Tout chez toi est imaginaire […] Ton inexistence morale, chevalier du vide, révèle l’inexistence, sous l’armure, des croisés de notre génération blanche. Et cette inexistence est inscrite en tes initiales, BHL. Tu n’as même pas de nom à toi, rien qu’un sigle, comme RATP ou SNCF. (Guy Hocquenghem)
Jean-Baptiste Botul […] a montré, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, dans sa série de conférences aux néo-kantiens du Paraguay, que leur héros était un faux abstrait, un pur esprit de pure apparence. (BHL)
J’imagine ton étonnement ou ton incrédulité, cher lecteur. Comment, Bernard-Henri Lévy n’existerait pas ? Certes, le personnage qui signe livres et articles sous ce nom, qui se répand sur les étranges lucarnes, qui voyage à travers le vaste monde, qui épouse des actrices, qui correspond pas courriel avec un célèbre romancier, et même réalise des films nous est bien connu. S’il se trouvait encore à ce jour une seule personne digne de foi déclarant ne pas connaître Bernard-Henri Lévy, il faudrait en conclure : premièrement, elle n’est pas équipée d’un poste de télévision ; deuxièmement, elle n’a jamais feuilleté les magazines présents dans les salles d’attente des médecins et dentistes, ou les échoppes des coiffeurs ; troisièmement, elle est sourde et aveugle ; quatrièmement, elle ignore également l’existence d’Arielle Dombasle. Et puis, ne reconnaît-on pas un grand penseur, un grand écrivain, un grand communiquant à un détail physique, vestimentaire, ou autre qui, comme diraient certains, fait tellement sens qu’il finit par devenir une sorte de signature. Il y a la barbe du père Hugo, le béret de Mac-Orlan, le strabisme de Sartre, le turban de Beauvoir, la cigarette de Malraux (quoique, par les temps qui courent…), la moustache de Brassens, l’imperméable de Monsieur Hulot, la démarche de Charlot, la pipe de Simenon (là aussi…), la barbe de trois jours de Gainsbourg, la voix de Mauriac, le chapeau de Mme de Fontenay, l’air abruti à la télévision de Michel Houellebecq, la frange des Beatles, etc., et la chemise blanche décolletée de BHL. Sauf que, ici, cette fameuse chemise recouvre le buste d’une marionnette (d’un acteur ou d’un prête-nom, si l’on préfère).
Le secret était bien gardé, je n’en disconviens pas. Pourquoi n’a-t-il pas été éventé plus tôt ? Bonne question. Pourtant, sont parus depuis le début de ce siècle des livres – essais biographiques, biographies, enquêtes – à charge sur Bernard-Henri Lévy. Et aucun de ces ouvrages ne comporte la moindre révélation sur l’inexistence du personnage. Comment l’expliquer ? Je ne discute pas l’intérêt de ces contributions qui, d’ailleurs, m’ont été utiles pour écrire ces Preuves. Cependant leurs auteurs n’en tirent pas la conclusion qui devrait normalement s’imposer (elle m’est apparue peu à peu en recoupant ces lectures avec des informations communiquées ici ou là sur le personnage, et en me livrant à une enquête personnelle). Il semblerait pourtant que ces auteurs – du moins certains – soient informés de cette inexistence. Quelques lignes, parfois, le laisseraient supposer. Tout comme on a pu lire, ou entendre chez des commentateurs critiques de BHL, des propos susceptibles de mettre la puce à l’oreille. Je n’en citerai qu’un, pour l’instant. Je fus à mon corps défendant l’objet et le prétexte de cette fameuse « affaire Botul-BHL » dont on a abondamment parlé en ce début 2010. À ce sujet, lors de l’émission On est pas couché, durant laquelle était invité Bernard-Henri Lévy, venu présenter son dernier ouvrage dans le contexte très particulier de cette « affaire », l’un des chroniqueurs, Éric Naulleau, eut toutes les peines du monde à placer cette phrase, significative : « Quand j’ai appris que vous vous étiez référé à un philosophe imaginaire, j’ai cru qu’il s’agissait d’une autobiographie ». Une façon de le suggérer à mots couverts. Mais l’a-t-on retenu ? J’en doute, car le personnage connu sous le nom de Bernard-Henri Lévy, un court instant déstabilisé par Naulleau, s’efforça ensuite de noyer le poisson avec la dextérité qu’on lui connaît dans ce genre d’exercice.
Pour revenir aux auteurs des ouvrages « à charge » sur Bernard-Henri Lévy, tous, sans exception, reconnaissent au moins un mérite – pas nécessairement le même – au personnage étudié. Pour ma part, je ne vois pas ce qui pourrait être défendu, ni même sauvé dans les livres, activités ou prises de position du label BHL. On sait, quelques uns de ces auteurs l’ont révélé, que l’entreprise BHL a quelquefois recours à l’intimidation pour empêcher la divulgation de faits qui pourraient lui porter ombrage, la confondre ou la ridiculiser. Pourtant, il n’a pas manqué, depuis plus de trente ans, de philosophes, d’historiens, de chercheurs, et d’écrivains pour appeler « un chat un chat », et donc Bernard-Henri Lévy une imposture ou une baudruche. Contre ceux-ci l’intimidation et les mesures de restriction du système BHL sont presque inopérantes : l’université ou encore l‘édition indépendante ne relevant pas de cette zone d’influence. Comme on le verra dans le détail, il n’y a pas de salut, ni même d’existence possible en dehors des médias pour l’entreprise BHL. Celle-ci excipera de la faible surface médiatique de ces philosophes, historiens, chercheurs, voire écrivains pour relativiser leur importance ou ne pas en faire trop de cas. Ou alors, piquée à vif, elle entonnera le grand air de la théorie du complot. En revanche, ceci précisé, les journalistes qui s’en prennent à Bernard-Henri Lévy paraissent plus exposés. Ici, le pouvoir d’emprise et d’intimidation de la « BHL connexion » s’exerce pleinement. Plus ou moins certes, selon les époques, les situations, les dépendances et les rapports de force. En ajoutant que la plupart des « grands médias » sont la propriété « d’amis » de l’entreprise BHL, on comprendra que, dans ce cas d’espèce, les velléités critiques se réduisent généralement à l’état d’une peau de chagrin…
Ceci étant, il paraît maintenant nécessaire de poser la question : pourquoi donc suis-je le premier, moi Jean-Baptiste Botul, à écrire cette vérité-là, fondamentale, sur le personnage du nom de Bernard-Henri Lévy ? Quelques uns de mes confrères philosophes, ou d’autres (historiens, politistes, écrivains) auraient pourtant, comme votre serviteur, la capacité et les moyens de prouver l’inexistence de BHL Certains d’entre eux lui ont, au fil des publications ou selon les circonstances, nullement ménagé leurs critiques ou sarcasmes. Cependant, ces éreintements et ces railleries s’adressaient à un livre ou à une intervention de BHL, et en restaient là. Pour savoir ce que cachait ce sigle, il aurait fallu se livrer à l’investigation évoquée plus haut. Il suffit quelquefois de trouver le bon fil, et la pelote entière vient à vous. Nul commentateur, parmi ceux-là, n’a jugé bon de procéder ainsi. Je le déplore. La situation s’avère différente dans les milieux journalistiques. Se retrouver au coeur du cyclone vous confronte à une réalité qui vous affranchit sur certains sujets. En me livrant à cette enquête, j’ai réalisé qu’une petite minorité de journalistes savait à quoi s’en tenir sur l’identité de BHL. Ceux-ci figurant davantage au sommet de la pyramide qu’à la base. Si aucun d’entre eux n’a encore vendu la mèche, cela va de soi. J’aurai l’occasion d’en donner les raisons. Mais, je m’aperçois que je n’ai pas tout à fait répondu à la question que je posais plus haut…
Je possède un indéniable avantage sur ceux-ci et ceux-là : je suis mort en 1947. Je n’ai donc pas à craindre d’éventuelles représailles. Ni, en amont, des mesures préventives d’intimidation. Et puis, pour le dire franchement, je ne serais pas sorti du bois (de sapin, n’est-ce pas) si ce BHL de malheur n’avait tenu, dans un livre sorti au tout début de l’année, les propos que l’on sait en ce qui me concerne. Il me fallait réagir ! Le cocasse de la situation n’échappera à personne. La firme BHL avait été prise, une fois de plus, la main dans le sac. Mais, plus que d’habitude, en flagrant délit d’imbécillité. J’ai préféré prendre mon temps pour me renseigner sur le personnage, lire une partie de ce qui avait été écrit le concernant, enquêter. Ce qui m’a permis de découvrir ce secret – de polichinelle, dirais-je. En écrivant ce libelle, j’entendais rendre la monnaie de sa pièce à un faussaire. Également, pour reprendre une formule que j’affectionne : rendre la honte encore plus honteuse, en la livrant à la publicité.
