Le Paname des Parrhésiens, creuset d’une langue inouïe

Pour le môme des cités que je demeure (même si je vis dans cette capitale depuis plus de quarante ans), Paris a toujours été le lieu double, celui d’une rêverie architecturale et verbale. Un lointain mirifique, un mirage demi-vrai, visible depuis le haut des tours de l’outre-périphérique. Un endroit que le paysan, le provincial ou le zonier, imaginent être le siège naturel de perfections supérieures. Peut-être ai-je même cru, alors écolier, que la langue française prenait source dans la Seine. De fait, Paris était lié intimement à l’apprentissage du français. Un jour que j’avais fourni de bonnes rédactions, dans les petites classes, j’avais reçu en récompense un bon pour un voyage gratuit en bateau-mouche. C’était bien la preuve que Paris était lié à la langue française et que la belle écriture enfantine donnait droit de passer l’octroi et découvrir les beautés cachées. Cette remontée de Seine allait donc me permettre de découvrir la ville dont j’ignorais tout. Mais ce jour-là, il pleuvait fort et la Seine avait pris la couleur de la boue, l’eau ruisselait sur les parois de plexiglas et Paris était floue, illisible derrière les berges. Mes chaussures étaient trempées. Je n’avais rien vu de la ville des rois. L’élève studieux s’était ainsi vu réfuté, bafoué par l’ordalie, malgré les belles phrases de sa copie.

Peu à peu, ayant pris logement et métier en la ville (plutôt studette et sous-emploi), ayant étudié la haute langue de France dans les « classes de Lettres supérieures » (c’était l’intitulé !), abandonné doucement ma parlure aboyeuse et l’accent haché des quartiers de béton, j’ai découvert un autre versant du parler français. Une attention extrême m’avait gagné, j’écoutais les tournures du café et du métro (mon cabinet de lecture), je savourais, prises à la volée, ces étrangetés d’argot intrigantes pour le verlanier que j’étais. En ce début des années Mitterrand, les rues étaient encore ouvertes à tous, les loyers anciens avaient persisté, bon an mal an, les petites gens étaient demeurées dans les arrondissements. Bref, entre les hauts bourgeois à syllabes mâchouillées de la rue Marbeuf et les vannes au cordeau des Titis d’ateliers, je pouvais jouir de l’entière gamme du parler français. Je me demande, d’ailleurs, si je n’ai pas tant collectionné de petits boulots crevants, monteur de roue de vélo, laveur de train ou manutentionnaire, que pour jouir égoïstement de ces paroles volantes qui m’enchantaient. Au milieu de cet ultime monde prolétaire survécu en Paris, je demeurais au chaud du vrai parler, dans un placenta urbain dont je ne pouvais m’extraire.

Je m’étais installé ensuite près du cimetière du Montparnasse, dans un vieil immeuble constitué de studios d’artistes, de petits ateliers ; une bâtisse construite, cent ans plus tôt, pour loger de jeunes religieuses ou les peintres nombreux du quartier, je n’ai pu élucider ce point. Ces petites surfaces accueillaient une population assez modeste, retraités en débine, vieil écrivain dans le besoin, ex-couturière, ex-résistante, ex-journaliste, photographes de renom, chanteur d’opéra et concierge espagnole, en fuite de Franco : bref, un annuaire coloré des films de l’après-guerre. Un jour, un marchand de biens a racheté l’immeuble entier et l’a débité par lots, au prix fort, mettant à l’encan, dès le décès des vieux occupants. Une nouvelle population est arrivée dans le lieu, plus propre et fortunée, plus silencieuse aussi, des employés du secteur tertiaire et des services, tous plus moins formés au moule anglo-saxon des écoles de commerce et de gestion. Ainsi, ai-je vu la classe populaire si disparate de l’endroit extraite du Paris intramuros et remplacée par des gens normaux et normés, en quelques décennies.

