On se souvient que Marx avait pensé le mouvement de la société capitaliste et ses cycles (expansion/contraction) sur le mouvement des corps célestes ; de même, on pourrait penser que la production éditoriale de romans dits « policiers », par une nécessité mécanique, répète ledit mouvement, non plus selon des cycles, mais sur le simple mode du recyclage, et ce pour un temps indéfini. La circulation massive de produits de plus en plus formatés, brouillant la loi de l’offre et de la demande, nous inclinerait à le penser. Définitivement empaillé, recyclant ses codes ad nauseam dans la bouillie du kitsch, le roman de genre se décline aujourd’hui avec toutes ses étiquettes – polar, roman noir, thriller -, dans un monde gelé. Ses taxidermistes sont légion, hélas. Quelle ne fut donc notre appréhension lorsque nous eûmes entre les mains le dernier opus de Richard Morgiève : Le Cherokee (Joëlle Losfeld, 2019). Un roman « américain », situé au surplus en pleine Guerre froide, au fin fond de l’Utah. Un shérif, des crimes horribles, un serial killer, les grands espaces, les chromos rutilants des ailerons des Chevrolet, Buick et autres Plymouth Belvedere. Rien de plus casse-gueule. Planait l’ombre funeste de la stylisation maniériste, du pastiche bancal, partant, de la plantade majeure. Eh bien non : Le Cherokee est un miracle !
Disons-le tout net : nous aimons Richard Morgiève. Adolescent, nous avons lu ses premiers romans parus chez Engrenage et Sanguine, des romans « noirs » que leur auteur a reniés, les considérant – à tort – comme « de la merde ». C’est pour se sentir « libre » qu’il abandonnera le genre, césure ô combien pour lui salutaire, puisqu’elle accouchera d’Un Petit homme de dos, petite merveille qui mettra en orbite l’intéressé dans le champ littéraire français. Depuis, nous suivons avec attention sa trajectoire, celle d’un auteur marginal, singulier et inclassable (Ton Corps est un des plus beaux livres que nous ayons lu ces vingt dernières années). Comme avec Les Hommes, son précédent livre, Le Cherokee opère donc un retour aux sources initié en 2012 par la trilogie United Colors of Crime.
De quoi s’agit-il ? Soit ci-devant Nick Corey (bonjour Jim Thompson, et en passant, l’admirable Delon-Corey dans Le Cercle rouge), shérif d’un patelin perdu dans l’Utah, Panguitch, traversé par la route 89. Nous sommes en septembre 1954 et depuis que Kenneth Arnold a cru voir en 1947 neuf objets volants non identifiés tandis qu’il survolait dans son avion privé le Mont Rainier, l’Amérique est en proie à la paranoïa. Un avion de chasse à réaction – plus précisément un North American F-86 Sabre – atterrit dans la nuit en pleine cambrousse alors que Nick Corey est en patrouille. Le zinc est couvert de suie, le pilote a disparu. Un coup des Martiens ? Ou des Russes ? Le doute demeure, la peur du rouge règne, alimentée par le maccarthysme. Sans compter qu’à ce mystère s’en ajoute un autre : la présence, non loin d’un cimetière, d’une automobile, une Hudson vide, elle aussi, où Corey hume les fragrances d’un parfum parisien, L’Heure bleue… Deux sanglantes enquêtes vont s’enchevêtrer à partir de cette trame inaugurale : celle du Sabre, aux cours de laquelle Corey, épaulé par l’agent spécial Jack White du FBI, sera confronté à une bande d’illuminés complotistes ; et celle qui tourne autour d’une femme disparue au parfum français, entraînant la traque d’un tueur en série se révélant in fine être le meurtrier des parents adoptifs de Nick Corey. Inutile d’en dire plus. Morgiève colle aux lois du genre et l’on suit avec un plaisir certain son crypto-Apache, shérif vétéran de Guadalcanal, décrypter les signes indiciaires semés çà et là, l’enquête se doublant d’une quête plus intime. Voilà pour le premier niveau de lecture.
Car il en est un second qui n’atténue en rien le plaisir du premier, mais le décuple : si on retrouve dans ce livre tous les codes du roman noir, auquel s’adjoignent d’autres codes, provenant de genres qui eux aussi ont leur cahier des charges – le western, le roman d’aventures, le road movie, le nature writing, et même le roman d’espionnage -, jamais Morgiève ne cède à la démagogie avec son lecteur. S’il pratique volontiers l’humour (noir) – bonheur de lire des phrases telles que : « Quelle était la différence entre des souvenirs et des réminiscences ? Corey ne savait pas trop. Entre une balle blindée et une balle dum-dum, il voyait bien. Ça dépendait comment tu voulais occire le gars. S’il était dans une bagnole ou en train de prendre un bain de soleil au bord de la piscine. Dans ce cas, Corey préconisait la balle dum-dum, ou le fusil à pompe. À noter que la poupée à côté de lui serait obligée de changer de maillot de bain » -, jamais il ne perd de vue son histoire, refusant de se tenir au bord de la fiction, mais en son cœur même, laissant la distance à ses contemporains postmodernes, qui « revisitent » (comme on dit aujourd’hui) les genres en réduisant la littérature à un parc à thèmes. Pas de connivence ou de décalage ludique ici, où le serpent de l’art se mord la queue ; Morgiève nous raconte une histoire et l’on ne va pas s’en plaindre. Certes, l’auteur use du stéréotype, mais contrairement aux thuriféraires de la métafiction confits dans leur frigidité, il l’assume et même, le dépasse (nous y reviendrons). La forme chez lui est indissociable du fond, car il a compris que le réel est d’abord une affaire de langue, une affaire d’écriture. Non pas l’aventure d’une écriture, mais bien une écriture d’aventures, celle-ci entraînant celles-là de manière quasiment transitive. Pourquoi ? Parce que Morgiève possède ce qui manque à la majorité des écrivains d’aujourd’hui : une Weltanschauung, ou si l’on préfère, pour parler comme Flaubert, une manière absolue de voir les choses et donc, un style. Genre, codes, stéréotypes – tout est ici intégré dans le creuset des formes, dans l’écriture, qui engage le reste.
