont personne n’a idée… Donc : exigence de justice parce que depuis bien longtemps autant de Français n’ont pas éprouvé un sentiment aussi fort d’injustice, ni le sentiment que les sacrifices n’étaient pas équitablement répartis, ni que les droits n’étaient pas égaux pour tous. Il en a pourtant marre de cette foule qui l’acclame. On le voit au fond de son regard. Effronté. Il pense sans doute qu’ils peuvent aller regarder la télé… Penser d’ailleurs à y passer dès que possible, se dit-il. Mais pour l’instant, il pense trop à autre chose, et notamment, il pense à Cécilia qui ne pense, elle, qu’à le larguer. La salope, se dit-il, lui qui l’emmène sur le bateau de Vincent, lui qui a gagné, lui qui va tous les baiser. Bon, une petite dernière : Exigence de rompre enfin avec les comportements du passé, les habitudes de pensée et le conformisme intellectuel qui a fait tant de mal à notre démocratie parce que jamais les problèmes à résoudre n’ont été aussi inédits. Il nous faut inventer de nouvelles solutions.
Du discours d’investiture au moment même où cette idée de voyage a germé, de Malte en yacht, au lieu de la Corse où on aurait dû l’y trouver, le Mari de Cécilia y avait pensé longtemps à l’avance pour leur jouer, à tous, un bon tour. Le peuple m’a confié un mandat. Au milieu de l’eau, entre Taormina et Syracuse, je le remplirai. Grâce au soutien de Johnny, Christian, Jean-Marie, Enrico et du Gyneco, des sujets de sa cour parmi d’autres dont il est l’élu, il remplira ce mandat. Il verra ses amis, tels des étonnés à ses pieds, à qui il confiera ses desseins amphigouriques. Pour le mandat, je le remplirai scrupuleusement, avec la volonté d’être digne de la confiance que m’ont manifestée les Français. Pour le bateau, il voguera, mais quelle chemise porterai-je ? se demande-t-il soudain. Son costume, il en changera. Comme Président, il en mettra un qui lui donne une stature parce que je défendrai l’indépendance et l’identité de la France, avec des fringues comme il faut. Au titre de lui-même, puisqu’il a la volonté d’être, hors dudit mandat, le maître du monde, il dira à Cécilia de bien se tenir car je veillerai au respect de l’autorité de l’Etat et à son impartialité et elle arrêtera de l’emmerder lui, son mari à elle sa femme qu’il trompe allégrement plus qu’elle ne l’a jamais trompé avec Richard. Je m’efforcerai de construire une République fondée sur des droits réels et une démocratie irréprochable. Tout le monde finira par le comprendre à commencer par le peuple qui n’a encore rien compris et l’a donc élu. Ceux qui ne seront pas d’accord n’auront qu’à se casser. Je vais me battre pour une Europe qui protège, parce que c’est le sens de l’idéal européenne, pour l’union de la Méditerranée et pour le développement de l’Afrique, parce que les destins de l’Europe et l’Afrique incontestablement sont liés. Les mécontents, les malheureux et tous les insatisfaits n’auront qu’à se suicider. Bon débarras, se dit-il. Et la chemise ouverte sur son buste paré de sa chaîne dorée – en or qui brille – on verra de quoi il est capable, notamment avec les insurgés, les sans-papiers, les sans-domiciles, les faibles, les malades, les syndiqués, les étudiants, les personnels administratifs, les chercheurs, bref avec tous les extrémistes sociaux. Je ferai de la défense des droits de l’homme et de la lutte contre le réchauffement climatique les priorités de l’action diplomatique de la France dans le monde. Et il abrogera tous les concours de la Princesse de Clèves pour qu’on forme de vrais débiles qui s’exécutent enfin et qu’on crée plus de richesses, c’est-à-dire plus de marchandises, que l’on constitue davantage de plus-values, c’est-à-dire des profits pour les actionnaires qui en ont besoin pour vivre dignement sans travailler. Les masses asservies, quant à elles, pourront toujours être libres de consommer ce qu’on leur autorisera qu’elles ont produit pour soutenir la croissance et le bon fonctionnement des industries. Dans tous les cas, se promet-il, rien de ce qui touchera de près ou de loin à la Marquise de Merteuil ou à Julien Coupat ne devra plus circuler, sauf les proses de Lovumessy, ce fameux Mussolevy.