Je pensais cet arrière-monde de purs Parisiens disparu quand, il y a une vingtaine d’années, j’ai découvert par hasard, en plein hiver neigeux, une salle de sport totalement hors du temps. J’avais suivi un colosse en chemisette qui boitait sur le boulevard du Montparnasse, il s’était engouffré dans un gymnase de la rue Huyghens, et dans le fond, avait passé une porte à hublots. Puis était arrivé un autre gars, habillé en prolo des années 50, un chalumeau dépassant de sa musette d’ouvrier, protégé d’une casquette en skaï à rabat des années Coty. Un troisième avait surgi, un petit vieux maigrelet en costume noir, les cheveux teints en noir, des souliers vernis, de grosses lunettes noires d’opéré de la cataracte, un vrai rat de casino. J’ai pensé qu’ils se rendaient à un point de recel, à un poker clandestin. J’étais allé regarder au hublot : une trentaine de vieux gars mastocs maniaient des haltères de fonte d’un autre temps et se hurlaient dessus, à bout touchant. Mais je n’entendais pas. Je voulais me muscler le dos et j’étais revenu pour demander à m’entraîner. Cette salle secrète était un lieu anonyme où se retrouvaient d’anciens purs gars de Paris, nombreux avaient été expulsés par la hausse des loyers ; qui s’étaient repliés à la première périphérie, vers Gentilly, Châtillon, Bagneux. Une fois la nuit venue, tels les zombies sortis d’égout des films de John Carpenter, ils revenaient en Paris à la subreptice, pour retrouver chaque soir leur salle à eux et parler leur langue à eux, non celle des cadres et employés normaux qui avaient racheté leurs appartements, ceux qui n’avaient pas de langue vivante, épineuse et saillante, à disposition.

En fait, j’étais tombé sur un ultime conservatoire secret du parler français, du vieux parler parisien, de la vive vraie parole du vif Paris. Ils avaient forte bouche, mais aussi fort parcours : les très grands cascadeurs du cinéma français, qui avaient tourné avec Belmondo, Delon ou Kirk Douglas ; les grands voyous du 13e arrondissement, tellement perdus pour la société qu’on les avait envoyés dans les dernières colonies pénitentiaires au Maroc, les Bat’ d’Af. Tous de gros parleurs, des manieurs de gros mots et de gros adjectifs. J’étais entré dans un livre : un dictionnaire vivant. Ces anciens vrais Parisiens bouturaient les argots du lieu avec des expressions de leur cru, d’une force visuelle extraordinaire. Ils correspondaient exactement à la vieille magnifique définition de Rabelais. C’étaient de purs Parrhésiens ! Non des Parisiens ! Ce terme de « Parrhésiens » vient d’une citation de Rabelais, tirée de Gargantua. Pour Rabelais, les vrais respectables habitants de Paris ne sont pas les Parisiens, mais les Parrhésiens : ceux qui ont le pouvoir de fort langage et le courage de tout balancer à la face d’autrui, surtout des puissants. Ce mot vient de parrhèsia, une figure de rhétorique qui désigne l’art de tout dire. Ce titre frappe comme une sorte de manifeste littéraire et linguistique, il définit une fantasmatique poétique : le vrai Paris n’est pas une géographie, mais un langage, le langage des gens qui ont le don naturel du fort-dire, du parler de folle sève, celui qui humilie et destitue le langage courant.

Le plus fort, dans cette vieille salle cachée sous les combles d’un gymnase, c’est que le soir, quand les anciens rentraient derrière le périf, il y avait une deuxième fournée qui débarquait. Des blacks et des Rebeus, serveurs et livreurs, un peu de tout : après le boulot, ils venaient se muscler dans Paname, mais ne payaient pas la cotisation. D’un côté les vieux populos parlaient le jargon de Paris, les autres celui des cités. Mais ils ne savaient pas communiquer entre eux. Il y avait aussi un grand bourgeois très musclé, un haut lettré qui possédait un immeuble à lui près de la Closerie des Lilas. Lui parlait langue sûre et nous reprenait tous sur les fautes de français. Moi, j’étais le seul à savoir manier tous ces langages : zonier des cités, j’avais traversé les classes sociales en tous sens, j’étais le seul à pouvoir faire le lien, pour orchestrer toutes ces langues divergentes, y compris les expressions du Sahel comme j’ai beaucoup vécu en Afrique. Chaque soir, je traduisais les phrases et expressions, entre les groupes, je faisais cela bien fort, pour que tous s’amusent car, bien sûr, je biaisais la traduction pour semer le rire, moquer gentiment les uns et les autres, aussi les réconcilier, en une sorte de délire collectif à langues mêlées. C’est sans doute cette expérience d’un chaos dysharmonique réjouissant, d’une polyphonie bordélique, qui m’a influencé dans mon lent projet d’écriture. Je n’ai jamais vraiment accepté et compris l’utilisation si française d’une langue unique, qui s’impose toujours à nous, depuis cette régulation inouïe que les grammairiens ont imposée depuis la création de l’Académie, pour épurer la langue et éliminer les patois et autres dialectes gueux.