Richard Morgiève nous raconte donc une histoire. Être un homme (au sens générique), c’est se raconter. Homo sapiens est d’abord un narrateur, chevillé à son récit des origines. Il ne s’agit pas de renouer avec les cosmogonies des chasseurs-cueilleurs, ou avec quelque épopée, mais dans un monde qui n’est plus unitaire, en découdre avec la grande narration est une entreprise de salut public. Le plaisir du récit se conjugue nonobstant avec le rappel d’une mauvaise nouvelle, celle de la totalité brisée. De fait, Cherokee réfracte la métaphysique du monde moderne, rabattant l’existence dans la trivialité du quotidien nord-américain, celle où l’on tue en série comme on produit des bagnoles et des armes. Ainsi donc, avec un talent incomparable, Morgiève arrive à nous divertir (niveau 1), mais aussi à attester du désenchantement du monde (niveau 2) : « Personne ne parlait de la vie de la nature, c’était un sujet inconnu des Blancs. Les Blancs étaient des prédateurs sans conscience – les nazis étaient blancs. Lui-même Corey était blanc. Les Blancs ne pouvaient que se propager, asservir, produire ». Tout dans ce roman fait signe vers la perte, celle de l’homme unidimensionnel, abandonné à une vie sociale entièrement atomisée : les stations-service, les routes, les villes fantômes, les motels, les bars, les drugstores. Il n’y a plus de place pour l’homme intégral, ou quand il en existe encore, tel que Stone, l’ami mutique de Corey, il finit par agoniser dans une grotte, rejoignant « la nuit éternelle ». Corey l’orphelin est condamné à errer dans ce monde en déshérence, au cœur des paysages sublimes – les grands espaces américains, forêts, déserts -, trop grands pour lui, trop grands pour nous, où les animaux ne sont que de simples victimes de dommages collatéraux (« Une biche a surgi. La balle l’a frappée au cou. Elle s’est affaissée sur les pattes de devant, puis sur le flanc pour mourir. Le tueur était à une centaine de mètres, dans un bouquet de trembles. Il trouvait le temps long »). Biches, oiseaux, chevaux, chien, on n’en finirait pas d’énumérer le bestiaire de ce livre, de même qu’on n’en finirait pas d’énumérer les espèces d’arbres qu’on y trouve, le vent qui s’y engouffre et les couleurs du ciel. Dans ces passages les plus élégiaques, Morgiève égale le lyrisme noir d’un Cormac McCarthy, celui de Méridien de sang et De si jolis chevaux. Car ce qui a le dernier mot dans ce roman n’est ni sa force abrasive, sa violence tranchante ou même, son côté captivant (le page-turner, comme disent les Anglo-Saxons), mais l’émotion.
Céline avait raison : au commencement était l’émotion. Celle-ci est omniprésente dans Le Cherokee. Corey se trouve une passion amoureuse pour l’agent du FBI, Jack White. Première strate : shérif, orphelin aux origines sans doute indiennes, homosexuel – il y va là d’un dépassement du stéréotype (les standards de la virilité habituels, etc.). Seconde strate : comme souvent, tout est amour chez les personnages de Morgiève, tous inconsolés. Le Cherokee ne déroge pas à cette règle : Corey serrant la Bible de ses parents suppliciés par un serial killer, Corey ébranlé par Jack White : « En haut du col silencieux, le 28 septembre 1954 – voilà comment on pouvait démarrer l’histoire. Corey a croisé le regard de Jack White qui lui a montré un bouquet de trembles ». Ou encore : « Il s’est calé au volant, a regardé longtemps les deux alliances à son doigt. Il est parti en marche arrière, les yeux fermés pour ne pas voir. Il a disparu. Aucun générique ne s’est imprimé nulle part, ça continuait sans fin ». Morgiève inscrit l’élégie au cœur du roman noir, renouant avec son étymologie : chant de mort. Le Cherokee est un tombeau, celui de Corey, double de l’auteur. Mais, par transfert, la littérature est son ultime sauvetage. Abandonné à l’absence, à la douleur du deuil infini, Richard Morgiève n’est plus orphelin : il est le fils de ses œuvres.
Dès les années vingt, Walter Benjamin nous avait prévenus : « La mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter ». Mais le narrateur de ce roman nous dit encore à la fin que, sur un mustang blanc, accompagné d’un chien, Nick Corey traversera à gué la rivière pour rejoindre Black (Jack White, son négatif), un Indien cherokee, sa femme et leur enfant à Blue River, Idaho. Peut-être pour retrouver cet autre Cherokee qui, la nuit où ses parents avaient perdu la vie, s’était penché sur lui en murmurant des choses qu’il n’avait pas comprises, tandis qu’il était endormi, à la belle étoile. C’est peut-être ainsi que l’on renoue avec le récit des origines, et que l’on retrouve l’éternité par les astres qui s’abîment et s’éteignent, l’un après l’autre, dans le feu, pour en renaître et y retomber encore, à l’infini. « La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans chacune des secondes de son existence », comme l’écrivait le vieux Blanqui emprisonné au château du Taureau.
Texte © Xavier Boissel – Illustrations © DR
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