Des lecteurs, sans doute, se plaindront de ne pas retrouver le Botul qui, selon certaines gazettes, ferait leurs délices. Ces botuliens me retrouveront sans trop tarder, je pense, puisque l’exploitation de mes archives par l’Association des amis de Jean-Baptiste Botul se poursuit. D’autres publications seraient envisagées. On comprendra que je ne puisse, ici, en dire davantage. Cependant, il me semble que Les Preuves de l’inexistence de Bernard-Henri Lévy devrait élargir le cercle de mes lecteurs. Je ne l’expliquerais pas par le sujet abordé qui, nul n’en disconviendra, supporte difficilement la concurrence avec Kant, Nietzsche, et même Landru. J’ai dû, pour écrire ces Preuves, me confronter à une pensée dont j’ignorais tout, celle de la seconde moitié du 20e siècle. J’entends-là quelques uns des livres critiques ayant marqué cette époque, ceux-là mêmes qui pouvaient me permettre de prendre la mesure d’un phénomène que j’étais loin de soupçonner à la veille de ma mort, en 1947. Ces exploration et découverte m’ont été très utiles pour comprendre et disséquer le système BHL Sans ces lectures, les ouvrages signés Bernard Henri Lévy me seraient tombés des mains. Car ces derniers sont ce qu’on appelle de « la petite bière » comparés aux précédents. Mais brisons la, pour en venir dans le détail à l’émergence de la firme BHL.
La Création de l’entreprise BHL
Durant l’hiver 1974, deux amis d’enfance se retrouvent par hasard dans un bistrot parisien. La vie les avait éloignés depuis 1967, et tous deux font le point sur leurs itinéraires respectifs. Le plus âgé (de six mois, tous deux sont nés en 1948) a rompu l’année précédente avec le maoïsme. Il retrouve depuis quatre-cinq mois quelques certitudes. Une lecture récente de Tocqueville a dissipé ses dernières illusions marxistes. Il se rapprocherait de la gauche traditionnelle, sans pour autant se reconnaître dans l’un ou l’autre de ses partis. Coté activité salariale, il enseigne depuis la rentrée la philosophie dans un lycée du Val-de-Marne. Son interlocuteur prise davantage le littérature et les arts. Il lit Actuel et suit de près l’évolution de la contre-culture aux USA. La politique l’indiffère en règle générale : il met la droite et la gauche dans le même sac. À vrai dire, il s’intéresse davantage aux individus qu’aux collectifs. En mettant en avant les fortes personnalités dont l’action a contribué à bouleverser le monde. Cet ancien élève d’HEC travaille depuis six mois comme publicitaire.
Malgré leurs différences politiques, idéologiques, culturelles, les deux anciens camarades d’enfance vont se voir régulièrement durant les premiers mois de 1974. Tous deux, sans le formuler explicitement, sont dans l’attente d’un événement. « Les lignes bougent, dira le professeur de philosophie, nous avons peut-être un rôle à jouer dans ce phénomène de recomposition ». « Sans doute, répondra le publicitaire, mais à condition d’anticiper sur ce qui pourrait se produire. Il nous faut pour cela faire preuve d’imagination ». Courant mai, le professeur présente à son ami un homme d’une trentaine d’années, un politologue. Ce dernier insiste plus particulièrement sur la donnée suivante : dans l’intérêt du pays devraient gouverner ensemble des hommes qui, dans les deux camps, sont faits pour se rapprocher. Durant la présidence Pompidou il a été la plume d’un homme politique de droite ouvert aux idées de gauche. L’élection de Giscard change la donne : le politicien de gauche qui vient de le prendre comme conseiller n’est pas sans partager quelques-unes des idées de l’autre camp. Un moment la discussion porte sur Mai 68. Le politologue en pense pis que pendre. Ses interlocuteurs ne partageraient pas ce point de vue, mais argumentent mollement, sans trop de conviction. Ils finissent par reconnaître que le trentenaire a en partie raison. En tout cas, tous trois se promettent de se revoir pour poursuivre ce genre d’échanges.
Le mois suivant, le publicitaire invite au bistrot, où les deux amis se retrouvent régulièrement, l’une de ses connaissances. Ce grand jeune homme, bien de sa personne, de bonne famille (né aussi en 1948), a été étudiant en philosophie. Il s’appelle Georges Lévy et est comédien. Il gagne convenablement sa vie en tournant dans des films publicitaires. Ceci pour la Télévision suisse romande (TSR), où l’un de ses oncles occupe un poste de vice-directeur. Cependant, il aspire à autre chose. D’autant plus qu’il pense avoir l’étoffe d’un grand acteur. La mise en scène de cinéma le tenterait également. Cet ancien étudiant en philosophie continue néanmoins à s’intéresser au mouvement des idées. Et partage quelques-unes des préoccupations des deux compères. À la demande du publicitaire, le comédien raconte l’histoire suivante : il a publié l’année précédente un ouvrage aux Éditions Maspero intitulé Bangladesh : nationalisme dans la révolution. En réalité, il ne l’a pas écrit. Le véritable auteur, pour des raisons personnelles, ayant préféré ne pas signer sous son nom. Georges a cependant participé à la rédaction de l’ouvrage en donnant, ici ou là, une touche de couleur locale. On a d’ailleurs fait appel à lui en raison de deux voyages qu’il avait effectué au Bangladesh en 1971 et 1972. Le professeur se souvient maintenant d’avoir parcouru cet ouvrage en bibliothèque.
– Vous vous appelez Georges Lévy ?
– Oui.
– Ce n’est pas le nom, si j’en crois mon souvenir, de l’auteur.
– Le nom si, mais pas le prénom. Je l’ai signé Bernard-Henri Lévy. Cela fait plus chic, n’est ce pas ?
– Très bien choisi, répond le publicitaire. Tiens, ton histoire me donne des idées…
À la fin de ce mois de juin, les deux compères organisent une rencontre à laquelle sont conviés Georges Lévy et le politologue trentenaire. Un ordre du jour a été établi à la suite de plusieurs échanges téléphoniques. Il s’agit de savoir si tous peuvent unir leurs efforts en vue d’une réflexion, voire d’une activité commune : ceci depuis un projet juste ébauché. Le politologue a demandé à un industriel, informé de l’objet de la rencontre, de se joindre à eux. Car la question du financement se posera tôt ou tard, a insisté le politologue. La discussion donne toute satisfaction et les cinq participants élaborent ce 25 juin ledit projet.
De ce soir-là, date la véritable naissance de Bernard-Henri Lévy. Le comédien, beau gosse, a de la prestance, de l’abattage et du bagout. Il paraît donc inutile d’aller chercher ailleurs pour endosser le rôle. Certes, il faudra dans un premier temps le briefer sur certaines questions. Le professeur de philosophie et le politologue s’en chargeront. Il importe également de lui concocter une biographie. On conserve chez Georges Lévy l’étudiant en philosophie, et dans une moindre mesure l’auteur du livre paru chez Maspéro, mais il faut éviter de mentionner le comédien, surtout l’acteur de films publicitaires (cela ne fait pas sérieux, heureusement que personne en France ne les connaît). À la place, est évoquée une vague participation au sein d’un groupe d’experts du PS (c’est prendre peu de risques en raison du caractère fantomatique de ce groupe). Et l’on signale sa présence comme conseiller auprès d’un homme politique dont évidemment on ne donnera pas le nom. Ce projet biographique est accepté à l’unanimité. Le publicitaire évoque déjà les « coups » qui permettraient à Bernard-Henri Lévy de tenir le devant de la scène. L’industriel se dit prêt à financer toute opération en ce sens. Tous se quittent enchantés. Dans l’immédiat, il s’agit principalement de faire connaître ce nom : Bernard-Henri Lévy.