J’ai été, pour une part, élevé par une grand-mère en Corrèze, qui parlait patois, puis j’ai connu l’argot verlanique des cités, puis le français scolaire assez pauvre qu’on nous accordait dans les cités, souvent un mélange dilué des gentils Prévert et Saint-Exupéry, les héros poétiques de la démocratie laïque, puis par hasard, j’ai découvert la haute langue française en classes préparatoires, D’Aubigné, Proust, Bossuet : à vingt ans, j’avais quatre langages à ma disposition. Quand le désir d’écrire s’est affirmé, le choix d’une langue s’est posé et je n’avais envie de renoncer à aucune. Ni écrire dilué comme à l’école, ni refaire du sous-Proust, ni faire le Hussard, car c’était le viatique fastoche des années 80 pour recevoir le tampon de styliste, etc. J’étais jeune, peut-être avais-je besoin d’exemple, de tuteur supérieur. Or, aucun écrivain français de ce temps ne savait jouer de l’entière gamme de la langue française, accoler les parlers du haut et du bas en un même bouquet. Par hasard, j’ai découvert un écrivain italien, du nom de Carlo Emilio Gadda, l’équivalent l’italien de Rabelais. Une manière d’ogre prosateur, drôlissime et tragique, un prosateur baroque ancré dans le vivier italien tumultueux des dialectes et l’allusion permanente aux grands auteurs passés. Ingénieur et philosophe de formation, il avait, tout comme Rabelais, intégré de façon ironique, en une manière d’encyclopédisme chaotique, la parlerie de la populace et les raffinements délicieux venus de Dante et Leopardi. Il faisait exemple, non d’une synthèse, mais d’une agrégation réconciliatrice de toutes les musiques linguistiques de l’Italie. Pour moi, petit gars des banlieues passé par hasard par le moule de la khâgne, Gadda redonnait l’espoir d’une langue nationale totale, qui n’exclut ni sa marge basse ni sa marge haute. Rabelais n’écrivait pas français, il écrivait le français. Gadda n’écrivait pas italien, il écrivait l’italien. Les deux utilisaient la pleine tessiture de la langue et incluaient, en une sorte d’inouïe concorde poétique, les pôles extrêmes des classes socio-linguistiques de leurs pays. La France montre un historique castrateur très particulier.

