ALEXANDRE CASTANT s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de son essai LES ARTS SONORES : SON ET ART CONTEMPORAIN (Transonic, ENSA Bourges, 2017) :
1 – Alexandre, quelle a été la nécessité d’écrire Les Arts sonores : son & art contemporain, après votre Journal audiobiographique ? Présentez-nous ce nouveau livre.
Initialement, la publication des Arts sonores devait précisément coïncider avec celle de Journal audiobiographique, mais des contraintes éditoriales n’ont pas rendu possible, disons, leur publication synchrone. Les livres sont donc parus avec un an d’écart ! Quant à leur projet, qui est à la fois distinct et complémentaire, il éclaire la nécessité que j’ai eue de faire chacun d’eux. Complémentaire, car avec Les Arts sonores je clos un cycle de travail sur le son dans l’art. Non pas dans le sens où cette recherche s’achèverait, bouclée sur elle-même ! Mais dans la mesure où je fais le point sur un certain nombre de résultats auxquels je suis arrivé… Car l’aventure a commencé il y a dix ans, avec la publication de Planètes sonores, radiophonie, arts, cinéma (Monografik, 2007) puis, en 2016, Journal audiobiographique, radiophonie, arts, cinéma l’a continuée… À chaque fois, comme leur sous-titre l’indiquait d’ailleurs, il s’agissait d’une analyse de la question du son dans l’art (dans les arts plastiques mais aussi au cinéma !), et avec la radiophonie comme élément, transversal et théorique, pour la penser. Or, avec Les Arts sonores, c’est une troisième étape en forme de synthèse qui tente maintenant d’être jouée… En cela, Les Arts sonores complète et précise les notions mises en avant dans Planètes sonores et Journal audiobiographique. Voilà pour la complémentarité. En ce qui concerne la distinction, elle est essentiellement formelle. Si mes deux précédents livres sur le son avaient des ambitions, théoriques et historiques, pour le penser (importance accordée à l’amplitude de l’histoire du son dans l’art comme à des micro-analyses sémiologiques d’œuvres), ils se permettaient aussi une liberté formelle pour l’appréhender. Ainsi, dans Journal audiobiographique par exemple, passer par une forme détournée (« dévoyée » ?) du journal ou enclaver des passages « à » la fiction, des passages « de » fiction dans cet essai, donnaient une ouverture expérimentale à l’écriture qui me convenait parfaitement. Reste que, pour le lecteur, le risque était de mal percevoir le résultat de ces années de recherche sur le son dans l’expérience visuelle, de ne pas en avoir la synthèse, claire, pratique et précise, le mode d’emploi et la grille d’analyse, le pourquoi et le comment, les développements possibles et leur ouverture sur le futur. Et c’est précisément l’objet des Arts sonores qui, avec ses cent pages, bref comme une lame, expose le bilan esthétique fait au fil de la fréquentation des œuvres sonores et des artistes qui les ont produites. Et puis Les Arts sonores, c’est aussi un titre et la définition d’un champ dont je m’explique en introduction ! Une anecdote comme exemple… J’écris sur le sonore depuis le début des années 1990 et, à chaque fois chez les disquaires (hormis ceux qui se sont évidemment spécialisés dans ces pratiques sonores en question), cherchant alors des enregistrements de John Zorn, de Pascal Comelade, de Karlheinz Stockhausen ou des Residents, de John Cage ou de William S. Burroughs (and The Material), la question était « où leurs disques sont-ils ? ». Sont-ils rangés dans le rayon musique contemporaine ? ou jazz ou post-rock ? ou musiques inclassables, actuelles, innovatrices, new-age, musique du monde ? J’ai rencontré à peu près tous les télescopages sémantiques en guise d’intitulés de classification… Dès lors, Les Arts sonores apparaît comme un générique intéressant pour parler du son dans l’art : pour parler de cette discothèque invisible, introuvable… Ce livre en est en quelque sorte la définition, introductive et à son échelle. La salle d’exposition où les enregistrements, les disques, les vinyles, les cassettes magnétiques et les CD sont enfin rangés. Et fléchés…
2 – Pourriez-vous préciser quelle est l’importance de la notion d’image sonore puisque nous ne pouvons plus, dorénavant, séparer image et son ? Quelles seraient les premières œuvres d’expériences image-son ou d’imbrication organique des sens ? Quels en seraient les nouveaux territoires de ces dix dernières années dans l’art contemporain ? Avez-vous quelques noms d’œuvres ou d’artistes fondamentaux à nous faire connaître ?