Les débuts sont cependant modestes. Par l’intermédiaire de l’industriel, qui vient d’aider financièrement à la création du Quotidien de Paris, Georges Lévy rejoint l’équipe de journalistes constituée autour de Philippe Tesson. Les trois autres membres du quintette écriront les articles signés Bernard-Henri Lévy. Le comédien y rencontre Michel Butel. Tous deux sympathisent. Pourquoi ne pas fonder ensemble un nouveau quotidien, propose Butel ? Son interlocuteur s’en fait l’écho au sein du quintette. Le professeur et le politologue, d’abord réticents, finissent par se laisser convaincre. Mais, il y a du pain sur la planche ! Et il faut trouver des financements à l’extérieur. La même semaine, le politologue, qui est en relation avec Françoise Verny, responsable du secteur des essais aux Éditions Grasset, soumet à l’éditrice les grandes lignes du projet Bernard-Henri Lévy (en taisant cependant le projet de création d’un quotidien). Un tel projet ne peut que susciter l’intérêt de Grasset dans ce milieu des années 1970. De surcroît, le comédien séduit Françoise Verny, puis Bernard Privat, le patron de Grasset. Trois collections (Figures, Théories, Enjeux) sont créées lors d’une rencontre entre Privat, Verny, Lévy et le politologue.
Une première pause. Comment une maison d’édition telle que Grasset a pu confier la responsabilité de trois collections à un quasi inconnu ? Cela paraît difficilement vraisemblable. Parce que ce ne sont pas les quelques articles publiés dans Le Quotidien de Paris, ni auparavant la publication d’un ouvrage passé presque inaperçu (au sujet duquel une enquête aurait démontré que BHL n’en était pas l’auteur) qui pouvaient emporter le morceau ! Suffit-il d’être séduisant, d’avoir de bonnes manières et de l’aisance pour que l’on vous confie les clefs de trois collections, mêmes nouvelles ? Une première explication. Ce projet de collections a d’abord fait l’objet de négociations entre Françoise Verny et le politologue, puis le professeur et le comédien se sont joints à eux quand Verny fut mise dans la confidence. Françoise Verny a rapidement compris quel profit elle pouvait tirer du quintette pour les Éditions Grasset. Sans ce sensible coup de pouce donné par une éditrice chevronnée à l’entreprise BHL, celle-ci n’aurait peut-être pas été en mesure de se faire connaître du grand public.
Je reprends ma narration.
La pêche aux bailleurs de fonds s’étant révélée infructueuse, l’industriel doit en grande partie supporter le financement du quotidien dirigé par Butel et BHL. On sait que L’Imprévu arrêta sa parution au bout du onzième jour… L’industriel surtout pâti de ce fiasco : une somme d’argent conséquente avait été engloutie dans ce projet de quotidien. Cela l’entraîna à prendre momentanément de la distance avec l’entreprise BHL. Le comédien, pour des raisons narcissiques lui, avait aussi accusé le coup. Il rongera son frein encore durant deux années avant de retrouver en 1977 la lumière des projecteurs. Mais n’anticipons pas !
Encore fallait-il trouver des auteurs pour les trois collections Grasset. Le professeur de philosophie contacte quelques-unes de ses connaissances, des anciens maoïstes pour la plupart : Michel Guérin, Jean-Paul Dollé, Jean-Marie Benoist, Philippe Nemo, les duettistes Lardreau et Jambet. Les ventes de leurs ouvrages restent modestes. Françoise Verny, mise en difficulté chez Grasset, insiste toutefois sur l’écho que ces livres recueillent dans la presse. Il y a un « effet collection » qui commence à prendre : Grasset en récoltera les bénéfices tôt ou tard… Effectivement, l’avenir le confirmera. En attendant, on permet au comédien, qui commence à s’ennuyer dans son rôle de directeur de collection, de réaliser l’un de ses rêves : il sera Paul Denis dans une adaptation télévisée du roman Aurélien d’Aragon. L’initiative vient de Françoise Verny, co-signataire de l’adaptation !
À qui attribuer la paternité de l’expression « Nouvelle philosophie » ? Lors d’une réunion préparatoire à un dossier des Nouvelles littéraires confié à BHL, qui doit faire le point sur les tendances actuelles de la philosophie en des termes accessibles du grand public cultivé, le publicitaire propose comme titre les « Nouveaux philosophes ». Cette proposition fait l’unanimité. Pour réaliser ce dossier, on fait évidemment appel aux auteurs publiés chez Grasset sous le label BHL. Un soin particulier est apporté à l’éditorial, signé par le même. La publication de ce dossier ne passe pas inaperçue et provoque de nombreuses réactions. Deux jeunes universitaires, François Aubral et Xavier Delcourt, brocarderont cette bouillie pseudo philosophique dans leur ouvrage Contre la nouvelle philosophie. Entre temps, le quintette a travaillé d’arrache-pied sur un projet de livre : l’idée de La Barbarie à visage humain étant née au lendemain de la publication du dossier des Nouvelles littéraires. Le plus gros du travail est effectué par le professeur et le politiste. Le publicitaire, qui a le sens de la formule, étant venu dans un second temps apporter sa touche personnelle. En amont le comédien avait exposé quelques idées auxquelles il tenait.
L’ouvrage paraît en mai 1977. Le point culminant de l’opération « Nouveaux philosophes » a lieu plusieurs jours après la sortie du livre, le 22 mai, lors d’une émission restée célèbre d’Apostrophes. Ce soir-là, la France entière, ou presque, découvrait Bernard-Henri Lévy. Durant ce mois de mai, au sein du quintette (y compris l’industriel, attiré par l’odeur de la poudre), chacun s’était particulièrement investi pour préparer l’émission de Bernard Pivot dans les meilleures conditions. Le politiste, par exemple, avait lu très attentivement le livre d’Aubral et de Delcourt (qui seraient présents sur le plateau d’Apostrophes) pour en souligner les points faibles. La veille de l’émission, l’industriel offrit au comédien une chemise Charvet. Cette chemise, dont la valeur peut être aujourd’hui estimée à 450 euros, ayant la propriété et l’avantage de conserver un col droit quand bien même elle serait déboutonnée jusqu’au nombril (ou si son utilisateur portait une veste). Ni le comédien, ni ses quatre compères n’évaluèrent sur le moment, à sa juste valeur, cet inestimable cadeau. Une image était née : celle de la marque BHL pour les décennies à venir !
Même si André Glucksmann, également présent ce soir-là, parut plus à son avantage dans ce genre de débat, les commentateurs retinrent principalement la prestation du comédien (et intronisèrent derechef BHL comme chef de file. des « Nouveaux philosophes », Glucksmann se trouvant naturellement enrôlé sous cette bannière). Il est vrai que lors de ce mémorable Apostrophes, la marionnette compensa ses insuffisances historiques et philosophiques par une indéniable présence sur le petit écran. D’ailleurs, Pivot apporta sa contribution à l’émergence du phénomène BHL en citant ensuite complaisamment le mot de sa fille, laquelle avait cru voir Rimbaud lors de l’émission. C’est peu dire que cette prestation conforta le quintette dans la poursuite de l’aventure BHL. Tous les cinq, à des degrés divers, et pour des raisons parfois différentes, avaient de quoi être satisfaits. Il ne restait plus qu’à faire fructifier un tel capital.