Si le 16e siècle de Rabelais vibrait encore fabuleusement, toutes les branches et racines du français perforant le ciel et le sol de façon anarchique, non régulée, le siècle suivant a été celui d’un raffinement éradiqueur. L’Académie et les codificateurs grammairiens se sont bardés de préceptes et de règles discriminantes pour repousser de la clairière, celle du beau parler de la cour royale, tous les buissons de la parlure populaire et les fourrés sauvages des petits baroques tumultueux. Le patois était l’ennemi évident. Mais aussi tous les auteurs qui empruntaient avec joie féroce aux tournures populaires et étrangères, qui se régalaient d’un pot-pourri à mille saveurs. Quand j’opère le constat d’une disparition conjointe du petit peuple parisien et de sa langue d’énergie si savoureuse et irrespectueuse, je place ce constat dans un théâtre volcanique, la salle de sport aux vieux énergumènes vociférateurs étant le creuset de cette survivance ; je pose également le constat d’une langue dominante étroite, médiane, standardisée, castrée et de pure convenance administrative : la sous-langue déprise de musique et de fureur qui constitue désormais l’unique véhicule de la communication parisienne et même nationale. Hormis les parlures étrangères du nord-est de Paris, la ville ne résonne plus désormais que de mêmes molles atones syllabes, que n’épicent plus guère que les insultes usuelles, de basse originalité, qu’une manière de nouvelle guerre civile ne cesse de propager. Quand la langue vivante disparaît, le cœur même du lien humain s’évanouit et prolifèrent les discours sommaires de la discordance. Contrairement aux autres pays européens, plus lents à se centraliser et se fiscaliser, la France n’a cessé de réduire l’étendue de ses marges linguistiques pour préserver un noyau central, une langue commune unique et disponible à tous. Le 17e siècle du classicisme, de la langue curiale — dont Racine et sa réduction à deux mille parfaits vocables de la belle langue admissible — devenue norme unique, ce siècle monarchique a vu sa machinerie castratrice, son obsession de l’élagage, reprises par la bourgeoisie triomphante d’après la Révolution.

L’accès au pouvoir de cette classe marchande fiduciaire a coïncidé avec une obsession politique et poétique. D’une part, réprimer le peuple spolié par la fausse révolution, 1830, 1848 et la Commune de Paris étant les fortes étapes ; d’autre part, détrousser les biens et les symboles aristocratiques. Cette réduction systématique des prérogatives et pouvoirs des populos et des aristos des classes sociales opposées s’est accompagnée d’un discrédit parallèle jeté sur la langue du bas comme sur la langue du haut. Cela au profit d’une langue médiane, celle que l’école laïque a ensuite enseignée et propagandée. Villon et Céline sont quasi absents des manuels, comme D’Aubigné et Saint-Simon, les extrêmes aigus et extrêmes graves du clavier français. Dans les ouvrages rageux et nerveux de Rabelais et Saint-Simon bouillonne encore ce mélange de la langue française en ses mille variantes, la langue populaire côtoie encore celle de la noblesse. Une guerre littéraire a redoublé la guerre sociale, qui se poursuit aujourd’hui, dans un cadre capitalistique où la langue du chiffre et de l’échange binaire remplace l’alphabet : la sous-langue journalistique, soumise à celle de l’économie dominante, depuis quarante ans, a supplanté celle des écrivains, des plasmateurs et inventeurs d’idiomes, tous relégués aux confins, avec les migrants, les sans-dents et les sans-abri.

La splendeur littéraire française me semble liée à son extrême tessiture, cette façon de courir sur tous les octaves ; du très bas au très haut. Une manière plébéienne, organique et surfine, et une manière élitaire éruptive et scandée, de très haute volée. Cette polarité stipule le voltaïsme incomparable de la bibliothèque française. Si la langue des vieux lascars de la salle aux haltères était si émouvante, c’est qu’elle exhibait encore sa force d’invention et son amour de l’infraction. Toutes les variantes et étages du langage flottaient sous les néons. Il est arrivé que certains néo-Parisiens s’aventurent là et viennent s’entraîner avec nous. Au bout de quelques semaines, ils disparaissaient, tant l’écho de la langue vivante, joueuse et provocatrice, les gênait socialement et quasi sexuellement. Le plus triste, c’est que la langue d’usage et de communication, la langue numérale et contractuelle des nouveaux Parisiens est aussi celle qui prévaut dans la presque totalité de la production littéraire française. Les gros parleurs aux gros muscles parlaient une langue plus littéraire que celle des auteurs et c’est ce vivier résiduel que j’ai voulu magnifier et garder en mémoire. La perte de l’art de parler est liée à la perte de l’art d’écrire : la population n’a plus de langage propre et la littérature, désormais, n’est plus considérée comme un art.

