Tout est parti d’une phrase simple : « J’ai encore des fourmis ». Mon interlocutrice s’est d’abord étonnée de ce « encore » car elle ne savait pas que j’en avais déjà eues, moi lui disant que oui, j’en avais déjà eues au moins une fois, et que ça recommençait, et elle que ça ne la rassurait pas ces fourmis, on est bien peu de chose, il faudrait que tu t’en occupes, mais je fais tout ce que je peux, il n’y a rien à faire, ça revient, ça ne prévient pas, ça arrive, et j’ai failli ajouter ça vient de loin, car tout en disant cela, je pensais que décidément Barbara, la chanteuse Barbara, faisait partie de moi, tout me ramenait à elle, aux paroles de ses chansons, je pensais à sa vie, à cette femme en noir qui m’éblouissait, puis je revenais à mon interlocutrice, lui demandant de répéter ce qu’elle venait de me dire, que je m’excusais, mais j’étais avec Barbara, et à peine le nom de Barbara prononcé, je savais que je devais préciser, oui, la chanteuse, non, elle n’est pas avec moi, c’est la dernière phrase que je t’ai dite, oui, juste avant que tu me parles après que je t’ai dit, ça arrive, là, j’ai décroché, non, je n’étais pas avec Barbara, oui, c’est ça, la chanteuse, c’est ce que je viens de te dire, je veux dire que quand je t’ai dit, que j’étais avec elle, c’est que mes pensées sont parties, et je ne t’ai plus écoutée, non, elle est morte depuis plusieurs années, je n’étais donc pas avec elle, ce n’est pas possible, mais je ne t’appelais pas pour te parler de Barbara, excuse-moi, je voulais seulement te demander à propos des fourmis, mais tu ne m’avais jamais parlé de ces fourmis, c’est inquiétant, et je hochais la tête au téléphone en acquiesçant, me rendant compte, à peine le mouvement commencé, que mon interlocutrice ne le voyait pas, qu’il fallait donc que je dise quelque chose, sinon il allait y avoir un autre problème dans la conversation, redisant sur le champ, oui, c’est inquiétant, pour combler le vide du téléphone et que comptes-tu faire, avait-elle repris, je me suis équipé, je ne vais pas rester passif ou les bras ballants à ne rien faire, à ne pas réagir, je ne vais pas faire comme mes parents qui attendent la mort à longueur d’année sans jamais réagir à quoi que ce soit, alors j’ai décidé de m’attaquer à ces fourmis, car il n’est pas normal que j’en aie, tu te rends compte, ça fait à peine trois ans que je suis ici, je veux dire, dans cet appartement, et voilà, il fallait que ça tombe sur moi, je ne m’y attendais pas, je te jure, écoute, il faut absolument savoir d’où ça vient, tu ne peux pas rester comme ça, tu as fait venir quelqu’un, ben non, tu crois que ça vaut la peine de faire déplacer quelqu’un, on risque de se moquer de moi pour si peu, ne rigole pas avec ça, on commence par des fourmis et va savoir jusqu’où ça peut aller, tu n’es pas rassurante, et là elle était entrée dans un discours que j’avais du mal à saisir parce que le téléphone avait commencé à grésiller, je ne comprenais plus qu’un mot sur deux et je recousais les bribes de phrases en un ensemble plus cohérent que cette friture sur la ligne, mais je réalisais que mon comportement était idiot, je n’avais qu’à lui dire que je n’avais pas entendu, elle ne se vexerait pas pour si peu, il y a de la friture sur la ligne, je me disais aussi, je ne t’entendais plus, je croyais que j’avais poussé le bouchon un peu loin, ce n’est pas grave, et je reprenais sa phrase jusqu’au moment où le poisson avait frit sur la ligne, me perdant dans des détails qu’elle ne m’avait pas donnés, et pour cause, j’avais mal entendu et je m’étais fait un film totalement stupide à partir de la musique de la langue, c’est tout, comme ça, j’avais inventé n’importe quoi, je m’en rendais bien compte, parce que je n’entendais pas et que je ne voulais pas la vexer, alors je m’en étais remis à de la musique, rien que de la musique, heureusement que nous étions amis, car toute autre personne aurait certainement pris la mouche devant mes fourmis qui n’étaient vraiment rien comparativement aux catastrophes dans le monde, et j’entrais dans les poncifs, et j’opposais mes fourmis, et les malheurs dans le monde, et je me détestais quand je procédais ainsi, je voyais bien que j’allais dans le