De l’entreprise au holding
La question, encore aujourd’hui, mérite d’être reposée. Comment un livre indigent, à prétention philosophique, voire historique, qui ne vaut que par quelques rares « morceaux de bravoure » (en particulier la première phrase de La Barbarie à visage humain (« Je suis l’enfant naturel d’un couple naturel : le fascisme et le stalinisme » : une trouvaille du publicitaires que les gogos citèrent à l’envi), a-t-il pu recueillir un tel écho, même médiatique ? On connaît la réponse de Deleuze qui, sans se focaliser sur BHL, disait l’essentiel de ce qu’il fallait penser des « Nouveaux philosophes ». Moins connu, le numéro de la revue l’Anti-Mythes, sous le chapeau « Nouvelle philosophie, nouvelle escroquerie », s’intitulait « Bernard-Henri Lévy d’ordures ». On réalise, le relisant, combien tout était déjà dit sur l’entreprise en devenir. Je m’y réfère car aucun des biographes de BHL ne mentionne l’existence de cette parution de l’automne 1977, il est vrai, épuisée depuis longtemps. Les rédacteurs de l’Anti-Mythes y écrivent : « Ainsi apprend-on dans La Barbarie à visage humain qu’il « n’y a pas de domination », que « l’oppression n’existe pas », que « nous sommes des opprimés sans oppresseurs qui nous dominent », qu’il « n’y a, stricto sensu, pas plus de soumission qu’il n’y a de domination », que « le pouvoir est tout et rien », que « l’Histoire n’existe pas », que « le réel n’existe pas », que « l’individu n’existe pas », que le prolétariat n’existe pas, au point que l’on finit par se demander si l’épicier de chez Grasset qui écrit de telles profondeurs s’est fait payer en argent qui existe et s’alimente de petits fours néantisés ». Ou que tout simplement si BHL existe, foi de Botul ! Les rédacteurs citent également cet éloge par BHL de Maurice Clavel, (« dont on ne dira jamais combien, parce que chrétien, il peut avoir une vue historiquement juste »), ce qui provoque leur légitime incompréhension : « Comment Clavel peut-il avoir une vue historiquement juste d’une histoire qui « n’existe pas » ? » Sinon l’Anti-Mythes revient sur une interview de la marionnette de Playboy : « On y apprend qu’il est comédien, qu’il interprète le rôle de Paul Denis dans une adaptation pour la télé d’un roman du stalinien Louis Aragon. Cela au moins, c’est du solide, même si pour notre part, on l’aurait plutôt vu dans le rôle de la putain respectueuse ». J’ajoute que la marionnette se fera taper sur les doigts par ses petits camarades pour avoir ostensiblement rappelé son passé de comédien. Mais personne ne le remarqua que je sache… Pour conclure, les rédacteurs de l’Anti-Mythes résument bien la question BHL, du moins telle qu’elle se pose à l’automne 1977 : « Que le cynisme séduise, que la bêtise paie et que la mode soit au renouveau des idées les plus réactionnaires, cela ne suffit pas à expliquer l’extraordinaire exploitation par les médias du phénomène des « Nouveaux philosophes » ».
Voilà pour les débuts. Je ne vais pas entrer dans les détails d’une histoire aujourd’hui bien connue depuis la publication de biographies sur Bernard Henri Lévy publiées ces dernières années. Posons cependant quelques jalons significatifs dans la genèse de l’entreprise BHL. Sans avoir le retentissement de La Barbarie à visage humain, le second livre du quintette, Le Testament de Dieu, n’en créait pas moins une polémique de même nature. Cet éloge du monothéisme, particulièrement défendu au sein du groupe par le professeur de philosophie, n’avait pas été relu par un historien professionnel. Pierre Vidal-Naquet se donna la peine de relever les nombreuses et grossières erreurs de l’ouvrage. Du coté BHL, on organisa la riposte en reprenant sur un mode plus paranoïaque le genre d’argumentation qui avait déjà servi avec Aubral et Delcourt : Vidal-Naquet était ainsi traité de « policier » et de « délateur public », et accusé de vouloir se livrer à un « caporalisme savant ». L’entreprise BHL se drapait dans sa dignité outragée et devenait la victime d’un « tribunal des agrégés ». Castoriadis prit le relai de Vidal-Naquet avec un texte intitulé « L’Industrie du vide » où le mot « imposture » se trouvait pour la première fois prononcé.
L’avertissement, par delà cet aspect polémique, est quand même pris au sérieux. Le politologue, dans la perspective d’un troisième ouvrage, insiste pour remettre le cap sur l’hexagone. L’entreprise BHL va alors s’évertuer à démontrer que le pétainisme constitue la véritable nature idéologique de la France. Cependant, devenue prudente, elle envoie la marionnette, munie du manuscrit de L’Idéologie française, le tester auprès Léon Poliakov. Le vieil érudit, peu au fait des nouvelles moeurs éditoriales en général, et du système BHL en particulier, ne réalise pas sur le moment ce qu’on attend de lui. Il indique à son interlocuteur que « son livre est historiquement faux, non seulement, rien que par le titre, il fait passer une partie pour le tout », mais aussi par l’absence insolite de l’église catholique dans cette histoire. La marionnette accepte de corriger les erreurs factuelles, et l’entretien prend fin. Léon Polakov constatera que le texte de L’Idéologie française publié était quasiment identique au manuscrit lu un mois plus tôt. Plus grave, il a le désagrément de découvrir son nom comme étant le garant de ce travail. Il me paraît inutile de donner le détail des bourdes, erreurs, énormités de L’Idéologie française. Les critiques, nombreuses et variées, émanèrent de la gauche comme de la droite. Même un Raymond Aron tint ce livre pour « méprisable ». Ce qui n’empêcha pas les défenseurs de l’ouvrage – qui tous provenaient des copains et coquins constituant le réseau, déjà important, de l’entreprise BHL – de faire grand bruit dans des médias acquis à Bernard-Henri Lévy. Enfin, dans la mesure où on n’en avait beaucoup parlé, que les ventes dépassaient les estimations les plus optimistes, le coup s’avérait gagnant. Du moins le comédien, le publicitaire et l’industriel résonnaient ainsi.
Ces péripéties avaient cependant ébranlé la machine BHL. Le politologue et le professeur de philosophie éprouvaient le besoin de souffler. Et puis, ils se trouvaient à court d’idées en ce début de l’année 1981. Indirectement, l’élection de Mitterrand changea la donne. Il y avait, comme dit l’autre, un « capital symbolique » représenté par le sigle BLH qu’il convenait de faire fructifier, mais depuis une orientation différente. Certains commentateurs conspuaient et brocardaient la pensée BHL toute en reconnaissant quelque mérite à l’écrivain. Pourquoi ne pas aller dans cette dernière direction, proposa le publicitaire, en écrivant un roman ? Soit, répondirent ses compères, mais pour écrire quel genre de roman ? Le hasard, en l’occurrence, fit bien les choses. Une jeune professeur d’histoire, Marie-France Barrier, adressa en 1983 à Grasset (dans l’une des collections dirigées par BHL) le manuscrit d’un roman. Il fut retourné à l’expéditrice, mais une copie resta en possession du quintette. Le Diable en tête, présenté comme le premier roman de Bernard-Henri Lévy, s’inspire largement de ce manuscrit. Notre quintette le réécrivit tout en conservant des personnages, situations et événements du récit original. Quand Le Diable en tête parut, l’infortunée enseignante réalisa combien l’entreprise BHL l’avait pompée. Un procès s’ensuivit. La firme BHL aurait pu s’arrêter là. Un dépôt de bilan paraissait d’ailleurs envisageable dans le cas d’une condamnation. Un verdict rendu en faveur de la plaignante risquait de faire jurisprudence. Et ouvrir la boite à pandore des auteurs de manuscrits refusés, reconnaissant ici et là des emprunts dans des publications d’auteurs reconnus. Donc la profession s’inquiéta à l’avance du verdict qui serait rendu à Nantes. À tort, car il s’agissait de l’énième épisode de la lutte du pot de fer contre le pot de terre. Le tribunal condamna M.-F. Barrier à 5 000 f d’amendes. L’entreprise BHL l’avait échappé belle ! Mais laissait des plumes dans l’aventure, y compris sur le plan pécuniaire en raison du coût du procès. Enfin, Le Diable en tête s’était fort bien vendu. C’est ce que nos compères préférèrent retenir.
Le second roman évita ce genre de mésaventure. On sollicita l’aide d’un écrivain, un nègre de luxe, pour écrire Les Derniers jours de Charles Baudelaire d’après un canevas d’histoire rédigé par le quintette. On lui demandait également de reprendre le style du précédent roman, et d’y inclure des propos prêtés à Baudelaire sur le plagiat. Ceci pour tenter de dissiper l’impression fâcheuse laissée in fine par Le Diable en tête : il importait de relativiser ce malencontreux épisode, ou de désamorcer par anticipation toute critique sur le sujet. La machine BHL se met en branle : un maximum de publicité précède la publication, considérée comme l’évènement littéraire de la rentrée 1988. On évoque déjà le Goncourt. La presse contrôlée par l’entreprise BHL s’extasie sur ce roman traditionnel, en-dessous de la moyenne de ce qui se publie habituellement. Las ! Le prix Goncourt reviendra finalement à Erik Orsenna.