Avec l’image sonore, nous sommes sur la ligne de départ du sujet de ce livre. En quoi l’image produit-elle un effet son ? Comment le suggère-t-elle ? Poétiquement ou à travers un dispositif, une installation, une plasticité ? Inversement, le son a-t-il a un impact iconique, mental ou hallucinatoire, visuel, depuis l’œuvre ? Ce croisement image/son reste l’objet du premier chapitre et, à certains égards, la source du livre. Il déborde vite la question des correspondances, entre la peinture et la musique au 18e et 19e siècles qui proposaient de premières expériences historiques sur le sujet, pour décliner un ensemble d’expérimentations qui n’épargne aucune étape de l’histoire de l’art moderne, contemporain et actuel (et ce constat reste tout de même assez fascinant !). Outre dans le champ musical, abordé dans le livre sur le mode des « révolutions musicales », nous trouverons donc des ramifications possibles de l’image sonore dans les notions d’espace et de corps, de machines, de politique et d’utopie, d’immatérialité qui, toutes, font l’objet d’un chapitre et, surtout, sont autant de thématiques irrigant la création actuelle ! Enfin, en restant dans le chapitre « Vers l’image-son » pour penser les nouveaux territoires de l’art contemporain, et plutôt que de citer des œuvres d’artistes fondamentaux qu’il faudrait plus longuement commenter, je ferai trois remarques. Il y a d’abord l’importance et l’intérêt troublant et prometteur de la relation photographie-phonographie pour penser ce même rapport image/son du point de vue philosophique et esthétique. Ensuite, la réinvention de la partition musicale est également passionnante : elle a aussi bien donné lieu à des formes expérimentales visuelles pour expériences musicales et sonores atypiques (Cathy Berberian, Stripsody, 1966 ; Graphic Scores de Fred Frith, 1994) qu’à des créations de plasticiens à la rencontre des musiciens (avec Ephemera, A Musical Score, Christian Marclay présente en 2009 une partition musicale, constituée de notations « décoratives » prélevées dans différentes publicités, illustrations, documents, et interprétée en 2010 au Whitney Museum of American Art par les musiciens Sylvie Courvoisier, Ikue Mori, Mark Nauseef et John Zorn !). Enfin, le cinéma auquel j’avais déjà consacré plusieurs chapitres dans Planètes sonores (dont « Plastique du son au cinéma »), offre une dimension inoubliable. Ainsi, il y a une histoire de la bande-son au cinéma, l’archéologie d’un septième art que l’on verrait les yeux fermés (pour sa seule immersion dans sa part audio en quelque sorte !). C’est une évidence ! De Sergueï Eisenstein à David Lynch, de Robert Bresson à Jean-Luc Godard, d’Orson Welles à Wim Wenders, d’Alfred Hitchcock à Marguerite Duras, de Chantal Akerman à Lisandro Alonso, la rencontre image-son que produisent les films des cinéastes-auteurs est une œuvre en soi, un film sonore dans le film, une expérience hypnotique à découvrir ! En outre, et depuis un siècle, elle a largement irrigué et nourri l’art moderne et contemporain.
3 – Comment définiriez-vous l’audio-fiction ? Quelle est son influence (littérature, cinéma, peinture, etc.) ? Quels sont les enjeux artistiques et politiques du corps face à l’art de la programmation ?
