De même que, pour le Dieu de Spinoza, demeure une antériorité non pas chronologique, mais bien ontologique de la « nature naturante » sur « la nature naturée », le dieu argent possède une même antériorité qui prévaut – il faut creuser ce mot – sur tous les aspects et moments de toutes ses manifestations, comme leur vérité en puissance et en acte ; comme leur réalité essentielle.
C’est pourquoi ce qui a de la valeur dans le salariat – le travail qui se vend -, ce n’est pas le travail, c’est la vente. Ce qui a de la valeur dans la marchandise, ce n’est pas la marchandise en tant que chose particulière et concrète, c’est sa valeur en tant que marchandise, en tant que chose grosse de l’argent. Et ce qui a de la valeur dans l’argent, ce n’est pas sa quantité, quelle qu’elle soit, mais sa qualité en tant qu’expression universelle abstraite de la richesse. Le salariat, la marchandise, le profit ne sont que le déploiement des attributs du dieu, auquel rien ne saurait demeurer étranger.
Le travail, en tant qu’il est salarié, en tant que l’argent lui donne de la valeur, est donc vidé de toute substance avant même de commencer – et rempli de la semence du dieu argent. Le salariat est le viol généralisé de l’activité humaine, la déshumanisation du travailleur, dont l’activité consiste seulement à adopter les positions qui font jouir l’argent, positions fameusement décrites par le jeune Marx dans ses célèbres Manuscrits de 1844 :
Le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est- à-dire qu’il n’appartient pas à son essence. […] Dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. […] Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. […] L’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
Le travail salarié est donc l’enfantement dans la douleur d’un corps étranger qui a la propriété ontologique de phagocyter tout ce qu’il touche, de sorte que le travailleur, les outils, les machines n’auront finalement été rien d’autre que ses propres membres.
C’est l’argent qui définit et règle toute activité dont il s’empare en tant que strict processus de matérialisation de la richesse sous la forme passagère du travail salarié, puis sous la forme éphémère de la marchandise, et enfin, sous la forme de l’argent enrichi, de l’argent qui brille davantage, du spectacle.
Le travail salarié est le rituel sacrificiel obligatoire, la communion solennelle perpétuelle qui fait entrer l’humanité dans le royaume du dieu argent.
De sorte que la prosternation sera la véritable existence du travailleur et l’adoration la véritable essence du consommateur.
Tout cela, évidemment, en temps compté. Car si le temps, c’est de l’argent, c’est que l’argent transforme la vie en temps, cette « invention des hommes incapables d’aimer » (Giorgio Cesarano).
L’invention du temps, qui se perd dans la nuit des temps, est le moyen par lequel la domination s’est soumise toute vie, et par quoi la vie s’est soumise à la domination, qui ne sait que compter, et peut pour cela excellemment compter sur l’argent, qui en est logiquement devenu la forme supranaturelle achevée.
Nous vivons donc dans un monde religieux. Ce n’est pas une nouveauté. Le meilleur de la vie s’est depuis longtemps éloigné dans toutes sortes de représentations où l’unité de cette vie ne peut être rétablie que de façon fantastique. Depuis des temps immémoriaux, l’humanité projette et contemple ses possibles sous diverses figures menant leur propre vie, que ce soit dans la sphère religieuse, dans l’art séparé, et puis finalement dans la marchandise, et évidemment par-dessus tout, dans la marchandise qui les contient toutes, ou plutôt dans la marchandise que contiennent toutes les autres comme leur essence secrète, leur véritable richesse : l’argent.
De siècle en siècle, le médiateur universel s’est progressivement emparé de toutes choses et de toutes activités pour en faire ses servantes, comme esclaves ou comme prostituées, selon les degrés d’avancement de son expropriation de tout, et selon que la servitude s’y trouvait contrainte ou volontaire.
Elle est généralement devenue volontaire, d’une part, parce que les humains ont admiré dans l’argent, comme leur propre puissance, cette puissance exilée qu’il leur fait miroiter de derrière les vitrines, et d’autre part, parce que les vainqueurs ont toujours raison et que l’argent a vaincu : il vaut mieux collaborer. Vous en serez récompensés. Vous serez justifiés.
Malgré de multiples tentatives pour monter « à l’assaut du ciel » (Marx), les pauvres n’ont donc cessé de s’appauvrir face à la richesse de l’argent. Les pauvres ne sont en effet pas pauvres par manque d’argent, mais parce que l’argent qui leur manque leur fait manquer la vie. Le manque d’argent oriente implacablement tous les regards vers les choses et leurs prix. L’économie est la diversion suprême.
Personne ne peut faire abstraction de l’argent, puisque la recherche de l’argent occupe – au sens militaire – tout le monde, puisque ce monde est le sien, puisque, de gré ou de force, tout le monde le croit : tout le monde y croit. L’humanité n’a pas seulement placé sa foi (du latin fides, confiance) dans l’argent, elle s’y est placée elle-même :
Toi dieu visible, et qui soudes ensemble les incompatibles et les fais se baiser, toi qui parles par toutes les bouches et dans tous les sens, pierre de touche des cœurs, traite en rebelle l’humanité, ton esclave. (Shakespeare).
L’argent est cette puissance qui opère la transsubstantiation de toutes choses en son propre corps et son propre sang ; il est, sous la forme marchande, l’hostie universelle, la cause formelle et finale de toute chose, leur inconscient collectif : leur âme.
Qui pourrait échapper à la toute-puissance de l’argent, dont le culte parvient à subsumer l’animisme universel latent dans le polythéisme des divines marchandises, lui-même subsumé dans le monothéisme du dieu argent ?
C’est facile en fait. Il suffit de ne plus y croire.
Texte © Observatoire situationniste – Illustrations © DR
Ce texte est la Préface de l’ouvrage Généalogie du dieu argent, publié par Contrelittérature (2023).
Si vous avez apprécié cette publication, merci de nous soutenir.