Les propos sur le plagiat, inclus dans Les Derniers jours de Charles Baudelaire, ne concernaient pas seulement le domaine romanesque. Il faut pour l’expliquer revenir en arrière. L’année précédente, le quintette s’était associé au lancement du mensuel Globe. En réalité, même si Georges-Marc Benamou en est officiellement le directeur, l’entreprise BHL la dirige en sous-main. Au début 1987 est annoncée la parution d’un livre d’Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée. On envoie le comédien l’interviewer. L’entretien, très long, ne paraîtra jamais dans Globe. Mais rien ne se perd, puisque le 25 mars, Globe publie dans un cahier à part un texte, signé Bernard-Henri Lévy, intitulé L’Éloge des intellectuels. Ce substantiel article, nous informe-t-on, doit faire l’objet d’une publication début avril chez Grasset (alors que La Défaite de la pensée ne paraîtra pas avant le mois de mai aux Éditions Gallimard). Le lecteur doit subodorer qu’il y a comme une parenté, pour parler par euphémisme, entre les deux ouvrages. D’ailleurs, Le Canard enchaîné s’en fait l’écho et précise ce que l’un doit à l’autre. Parallèlement, on apprend que BHL avait emprunté une partie de sa démonstration au manifeste d’un groupe d’étudiants, Les Aristocrates libertaires : un texte publié chez Grasset sans la moindre publicité en même temps que le cahier à part de Globe. Les étudiants eurent beau protester, personne ne les entendit. Finkielkraut préféra se taire. Comme La Défaite de la pensée bénéficiait d’un accueil critique et public plus favorable que L’Éloge des intellectuels, nos plagiaires se retrouvaient « Gros-Jean comme devant ».
Une dizaine d’années après le lancement de la firme BHL la machine semble bien rodée. Il y a parfois des ratés, comme je viens de le signaler, mais l’entreprise BHL se trouve le plus souvent au centre de l’attention médiatique, d’une publication à l’autre. Et elle vend. Encore plus qu’auparavant, à partir des années 1990, elle va procéder par « coups ». Certains seront gagnants, d’autres moins. Parmi ces derniers, signalons la commande faite à un auteur dramatique réputé, ayant besoin d’argent, toujours depuis un canevas rédigé par le quintette. Ce Jugement dernier, lourd et pesant, est un échec. Le dramaturge en question, sans doute mortifié par cette obligation alimentaire, avait plus ou moins consciemment plombé la pièce. Nègre de luxe soit ; mais il faut payer, et dans tous les sens du terme ! En revanche, le mariage du comédien avec Arielle Dombasle replace BHL sur le devant de la scène. Et pas n’importe laquelle, la people ! L’industriel et le publicitaire organisent les festivités dans les moindres détails. Un avion amène les invités – le tout Paris, ou presque – à Saint-Paul de Vence. Paris-Match couvre en exclusivité l’événement en y consacrant six pages, etc.
L’échec cuisant du Jugement dernier signifiait que le filon littéraire, après le filon prétendument philosophique, voire historique, commençait à s’épuiser. Le conflit dans les pays de l’ex-Yougoslavie va permette, un temps durant, de changer de cap. Auparavant le politologue, qui en faisait une question personnelle, avait insisté pour que l’entreprise BHL prenne clairement position pour la cause bosniaque. Après un séjour remarqué de la marionnette à Sarajevo, la machine BHL se met en marche et va fonctionner à plein régime une fois tournée la page théâtrale. S’ensuivent de nombreux articles dans la presse, autant de plateaux télévisés, des appels à Mitterrand, et même l’organisation d’une tournée du Président Bakir Izetbegović à travers l’Europe. Le conflit bosniaque donne l’occasion à l’entreprise BHL de se refaire une virginité en soutenant « la meilleure des causes possibles ». Et de mettre ses pas dans ceux de Malraux. Puisque ce dernier avait durant la guerre civile espagnole réalisé le film Espoir, sierra de Teruel, les BHL réaliseront Bosna ! Sauf que, ici, on frise le ridicule. La manière dont la marionnette se met en scène et en spectacle à Sarajevo lui vaut de nombreux quolibets. Cet épisode trouvera sa légitime conclusion lors du Festival de Cannes en 1994. Faute de recevoir un prix pour Bosna !, la marionnette recevra à titre de dédommagement une tarte à la crème signée Le Gloupier (son quatrième « attentat pâtissier » sur BHL !). Dans un registre moins burlesque (quoique…), ce même printemps 1994, l’entreprise BHL lance l’idée d’une liste « L’Europe commence à Sarajevo » pour les élections européennes. L’idée suscite d’abord de l’intérêt. La firme BHL rendra les armes quand elle finira enfin par s’apercevoir que cette liste Sarajevo qu’elle pilotait servait les desseins de Mitterrand en affaiblissant Rocard. Pourtant bien entamée, cette campagne bosniaque s’achevait en farce pâtissière et en eau de boudin.
Mais, le pire encore était à venir ! Le coup suivant, le film Le Jour et la Nuit, qui reste le principal fiasco de l’entreprise BHL, réclame une rapide explication de texte. Ce film n’aurait jamais vu le jour sans l’insistance du comédien (ainsi que l’énergie de l’industriel pour recueillir de l’argent public, en bénéficiant, entre autres interventions, de celle du ministère de la Culture du gouvernement Juppé). À partir d’un scénario écrit par la marionnette (supervisé par les autres membres du quintette), celle-ci réalise ce film à gros budget dont Alain Delon et Arielle Dombasle sont les acteurs principaux. La suite est délectable. Malgré une campagne promotionnelle sans précédent dans l’histoire du cinéma hexagonal, les critiques de la presse cinéma (la plupart n’ont pas reçu d’invitation lors des projections en avant-première, celles-ci étant réservées aux « critiques amis », directeurs de groupes de presse et personnes influentes) et le public découvrent, lors de la sortie du Jour et la Nuit, que le résultat, médiocre, ridicule, grotesque, s’avère finalement poilant : à ce jour, il s’agit du film le plus involontairement comique du cinéma français (et qui risque de le rester).
L’expérience, évidemment, ne sera pas renouvelée. Dans l’urgence, l’entreprise BHL tente d’allumer des contre-feux. Comédie, l’ouvrage publié la même année, règle des compte sous le couvert d’une introspection. Ici, le scénario, déjà rodé, reprend l’air de la théorie du complot : c’était une cabale, bien entendu ! On me déteste parce que je suis beau, riche, talentueux, intelligent, et que j’ai des amis « qui, la vie aidant, ont fini par diriger des journaux » (sic). Un livre qui ne convaincra que les convaincus. Ensuite, Le Siècle de Sartre s’évertuera à surfer sur la vague du vingtième anniversaire de la mort de Sartre. Des sartriens s’y laisseront prendre. J’en dirai un mot un peu plus tard.
Un tel système, privilégiant les interventions publiques, ou les interviews dans les journaux et la télévision comporte des risques. Plus d’une fois, l’entreprise BHL dut rectifier des propos tenus auparavant par la marionnette : dans la mesure où ceux-ci pouvaient être mal interprétés, susciter des controverses inutiles, ou porter préjudice à la firme. En 2001, deux journalistes du magazine Elle (journal dont le propriétaire, Jean-Luc Lagardère, est un grand ami du comédien) se rendent au domicile de la marionnette pour l’interviewer sur Réflexion sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, le dernier opus de l’entreprise BHL. Donnant le lendemain à lire la copie de cet entretien à deux autres membres du quintette, ces derniers, consternés par certaines des réponses, lui demandent d’intervenir rapidement auprès de la rédaction en chef du magazine pour rectifier le tir. Convaincue de s’être fait piéger par les deux journalistes, la marionnette, furibonde, téléphone au rédacteur en chef pour lui proposer une autre version de l’entretien (préalablement écrite par ses deux compères), tout en insistant lourdement sur ses liens d’amitié avec Lagardère…
Trois ans plus tard, demandant par avance un droit de réponse concernant une biographie sur BHL non encore publiée (mais oui !), l’entreprise envoyait la marionnette s’en expliquer auprès de L’Express. Là encore, eu égard l’insuffisance des explications, le comédien se faisait taper sur les doigts par ses petits camarades. D’où l’obligation pour l’entreprise BHL de solliciter à nouveau la direction de L’Express afin de demander maintenant la suppression de passages pouvant s’avérer contre-productifs pour l’image béhachelienne. Ces exemples, parmi d’autres, vous ont certainement convaincus, chers lecteurs que Bernard-Henri Lévy n’est qu’une fiction. Le personnage que vous voyez depuis 35 ans sur le petit écran, qui se répand un peu partout dans les médias, dont vous avez – aller savoir ! – acheté un livre (nous en reparlerons) n’est qu’une marionnette intervenant au nom de l’entreprise BHL. Si d’aventure, il restait encore des lecteurs sceptiques ou incrédules, je leur conseille de lire attentivement la suite. Peut-être que l’angle choisi les convaincra davantage.
