De la Guerre, de la nuit et de la tragédie: comment faire fiction?

  Bernard Plossu, Verdun

Fiction
Cinq voix s’ajusteront dans La Nuit sentimentale (L’Harmattan, 2023) pour composer un récit polyphonique : en constituer le dispositif ouvertement formaliste. Des voix ? Celle d’un soldat, anonyme, dont les quatre années dans les tranchées furent autant le cauchemar et l’enfer que les signes d’un destin d’impécuniosité, d’indigence. Il y aura un narrateur, un récitant ou plutôt une voix en forme d’invisible autoportrait, elle aussi sans nom qui, dans une ancienne maison familiale, relaiera la mémoire de ce soldat et, pour cela, partira sur les traces des documents, visuels et littéraires, de ce « Poilu » et de son temps: comme à la recherche, en réalité, de son image. Il y aura Thomas, critique d’art, amateur de création sonore, de photographie et de cinéma qui tiendra « en dilettante », dit-il, un journal du « Centenaire de la Grande Guerre » pour en répertorier différentes expositions, publications, manifestations. Il y aura encore la maison de famille de cette histoire insituable, mais figée dans la lumière du matin, du jour, du soir et de la nuit. Elle apparaîtra dans le récit comme un personnage minéral. Enfin, dans une typographie qui les décrochera du texte, des communiqués de presse et des chroniques éditoriales – détournés, partisans au fil des pages – des retransmissions des cérémonies du Centenaire seront publiés : autant de moments de représentations officielles et de propagandes d’État. Ainsi cinq voix, et, à travers elles, cinq perspectives narratives auront construit dans le fragment et la discontinuité, dans un monde sensible et sa tragédie, une oraison qui avance vers son propre silence pour interroger les générations, d’hier et d’aujourd’hui, sur l’idée de guerre qui vient à elles. Donc, La Nuit sentimentale… Mais, pourquoi un tel sujet ? « Quelle drôle d’idée as-tu eue là ? C’est plutôt inhabituel, un roman qui prend pour cycle narratif 1914-1918, quand on s’intéresse à l’art actuel… », m’a-t-on répété.

Situation
Si, pendant plusieurs années (l’idée est née en 2013, le récit a été achevé en 2020), j’ai travaillé sur le thème de la Grande Guerre, c’est d’abord pour répéter sans relâche la tragédie, collective et intime, à laquelle aboutit la dévastation meurtrière de 1914-1918, et, à travers et après elle, de toutes les guerres. La question de la guerre contemporaine et, plus généralement, la place de ma génération dans l’Histoire, c’est-à-dire après l’Histoire et perdue dans le temps horizontal de la dématérialisation du monde, m’ont toujours semblé sous-évaluées, sous-estimées. Comme un retour terrifiant de la barbarie en Europe, la recherche d’un éditeur pour La Nuit sentimentale était accompagnée du bruit de fond de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022. Comment faire face aux corps devenus « chair à canon », à la guerre comme « éternel retour » ? Quand les hommes, écrit en substance Voltaire dans Micromégas, toujours s’égorgeront mutuellement. En outre, observer la grande pauvreté et son drame, des soldats victimes de la Grande Guerre, comme celle du personnage principal de La Nuit sentimentale qui connaît l’indigence tel un legs ineffaçable, représentait l’un des enjeux, importants, constitutifs de ce récit : l’antichambre de la mort des « Poilus » était, dans le fond, l’effarant et meurtrier mépris de classe dont ils furent l’objet.

Transformation
Penser la place de ma génération dans l’Histoire, c’est aussi interroger les œuvres d’art qui l’accompagnent et la composent. D’un point de vue fictionnel, Thomas est le seul personnage nommé, codé (puis dénommé, il disparaîtra dans les jeux de miroirs du récit…) de La Nuit sentimentale. Critique d’art, il essaiera d’organiser, sans y parvenir d’ailleurs, une exposition d’artistes contemporains et notamment sonores sur 1914-1918. Thomas fait ainsi confluer des préoccupations plus attendues dans mon travail qui, en réalité, m’éloignent du tunnel des enfants morts que fut la Grande Guerre. Dès lors, plusieurs chapitres évoquent mes précédents essais (la photographie dans « Veiller ses morts », le son dans « Chaos bruitiste », ou les images mentales dans « Sont-ils des fantômes ? ») pour ouvrir sur une autre idée, majeure, bouleversante et captivante : comment « faire fiction contemporaine » ?

Argument
À cet égard, l’énigme lyrique me trouble de longue date, et je trouve trop incomplet que seul Thom Yorke ait les moyens esthétiques, certes éclatants, de la parfaire et de l’exploiter ! Nous y voilà. Qu’est-ce qu’une forme lyrique, quand mon travail d’historien de l’art consiste à travailler, essentiellement, à partir de l’art conceptuel, ou dans sa post-histoire ? Précisément, la tragédie m’intéresse, et de ce fait, je voulais m’écarter de l’esthétique du mélodrame – qui lui est contraire – souvent inhérente à la Grande Guerre. Car La Nuit sentimentale s’inscrit aux confins des genres (roman, essai poétique et poème en prose, documentaire et critique d’art…) pour explorer, en particulier, une fascination, irrépressible, pour les voyages dans le temps et les dispositifs narratifs et formalistes qui les rendent possibles. Entre structure ouverte et saturation d’une mémoire tragique, La Nuit sentimentale demeure, objectivement, une littérature de recherche où la construction d’une (auto-)fiction, historique, met en abyme sa chronologie poïétique. Arrivé au terme de l’écriture de ce roman polyphonique entre fiction, expérimentation poétique et essai, mon idée extravagante de titre initial (La Nuit sentimentale – Tableaux de la Grande Guerre) s’est révélée en partie confirmée : du soldat dont il est question, le rêve et la poésie auront été l’insurrection. Comme un ultime hommage, cette fois à Armand Gatti – la grande pauvreté comme point de départ, encore – qui, dans un entretien dans la revue Sensible (hors série, n° 2, 1997), me disait de sa révolution anarchiste :

Dans le maquis, j’y suis allé avec des livres (Niels Bohr, Antonio Gramsci, Arthur Rimbaud, Tchouang-tseu et Henri Michaux). Voilà ma dynamite !

Le droit, inaliénable, à la liberté absolue que donne le poétique, à la survie ou au salut qu’il offre, sa part insurrectionnelle aussi, allait devenir la seule trouée, à travers laquelle le soldat de La Nuit sentimentale pouvait avoir accès à un horizon. Est-ce ainsi qu’il survivra ? Pour la part obscure de ses rêves, et la reconstruction d’une histoire en fragments, oui, étrangement, je suis sûr qu’il y a rêvé.

Texte © Alexandre Castant – Illustrations © Bernard Plossu & DR
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