sens du poil de mon interlocutrice, tout ça pour paraître fréquentable et bien propre sur moi, et attentif à ses propos alors que c’était moi qui avais appelé, et que pour une fois, j’aurais aimé qu’elle me conseille, écoute, fais venir quelqu’un, les gens n’ont pas des fourmis par hasard, et là, j’avais senti que tout mon corps me lâchait et se disloquait en une multitude de fourmis minuscules, j’en rêve la nuit, je ne sais plus quoi faire, à quoi je m’étais vu répondre, mais on ne voit pas dans ce cas-là, on entend, c’est bien ce que je te disais, fais venir quelqu’un, et à peine mon interlocutrice m’avait-elle rappelé ce quelqu’un à faire venir que je me disais, elle ne se rend pas compte des dégâts, à m’effrayer comme ça, elle sait pourtant mon caractère fragile, et c’est vrai que je peux m’emballer assez vite pour pas grand-chose, je m’inquiète, je m’inquiète, et c’est comme le nerf optique qui tourne en rond et vrille la vision, parfois je ne réponds plus de moi, mais pour une fois j’étais resté calme, et j’avais juste prononcé cette phrase simple, j’ai encore des fourmis, sur un ton assez neutre, en pensant il faut que je demande de l’aide, mais calmement, il n’y a pas de quoi fouetter un chat, je vais m’en sortir, loin de moi l’idée d’inquiéter qui que ce soit pour si peu de chose, et voilà que mon interlocutrice mettait le feu, non pas aux poudres, mais à mon cerveau qui s’était mis à mal fonctionner, alors j’avais répété, comme ça, comme si elle ne m’avait pas entendu, j’ai encore des fourmis, tu te rends compte, j’ai encore des fourmis, je voulais qu’elle m’entende, je savais bien que là, sur le moment, elle n’allait rien pouvoir faire, j’étais à Paris et elle était à Shanghai, elle n’allait pas prendre le premier avion pour venir me rassurer, seulement me rassurer, tout ça pour quelques fourmis, et je m’étais dit que du haut de son cinquante-sixième étage, elle devait en voir des milliers de fourmis, tous ces chinois qui devaient se masser aux pieds de ces immenses buildings, oui, c’étaient eux qui étaient à plaindre, eux qui grouillaient dans si peu d’espace, mais la seule pensée de ce verbe, grouiller, m’avait donné envie de vomir et m’avait replongé dans mon problème à moi, dans mes propres fourmis, les miennes, et j’avais commencé à sentir la sueur envahir d’abord mes pieds, puis mon dos, pourtant, je n’étais pas en Chine ou à Shanghai, oui, je transpire, d’abord des pieds quand je commence à stresser, ensuite tout part à vau-l’eau, et la transpiration remonte au lieu de descendre, c’est le dos, puis les mains, enfin le visage, et je vais même parfois jusqu’à faire perler d’énormes gouttes de sueur qui tombent une à une comme autant de fourmis qui se seraient mises à sortir par chacun des pores de ma peau, et j’étais alors revenu à mes fourmis, celle que j’avais réellement, pas à cette image mentale cauchemardesque dont je n’avais pas besoin à ce moment-là, à ce moment de ma vie, peut-être ces fourmis allaient-elles d’ailleurs radicalement changer ma vie, tu sens qu’elles viennent d’où, avait compati mon interlocutrice, me rebranchant sur la conversation que j’avais sollicitée en l’appelant à Shanghai à je ne sais quelle heure, oubliant le décalage horaire et les bienséances par la même occasion, et ma respiration et mon esprit bloqués sur quelque chose de simple à démêler me semblait-il, une toute petite chose très simple, juste quelques mots j’ai encore des fourmis, mais dans ma précipitation, due à mon inquiétude d’en voir, sentir ou imaginer autant, je ne savais plus très bien, due aussi sans doute au grésillement de Shanghai, peut-être des milliers de grillons sur la ligne, je voulais en finir, il faut comprendre l’envahissement, et là, j’étais cerné, comme tétanisé, et je pensais tête anisée, ce qui ne voulait rien dire à cette heure, mais il fallait que je me rende compte qu’il allait falloir faire quelque chose, la prise de conscience avait bien eu lieu, mais je répétais sans pouvoir dire davantage, j’ai encore des fourmis, et c’était sans parvenir à nommer le lieu exact de l’envahissement, la source, la terrasse…
Texte © Régis Lefort – Illustration © DR
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