Lécheurs de pompes, courtisans et idiots utiles
Dans les lendemains de l’opération « Nouvelle philosophie », et de la publication de La Barbarie à visage humain s’est peu à peu constitué le réseau médiatique susceptible de servir de chambre d’écho à l’entreprise BHL. Déjà, vers la fin des années 1980, plusieurs médias influents avaient plus ou moins fait acte d’allégeance envers la firme. Je ne citerai pas les journaux, magazines ou émissions de télévision qui ont concouru à la célébration de Bernard-Henri Lévy, ce serait fastidieux. Les grands patrons de presse, très majoritairement, ont été les débiteurs, ou les obligés de l’entreprise BHL. Même chose pour les éditeurs appartenant au groupe Hachette.
Dans un tel système, laudateurs, lécheurs de pompes et courtisans fleurissent. On pourrait constituer, ici, un important bêtisier. Je me contenterai de citer quelques perles représentatives de l’ensemble (en suivant le conseil de Chateaubriand : « Il est des temps où l’on doit dépenser le mépris avec parcimonie à cause du grand nombre de nécessiteux ») couvrant la carrière de BHL.
Dominique-Antoine Grisoni sur La Barbarie à visage humain : « Un grand livre vient de naître et prend place au rang de ceux, rares entre tous, où l’analyse fulgure et le génie tressaille ».
Pierre Billard sur Le Jour et la Nuit : « BHL est à la fois John Huston et Visconti réunis ».
Yann Moix idem : « Une réussite […] un magnifique hommage au cinéma lui-même ».
Marc Lambron sur Récidives : « Il y a des rythmes longs, venus d’un rêve épique nourri de Malaparte et de Malraux, et des séquences courtes de Polaroïd warholien ».
Albert Sebag sur American Vertigo : « Bernard-Henri Lévy est en train de devenir l’auteur préféré des américains ».
Plus intéressante que cette valetaille, la catégorie des « idiots utiles » rassemble des personnalités dont la notoriété ne doit rien à l’entreprise BHL, mais qui peuvent se retrouver dans une situation d’allégeance envers elle. Pour des raisons diverses (allant de l’alliance tactique au strict opportunisme en passant par le souci de ménager une telle « puissance »), ces personnages ont contribué à cautionner le système BHL, et à le légitimer aux yeux des crédules et des ignorants. J’ai recensé dans cette rubrique non exhaustive Jean Daniel, Philippe Sollers, Philippe Tesson, Edwy Plenel, Michel Contat et Michel Houellebecq.
Avant même le lancement de l’opération « Nouvelle philosophie », Jean Daniel avait ouvert les colonnes de son journal à l’entreprise BHL. Un propos que tenait alors le comédien, tout nouveau directeur de collection chez Grasset, à qui voulait bien l’entendre et le répéter (« Je veux être au moins Jean Daniel »), parvenu aux oreilles du patron du Nouvel Observateur, n’était pas de nature à laisser ce dernier indifférent. Dans un second temps, Jean Daniel confia à Jean-Paul Enthoven le soin d’écrire tout le bien qu’il pensait du premier ouvrage signé BHL. Ce journaliste inaugurait ainsi avec ce papier louangeur sur La Barbarie à visage humain une carrière qui se poursuivra au Point, que l’on peut qualifier « d’admirable » du point de vue de la courtisanerie… Certes, tout n’est jamais simple quand on dirige un grand hebdomadaire « de gauche » (du moins relevant encore de cette étiquette dans les années 1970). Il paraissait difficile, par exemple, avec Le Testament de Dieu – second opus de BHL – de refuser l’article de Vidal-Naquet évoqué plus haut. Jean Daniel coupe alors la poire en deux. Il publie à la fois l’article de Vidal-Naquet (en l’amputant du passage le plus croustillant) et la réponse des BHL (plus longue, et un tantinet paranoïaque). La poire n’ayant pas été coupée en deux parts égales, Jean Daniel se trouve dans l’obligation de faire amende honorable en publiant une lettre de Castoriadis, très peu aimable pour le protégé de la rue Montmartre. Ensuite, le Nouvel Observateur continuera à rendre compte favorablement des ouvrages publiés par la firme BHL. On m’assure qu’il y aurait eu récemment un échange polémique entre une journaliste du Nouvel Obs et la marionnette. J’en suis indirectement la cause, vous savez pourquoi… On me dit également que, bien qu’ayant quitté officiellement ses fonctions au Nouvel Obs, Jean Daniel n’en conserve pas moins la main sur le journal. Je suppose qu’il doit vieillir, tout simplement.
Le soutien apporté en 1977 par Philippe Sollers à La Barbarie à visage humain, avait de quoi surprendre. Moins, cependant, si l’on prenait en compte l’évolution de Tel Quel à l’époque, une fois virée la cuti maoïste de ses rédacteurs. Et puis, Sollers ne manque pas de flair : très rapidement, il comprenait dans quel sens tournait le vent en cette année-là. Sollers restera sur cette ligne de soutien envers l’entreprise BHL en entretenant avec le comédien de bonnes relations, disons « de compagnonnage ». Un soutien tactique, bien entendu. Parce que, en privé, Sollers ne se prive pas de brocarder la marionnette. Un témoin digne de foi, qui prenait un verre à La Palette, l’a entendu se moquer de BHL en des termes appréciés des personnes qui partageaient la table du railleur. Sollers, nul ne l’ignore, n’est pas à une contradiction près. Mais, il sait parfaitement retomber sur ses pieds. Tout comme il sait jusqu’où il peut aller sans que cela soit préjudiciable pour lui. Sollers peut, par exemple, conserver son amitié pour Marc-Édouard Nabe et le publier dans L’Infini (quand bien même Nabe avait écrit dans son Journal des lignes ignobles sur la profanation du cimetière juif de Carpentras : la réprobation restant cependant limitée). En revanche, quand la brise se transforme en tempête, le virevoltant défenseur du « mal penser » (chez Céline, Nabe, et quelques autres) se met à l’abri du grain. Je pense ici à l’affaire Renaud Camus. Sollers avait quelques années plus tôt sollicité Camus afin de publier des extraits du Journal de l’écrivain dans L’Infini. En définitive, les lecteurs de la revue prendront connaissance du chapitre d’un roman « mal pensant » (L’Ombre gagne) jamais publié par Renaud Camus. On en déduisait que Camus appartenait à la catégorie des écrivains, disons « incorrects », prisés par Sollers. Ce qui n’est pas un reproche de mon point de vue. Sauf que, en ce printemps 2000, il devenait plus prudent, compte tenu de la violence de la tempête, de ne pas se mettre à dos Le Monde (où Sollers était « éditorialiste associé »), l’entreprise BHL, une bonne partie de l’intelligentsia et la quasi totalité des médias influents. C’était beaucoup pour un Sollers qui savait, le cas échéant, mettre ses « convictions » dans sa poche. Et puis, cela ne lui coûtait rien. Sollers a d’ailleurs eu l’occasion de dialoguer avec la marionnette durant cette même « affaire Renaud Camus » : leur divergence ne portant que sur la manière de censurer ce Camus-là.
Philippe Tesson, alors responsable du Quotidien de Paris, figure dans la liste des patrons de presse qui aidèrent l’entreprise BHL dans ses débuts (Les Nouvelles littéraires, qu’il dirigeait également, consacra trois pages à La Barbarie à visage humain). Quelques années plus tard, Philippe Tesson fit preuve d’une solidarité à toute épreuve quand, recevant une lettre de Léon Poliakov dans laquelle l’auteur du Bréviaire de la haine l’informait de la mésaventure relatée plus haut, il s’abstînt de la publier. Plus tard, Poliakov aura l’occasion de se plaindre des méthodes de BHL dans la revue Le Débat. Mais bien trop tard, la polémique ayant accompagné la parution de L’Idéologie française n’était plus de saison.