La question de l’audio-fiction repose sur au moins deux points. D’abord, la part radiophonique du son. C’est un élément important de mon étude. La radio, en tant que telle et dans la continuité des travaux de Pierre Schaeffer, aide à penser une ontologie du son. De plus, elle a été à plusieurs reprises, non pas le relais médiatique, mais l’élément à part entière, le médium, d’œuvres d’arts plastiques (Oracle de Robert Rauschenberg ou Zona Radio de Maurizio Nannucci, par exemple). Ce faisant, elle ouvre aussi le son plasticien sur la fiction et c’est une introduction intéressante. Car si les artistes dont on peut citer des œuvres entre sonore et fiction (ainsi de pièces de Dominique Petitgand, Marcelline Delbecq ou Emmanuel Lagarrigue étudiées dans le livre) ne font pas explicitement référence à la radiophonie comme courroie de transmission esthétique de leur projet (c’est alors bien plus la littérature ou le cinéma qui sont explicitement convoqués), il n’en reste pas moins que le champ du récit et des sons, et celui des sons comme récit, ouverts par la radiophonie, aident à considérer et à penser, comme en sous-main, tout travail en audio-fiction. Quant à la question du corps, elle procède d’une autre logique… Le son est espace. Art du temps, certes, mais se diffusant dans l’espace, créant des volumes : le son est lui même espace et volume et ce n’est pas un hasard si, à l’instar de Joseph Beuys ou de Sarkis, parmi les artistes qui s’intéressèrent au son et la musique, il y a de nombreux sculpteurs… On pourrait même dire que « le son est espace est son est espace »… Un jeu de mots qui marche mieux à l’écrit qu’à l’oral, certes… Dans cette perspective, le corps est à appréhender, dans le domaine du son et au cinéma comme en vidéo, tel un espace initial, liminaire. Ainsi dans Le Voyage fantastique de Richard Fleischer (1966), par exemple, des scientifiques, pour opérer un de leurs confrères, sont physiquement réduits pour entrer dans son corps qui devient une galaxie ou un monde sous-marin chromatique et sonore (l’air des poumons y devient un ouragan, un bruit intempestif dans l’oreille interne qui crée des secousses en série ; l’œil y figure la sortie possible de ce corps intérieur, psychédélique et d’anticipation, fait de percussions) ou dans l’œuvre de Gary Hill (Mediations – Towards a Remake of Soundings, 1979-1986) ou de Bruce Nauman (Anthro/Socio – Rinde Facing Camera, 1991) le corps, l’espace du corps et le corps comme espace produisent un univers spatial autonome qui file la métaphore du corps des sons… Alors, de ce point de vue, le son à l’ère de la programmation technologique et des développements numériques est une nouvelle étape, en effet plus politique, de la question des corps qui s’origine toutefois, préalablement, dans un monde en soi : la spatialisation des sons.
4 – Vous indiquez p. 52 que les instruments de musiques utopiques peuvent, tout à la fois, participer à l’invention d’une musique utopique, ou procéder d’une recherche utopique sur l’instrument lui-même. Serait-ce une recherche de perceptions imaginaires, de présences immatérielles ou de la musique des sphères ? Ernst Bloch déclare dans Le Principe espérance (vol. 2, Gallimard, 1982, p. 229) : « Ainsi la musique tout entière se situe-t-elle aux frontières de l’humanité, mais à ces frontières où l’humanité est en train de prendre forme, avec un langage nouveau et l’aura d’appel qui cerne l’intensité visée et touchée, le Monde-Nous. C’est précisément l’ordre contenu dans l’expression musicale qui signifie un chez-soi, un cristal, mais faits de liberté future, un astre, mais conçu comme une terre nouvelle » ? Que diriez-vous de ces utopies ?
L’utopie demeure le projet général de mon travail et votre question est donc très juste ! Je projette même un livre futur sur l’utopie aujourd’hui ! Et j’ai notamment travaillé cette question, depuis longtemps d’ailleurs, à travers la relation entre les arts, ou plutôt moins les correspondances que les expériences et les tentatives de débordement, de croisement ou de transgression entre les arts, les médiums, les signes. Mon premier livre analysait la part de l’image dans l’œuvre du poète, critique d’art et écrivain post-surréaliste André Pieyre de Mandiargues, et se terminait, déjà, avec un chapitre sur le son dans ses récits ! Ces relations trans-esthétiques étaient et sont la place de l’utopie que, dans le domaine esthétique, j’ai toujours explorée, recherchée ! Alors, évidemment, quand une plasticité donne à penser l’utopie, je m’en saisis… Et, pour les artistes, les instruments de musique apparaissent parfois comme une de ses expressions. Ils le sont d’ailleurs à divers titres : pour inventer de nouvelles musiques, de nouvelles sonorités évidemment, mais aussi pour inventer de nouvelles formes, les mettre en crise et interroger ainsi la perception (auditive, visuelle, tactile), mais aussi produire un nouveau monde, de nouveaux espaces. Par exemple, la pièce Helikopter streichquartett (un quatuor à cordes avec hélicoptères) de Karlheinz Stockhausen est composée en 1993 et interprétée par le Quatuor Arditti : les musiciens reliés entre eux par des microphones montent chacun dans un hélicoptère pour interpréter cette œuvre des airs, elle dure jusqu’à l’atterrissage des musiciens et repousse, ainsi, les limites esthétiques que la musique et le son entretiennent avec les volumes, l’espace, le ciel, la galaxie… En ce sens, merci de citer ce magnifique passage du Principe espérance d’Ernst Bloch qui rappelle à quel point en effet la musique et le son inventent de nouveaux espaces, de nouveaux mondes, des utopies et une poétique. C’est essentiel et, finalement, c’est la raison d’être de mes travaux sur le son dans l’art que formule Les Arts sonores.
Entretien © Alexandre Castant & Isabelle Rozenbaum – Illustrations © DR
(Paris, 1er février 2018)
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