Ces personnages étaient des survivants, des êtres en marge du réel et de l’actualité : des spectres sociaux. Ils ont été expulsés de Paris, comme leur langue : les populaires et le vif français ont été soumis au même avis de déguerpir. Je restitue leur langue d’agressivité joueuse charnelle et peu de considérations métaphysiques traversent ce livre, sauf pour Awa, l’unique femme du livre, un personnage très mystique, une sorte d’amazone métisse tatouée de partout, que le narrateur croise par hasard dans cette salle de sport. C’est une Gothique du sahel qui montre une obsession pour les écrivains romantiques noirs, Baudelaire, Huysmans, Barbey, Artaud étant son dieu. Pour la séduire et l’attirer, le narrateur fait des recherches sur cet Antonin adoré et découvre un fait absolument inouï, qui transporte la jeune femme : c’est dans ce coin du 14e arrondissement et du cimetière Montparnasse, où rôde sans arrêt Jean-Pierre Léaud physiquement devenu le pur sosie d’Artaud, c’est dans ce secteur hanté de présages, où reposent les romantiques noirs, qu’Artaud a aussi vécu ses dernières heures de libre vie.

Le narrateur découvre que c’est là, dans ces mêmes rues, qu’Artaud a marché librement pour la dernière fois, avant qu’il ne soit définitivement interné. Je fais de ce quartier le nouveau centre magico-historique de Paris, l’unique et vrai foyer. Pour les historiens, le point zéro, le centre de Paris, c’était Notre-Dame. Les gueux et mendiants du Moyen Âge l’avaient ensuite replanté vers la Cour des Miracles, puis les Révolutionnaires vers le Palais-Royal. Les surréalistes ont déplacé le cœur battant du vrai Paris dans le quartier de l’Opéra, les situationnistes vers Mouffetard. Pour moi, l’esprit poétique de Paris et son âme rebelle se sont désormais réfugiés autour des enceintes du cimetière du Montparnasse.

Dans Les Parrhésiens (Gallimard, 2025), déambule un cueilleur d’herbes avisé qui, après l’entraînement, choisit des herbes comestibles sorties du bitume et des murs, il suit un circuit de cueillette bien précis, sur lequel, j’ai souvent croisé Jean-Pierre Léaud, le jumeau déjanté d’Artaud. Afin que le narrateur ait encore le droit de posséder Awa la gothique tatouée, il doit lui faire découvrir les tombes de ses écrivains préférés Comme dans Les Mille et une nuits : s’il n’en trouve plus une nouvelle à chaque, l’amour lui est refusé. Après les tombes de Baudelaire, Huysmans, il retrouve l’ancienne tombe de Barbey, avant que le cercueil ne gagne le Cotentin. Il ne trouve plus d’autres écrivains de même qualité, mais il découvre qu’Artaud avait reçu, rue Daguerre, à cent mètres du cimetière, une canne noueuse, mystérieuse, offerte par son ami peintre René William Thomas, qu’il pensa être la canne de Saint-Patrick, celle qui avait repoussé le diable.

Awa se rend, rue Daguerre, devant le domicile d’Artaud et se donne une dernière fois au narrateur, en une sorte de coït mystique où le narrateur devient Artaud. Armé de ce bâton clouté, Artaud allait tous les soirs de la rue Daguerre vers le carrefour Vavin. Il traversait le cimetière, passait devant le Raspail Vert, laissant dans son sillage une effrayante gerbe d’étincelles, puis il allait à la Rotonde et déchiquetait le lino. Ce sont les derniers moments d’Artaud en liberté et mouvement. Après avoir été en Irlande rendre la canne aux Irlandais, il a été interné définitivement et n’a jamais revu Paris.

Dans Les Parrhésiens, je mets au jour, au prix de fouilles scientifiquement arbitraires et poétiquement vérifiables, un vortex mystique : dans ce quartier restreint et mortuaire se superposent, à quelques trottoirs près, le chemin de feu tracé par Artaud, le circuit du cueilleur de pissenlits et le pointillé de mes rencontres conflictuelles avec Jean-Pierre Léaud, le sosie d’Antonin — comme si des traces invisibles, des bornes volatiles avaient subsisté : vestiges rémanents que seul un narrateur géomancien aurait eu cœur et pouvoir à déchiffrer.

Texte & Photographies © Philippe Bordas – Illustration © DR
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