L’intérêt sinon d’Edwy Plenel pour l’entreprise BHL date de 1994. Dans un article du Monde, Plenel avait commenté élogieusement La Pureté dangereuse de BHL qui venait de paraître. En retour, les BHL lui enverront une lettre évoquant « la vertu, l’apôtre de la morale politique, l’image même du journaliste démocratique » chez Plenel. De quoi chatouiller agréablement l’ego du destinataire. Certains se sont étonnés de ce rapprochement, de cette proximité même qui, d’ailleurs, perdurera jusqu’à la création de Médiapart. Mais Plenel et l’entreprise BHL avaient alors des idées communes, et surtout des ennemis communs…
Jean-Marie Colombani, comme directeur de la publication du Monde, mais à un degré moindre que le directeur de la rédaction, Edwy Plenel, peut être associé à ce qui suit. Après le pitoyable échec du film Le Jour et la Nuit, Le Monde remet en selle l’entreprise BHL en lui confiant une mission d’envoyé spécial « prestigieux » en Algérie. On est en droit de se demander si la commande passée alors par Le Monde aux BHL, celle d’écrire depuis ce terrain plusieurs articles sur l’Algérie de la fin des années 1990 (confrontée à une série d’attentats, attribués aux islamistes, ayant fait un demi millier de victimes) ne s’est pas révélée « contre productive » pour le quotidien du soir. Même flanquée d’un Glucksmann (ou à cause, diraient certains), la marionnette, pourtant bien briefée avant son départ (et qui conservait malgré tout un bon souvenir de ses pérégrinations bosniaques), est largement passée à côté de son sujet. On releva dans ses articles quantités d’erreurs dues à une méconnaissance de la réalité algérienne. Plus grave, la marionnette se fit rouler dans la farine par le pouvoir algérien. On se serait cru revenu un demi siècle plus tôt, quand d’autres « idiots utiles », promenés durant des semaines en URSS, revenaient enchantés de leur séjour. À se demander, toujours, qui était le plus à plaindre dans l’histoire : l’entreprise BHL, qui reprenait la thèse officielle (contredite par de nombreux faits), accusant globalement les islamistes pour mieux blanchir les généraux algériens (lesquels attribuaient à leurs ennemis leurs propres exactions et massacres), ou Le Monde qui publiait de telles contre-vérités. Force est de constater que le second a plus pâti de cette collaboration que la première, qui avait moins à perdre dans l’histoire que le quotidien dit « de référence ». Bons princes pourtant, Messieurs Plenel et Colombani ne tiendront pas trop rigueur à ce que Bourdieu appela « une opération de basse police » (résultat de deux articles « écrits au terme d’un voyage sous escorte, programmé, balisé, surveillé par les autorités ou l’armée algérienne ») en ouvrant régulièrement les colonnes du Monde à l’entreprise BHL, et en invitant la marionnette, ainsi Plenel dans Le Monde des idées qu’il animait sur la chaîne LCI, ainsi Colombani dans son émission La Rumeur du Monde sur France Culture.
On ne s’attendait pas à trouver Michel Contat dans cette liste. Ce philosophe, sartrien de longue date, spécialiste de jazz, collaborateur du Monde des Livres, n’avait – que je sache – jamais manifesté d’intérêt particulier pour la marque BHL avant la parution du livre Le Siècle de Sartre. Mais Dieu – Sartre pour Contat – venait de trouver son prophète en la personne de Bernard-Henri Lévy. J’imagine cependant que le lecteur moyen du Monde dut être surpris de découvrir que dans l’un de ses articles, Michel Contat appelait « violence fasciste » l’activité salubre, ludique et très bien ciblée de l’entartreur ! Ceci parce que l’indispensable ludion belge venait de commettre un énième « attentat pâtissier » contre la marionnette. Pauvre Contat ! Pauvre époque !
Autre invité surprise : Michel Houellebecq. Il s’agit en l’occurrence du dernier « coup » du quintette (un échange de courriels, pour qui l’ignorerait, entre le premier et les seconds : le tout débouchant sur une publication). Au sujet de ce curieux attelage, d’aucuns ont évoqué le mariage de la carpe et du lapin. À regarder de plus près, BHL et Houellebecq ont cependant plus de points communs qu’il n’y paraît. Je n’évoque pas, il va de soi, cette risible, ridicule, grotesque appellation de « maudit » que l’un et l’autre ont revendiqué durant leurs échanges. Ici, l’opération – dont le caractère publicitaire n’aura échappé à personne, exceptés les habituels cireurs de pompes, laudateurs et courtisans, flanqués de quelques idiots utiles – entendait faire dialoguer le « grand intellectuel » (sic) et le « grand romancier » (qui, par delà les réserves, et plus que l’on peut faire sur sa production romanesque, n’est pas sans reprendre, pour le lancement de ses romans, les recettes publicitaires inhérentes au fonctionnement de l’entreprise BHL). J’allais oublier, non pas Madame Freud, mais André Glucksmann : à ce titre pour ce qu’il est, dit, écrit et représente, depuis 1977.
Romanquête : mon cul !…
… comme aurait pu le dire cette chère Zazie : celle de Queneau, hein !
L’air de rien, nous sommes entrés dans le 21e siècle. À ce stade, il semblerait que l’entreprise BHL, après les déconvenues signalées, et par incapacité à être prise au sérieux dans les domaines philosophique, historique, littéraire, cinématographique ou politique, aurait en revanche trouvé dans une forme de reportage, baptisé pompeusement « romanquête », la reconnaissance cherchée en vain ailleurs. Un premier galop d’essai en Algérie n’avait pas, comme on l’a vu, été couronné de succès. Mais, les critiques que l’on avait pu lire et entendre, ici ou là, dont certaines se signalaient par leur virulence, ne pesaient pas grand chose pour les BHL devant le concert de louanges émanant des généraux algériens. Quant un général de l’importance de Nezzar déclare que Glusksmann et Bernard-Henri Lévy « ont par leur courage fait connaître la vérité », qu’ils sont « des hommes de courage et de conviction », et les assure de « son plus grand respect » et de « sa plus haute considération », des personnages de l’acabit des Glucksmann et BHL ne peuvent qu’être flattés, ravis, comblés : cela les console de bien des déboires (et les coupeurs de cheveux en quatre du genre Vidal-Naquet et Bourdieu n’ont qu’à aller se rhabiller !). Que Nezzar soit l’un des principaux responsables de la sanglante répression qui a endeuillé l’Algérie dans les années 1990 n’est qu’un détail ! On le niera tout d’abord, puis, les faits étant têtus, on le relativisera. Cinq ans plus tard, confrontée à son aveuglement lors de ce séjour algérien, la marionnette reconnaîtra qu’elle avait peut-être sous-estimée « la possible instrumentation de ces islamistes par le pouvoir algérien ». Sans remettre cependant en cause l’analyse de fond selon laquelle les islamistes étaient principalement les auteurs des massacres… Il est vrai que, entre temps, le 11-Septembre était passé par-là : la firme BHL pouvait se permettre d’enfoncer ce clou rouillé sans risquer d’être démentie.
Des commentateurs ont évoqué un tropisme afghan (ou pakistano-afghan) dans l’histoire des tribulations de l’entreprise BHL. Déjà en 1979, accompagnée de Gilles Herzog, la marionnette s’était rendue en Afghanistan. En 1981, on l’y envoyait de nouveau, en compagnie de Marek Halter, cette fois-ci, pour créer une radio destinée à la résistance afghane. En réalité, dans les deux cas, la marionnette n’avait pas foulé le sol afghan, restant au Pakistan dans des zones proches de la frontière afghane. Ceci contrairement aux affirmations réitérées de l’entreprise BHL. Vingt ans plus tard, la cohabitation alors en place (Chirac-Jospin) décide de confier une mission en Afghanistan à BHL. Arrivés à Kaboul, la marionnette et le fidèle Gilles Herzog font ériger une stèle à la mémoire du commandant Massoud, assassiné l’année précédente. On y lit : « Au commandant Massoud […] l’hommage de ses amis de 20 ans : Bernard-Henri Lévy, Gilles Herzog ». Les morts, hélas, ne peuvent démentir. Mais de mémoire de vivant, la marionnette n’a rencontré Massoud qu’une seule et rapide fois… en 1998 ! Le temps étant particulièrement extensible chez les BHL, la marionnette se répandra comme d’habitude dans les médias en excipant de cette « amitié vieille de 20 ans ».