Le soleil illumine la mer – bleue – qui l’attend avec Vincent à bord du Paloma où il est invité en tant que very important personne puisque maintenant, le Président, se répète-t-il sans cesse, c’est moi, c’est moi, c’est moi, et aucun autre. Évidemment, tout ce à quoi il pense montre que la tâche sera difficile et elle devra s’inscrire dans la durée. Ainsi, sans doute faudra-t-il voter pour lui une seconde fois et, qui sait, après, faudra-il voter sans doute pour Jean qui le remplacera… Même s’il n’y pense pas encore en se rasant, et que cinq ans paraissent une éternité, il faudra bien songer à son remplacement, soit par lui-même, soit par Jean, car qui d’autre le pourrait sinon ? Si chacun d’entre vous à la place qui est la sienne dans l’État et chaque citoyen à celle qui est la sienne dans la société ont vocation à y contribuer… bon là, il s’emmêle ou c’est encore Henri qui lui fait dire n’importe quoi, bref… je veux dire ma conviction qu’au service de la France il n’y a pas de camp. Il est certain, et tout le monde sera d’accord car il n’est pas question d’envisager les choses autrement, il est donc certain qu’il n’y a que les bonnes volontés de ceux qui aiment leur pays. Pour mieux développer sa pensée même s’il songe qu’il devrait se barrer parce qu’il est vraiment tard et qu’il en a marre de saluer tout ce peuple, il dira encore qu’il n’y a que les compétences, les idées et les convictions de ceux qui sont animés par la passion de l’intérêt général. C’est-à-dire en un mot : le sacrifice. À l’image de ce sacrifice qu’il fait lui-même pour lui-même et pour la France qui va l’aider à se servir lui-même et les siens, à tous ceux qui veulent servir leur pays, je dis du fond de mon cœur que je suis prêt à travailler avec eux et que je ne leur demanderai pas de renier leurs convictions, de trahir leurs amitiés et d’oublier leur histoire comme lui il va s’empresser d’oublier ses promesses. Ainsi, il vous le dit, si ceux à qui il s’adresse le croient, et bien croyez-le à vos risques et périls, mais c’est à eux de décider, en leur âme et conscience d’hommes libres, comment ils veulent servir la France car lui sait comment il va s’en servir.
D’ailleurs, il vous le dit aussi, pour moi, le service de la France c’est un devoir. Le 6 mai il n’y a eu qu’une seule victoire, celle de la France qui ne veut pas mourir, qui veut l’ordre mais qui veut aussi le mouvement, qui veut le progrès mais qui veut la fraternité, qui veut l’efficacité mais qui veut la justice, qui veut l’identité mais qui veut l’ouverture. Pour la gauche, si elle n’est pas avec lui, elle est contre lui. Pour la droite, si elle n’est pas avec lui, il sera toujours avec elle quoi qu’il arrive, même s’il faut la retenir avec les dents. C’est pourquoi il faut, comme dans le couple, écouter ce que dit l’autre, comme le FN ou le MPF, mais dans les actes, s’ouvrir à d’autres, comme au PS. Ce qu’il sait, c’est qu’en politique, rien ne dure vraiment, si ce n’est le pouvoir qu’il faudrait savoir garder. Alors, autant permettre aux autres de le rallier, coûte que coûte. C’est pourquoi le 6 mai il n’y a eu qu’un seul vainqueur, le peuple français, qui est grand parce qu’il ne veut pas renoncer, qui ne veut pas se laisser enfermer dans l’immobilisme et dans le conservatisme, qui ne veut plus que l’on décide à sa place, que l’on pense à sa place. Il est donc heureux de le gouverner à présent puisque nous sommes d’accord que c’est lui et lui seul qui le gouvernera comme il l’entend. Eh bien, à cette France qui veut continuer à vivre, à ce peuple qui ne veut pas renoncer, qui méritent notre amour et notre respect, je veux dire ma détermination à ne pas les décevoir et il s’en va donc de ce pas à Malte.
Vive la République ! Vive la France ! Vive la rupture !
Texte © Caroline Hoctan – Peinture © Marc Molk (Le Mari de Cécilia, 2007, huile et acrylique sur toile, 195 x 130 cm) – Illustrations © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans la revue Inculte (n° 19, mai 2010), ainsi que d’une seconde, en une version raccourcie, dans la monographie Marc Molk : Ekphrasis (Label Hypothèse-D-Fiction, 2012). Nous en donnons ici la version longue, revue et corrigée.
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