On comprendra, connaissant la suite, que cet épisode méritait d’être raconté. En plusieurs occasions, entre février 2002 et janvier 2003, la marionnette se rend au Pakistan. Pour enquêter sur la mort de Daniel Pearl, un journaliste américain kidnappé et tué par des terroristes proches d’Al Qaïda. Un livre sort en avril 2003, intitulé Qui a tué Daniel Pearl ? Cet ouvrage, souvent approximatif, remplis d’erreurs, sensationnaliste, jonglant entre le compassionnel et le spectaculaire, rencontre néanmoins le succès. Plus étonnant, un concert d’éloges sans précédent depuis La Barbarie à visage humain (et encore !) le précède. Des journalistes, jusqu’ici peu sensibles à la prose et au contenu des livres signés Bernard-Henri Lévy, rendent un vibrant hommage à l’auteur de Qui a tué Daniel Pearl ? Et ceux qui d’ordinaire lui cirent les pompes, renchérissent dans l’exercice. Jade Lindgaard et Xavier de la Porte ont consacré, dans Le B.A BA du BHL, une important chapitre à cette énième imposture. J’y renvoie le lecteur.
J’ai surtout retenu l’étrange fortune du terme « romanquête ». À travers des formules du genre « J’aime mieux un roman que l’histoire » ou « Je préfère la vérité morale à la vérité historique », l’entreprise BHL justifie le fait que l’on puisse écrire n’importe quoi quand le papier d’emballage s’avère plus seyant et exerce davantage de séduction que le contenu, la vérité. Soit… La marionnette, lors d’un entretien à L’Express sur les licences prises dans ce cas de figure par la marque BHL, évoque « l’amour d’une vérité qui n’est pas la vérité […], mais une aventure, une bataille qui n’en finit jamais », ou encore, « une conception guerrière de la recherche de la vérité. Avec les stratagèmes, les lignes de fond et de fuite, les ruses ». Il y a un public pour avaler de pareilles sornettes ! Mais lorsque ce public se confond avec la très grande majorité de la presse, qu’en penser ?
À Thierry Ardisson, interrogeant la marionnette sur les « ouvrages à charge » que l’on préparait sur BHL, celle-ci répondit en évoquant des biographes qui « ont une mentalité de flic, c’est vraiment « Poètes vos papiers », la phrase d’Aragon ». La phrase en question n’est pas d’Aragon, mais de Léo Ferré (dont les chansons ne doivent pas être la tasse de thé des BHL). Il s’agit du titre d’un poème donnant son nom à un recueil publié en 1956, le poème étant mis en musique, treize ans plus tard, par Ferré sur l’album Amour-Anarchie). Un lapsus propre, en tout cas, à me mettre la puce à l’oreille. Vers la fin de sa vie, Louis Aragon avait forgé une expression qui, sous couvert d’exprimer sa vision de l’écriture, entretenait une ambiguïté un poil perverse sur les relations de l’écrivain Aragon avec une vie de stalinien : le mentir-vrai. Une façon culottée et putassière d’occulter quarante années d’une vie marquée par le mensonge, la diffamation, la veulerie, l’assujettissement intellectuel, et j’en passe. Ou, pour le dire autrement, de noyer le mensonge de toute une vie dans le mensonge romanesque. Là aussi, une bonne partie de la critique (littéraire) avait été séduite par les tours et discours du vieil escamoteur.
Nous ne sommes pas tellement loin de ce numéro d’illusionniste avec, labellisé par la firme BHL, le « romanquête ». Sauf que, ici, les ficelles sont plus grossières, même si une partie de la profession – les journalistes auteurs de papiers élogieux sur Qui a tué Daniel Pearl ? – n’y vit que du feu. C’est dire que cet ouvrage mélange les faits réels et ceux inventés pour mieux masquer les insuffisances et les inexactitudes de l’enquête proprement dite. Critique et public retiendront principalement dans cet embrouillamini la posture de l’enquêteur, celle d’un chevalier blanc volant au secours de la plus noble des causes. Marchant sur les brisées de l’Aragon du « mentir-vrai », l’entreprise BHL glosera sur les prétendus prestigieux ancêtres du « mentir-vrai » en convoquant, pour ce faire, le Victor Hugo de l’essai sur Walter Scott. Il se trouvera même des journalistes pour envier BHL d’avoir pu mener à bien pareille enquête, non sans ajouter qu’elle venait corriger le travail des correspondants de presse sur les terrain. Imbéciles ! Et masochistes de surcroît !
Achevons BHL !
Tout ceci, jusqu’à présent, relevait plutôt du genre bouffon. Mais il arrive, son pouvoir s’étendant, ou les circonstances le nécessitant, que l’entreprise BHL change de registre, et montre les dents. En 1983, une journaliste de TFI, Luce Perrot, qui avait pris l’habitude d’interviewer la marionnette à l’occasion du moins pet de l’entreprise BHL, est incitée par le directeur de l’information de la chaîne (pas encore bétonnée) à privilégier la forme compte-rendu critique à celle de l’entretien. Il en informe la marionnette et la décommande pour le samedi suivant, en précisant que l’on parlera de son livre, mais en dehors de sa présence. L’entreprise BHL monte au créneau et crie à la censure. Elle convoque le ban et l’arrière ban des copains et coquins, et reçoit même le soutien d’intellectuels (Baudrillard ! Ionesco ! Morin ! Jankelevitch !) tous signataires d’une pétition intitulée « À TF1, la littérature au placard – Un appel pour Luce Perrot » publié par Le Monde. La vérité, quelque peu travestie par une présentation tendancieuse, voire inexacte des faits, sera rétablie un peu plus tard dans les colonnes du Monde (en ce temps-là, les sieurs Plenel et Colombani ne se trouvaient pas encore à la tête du quotidien), et sont dénoncées, au passage, les méthodes employées par le label BHL pour obtenir des signataires d’intellectuels. Je sais que certains d’entre eux l’ont plus que regretté par la suite… Enfin, pour conclure sur cet épisode, nous restions ici dans un registre manipulateur. Lors du soutien sans faille des BHL envers Jean-Luc Lagardère, quand celui-ci se trouvera mis en cause l’année 2000 par la justice, l’entreprise BHL fustigera ceux qui s’en prenaient au puissant chevalier d’industrie sans véritablement les désigner. Les cibles restaient encore abstraites…
Il faudra attendre l’annonce de la parution de biographies « non autorisées » sur BHL pour voir l’entreprise montrer les dents. Un livre de Philippe Cohen, en préparation chez Fayard, la mobilise sur le front de L’Express, un hebdomadaire qui ne lui est pas entièrement acquis comme on pourrait le dire du Point. Il importe, pour la firme BHL, d’éviter toute exclusivité par L’Express de « bonnes feuilles » de cette biographie. Comme l’on murmure que le directeur de l’hebdomadaire, Denis Jeambar, pourrait faire les frais d’une restructuration imposée par le principal actionnaire, Serge Dassault, l’entreprise BHL sollicite un intermédiaire pour assurer Jeambar de sa protection. Devant l’absence de réponse du directeur de L’Express, le quintette délègue la marionnette pour négocier directement avec lui. Les deux parties se mettent d’accord pour attribuer, en regard d’extraits de cette biographie, un droit de réponse à Bernard-Henri Lévy. L’entreprise BHL devient plus menaçante, un an plus tard, à l’égard des auteurs (Nicolas Beau et Olivier Toscar) d’un essai biographique en préparation. Elle fait alors savoir par son avocat qu’elle considère le titre envisagé de l’ouvrage (Une imposture française) diffamatoire. Des tentatives d’intimidation s’ensuivront à travers l’évocation d’un procès. La marionnette évoquera même publiquement d’éventuelles menaces physiques.
Ces intimidations, menaces et rodomontades paraissent, en définitive, anecdotiques et dérisoires, si l’on prend la peine de replacer l’entreprise BHL dans l’histoire de ces quarante dernières années. C’est dans le contexte particulier du reflux des perspectives soixante-huitardes, dans la seconde moitié des années 1970, qu’a été lancée – non sans succès – l’opération dite des « Nouveaux philosophes ». La marque BHL qui la pilotait en a tiré, dans l’immédiat, les bénéfices médiatiques que l’on sait. Et davantage encore par la suite, quand bien même la « Nouvelle philosophie » n’était plus de saison. Sans vouloir lui accorder l’importance qu’elle n’a fondamentalement jamais eu, l’entreprise BHL, du point de vue de la recomposition du paysage intellectuel de la fin des années 1970 – et même après – en a néanmoins été l’une des vitrines.
Texte © Jean-Baptiste Botul – Illustrations © DR
Ce texte a fait l’objet d’une première publication sur le blog de Max Vincent (mars-avril 2010). Nous en donnons ici une version revue et corrigée.
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