Heidegger venait d’être nommé recteur de l’Université de Fribourg par le nouveau régime, avant d’adhérer officiellement au NSDAP le 1er mai (adhésion renouvelée tous les ans jusqu’en 1945). Le 27 du même mois, Heidegger prononce le fameux Discours du rectorat salué comme un grand événement dans la presse nazie. Durant ce qu’on appelle la « période du rectorat » (avril 1933 à avril 1934 : un an et non 10 mois comme l’écrivent plusieurs heideggeriens, reprenant un propos du Maître), Heidegger promeut sans relâche dans son enseignement une vision du monde nationale-socialiste avec le Führer comme rééducateur du peuple allemand. Tant il est vrai, proclame le philosophe, que « l’existence et la supériorité du Führer se sont enfoncées dans l’Être, dans l’âme du peuple pour le lier originellement et passionnément à la tâche ».
Heidegger, c’est moins connu, n’hésite pas à intervenir en dehors de son domaine universitaire. Durant l’été 1933, par exemple, il tient un discours à l’Institut d’anatomie pathologique de Fribourg, dans lequel précise Emmanuel Faye, « le philosophe vient ici cautionner aux yeux des médecins qui l’écoutent le fait que dans le nazisme ce qui est sain et ce qui est malade n’est plus déterminé en fonction de l’être humain à proprement parler, mais de son appartenance ou non à tel peuple ». Nous sommes au coeur de la pensée nazie. Heidegger le reformulera durant son séminaire de l’année 1933-1934 où il déclare que, à travers une expression comme « santé du peuple », est ressenti « le lien de l’unité du sang et de la souche, de la race ». Hitler, Himmler et compagnie, plus tard, durant la Seconde Guerre mondiale, sauront mettre en application le diagnostic du docteur Heidegger.
Le mot « peuple » disparaît comme par enchantement du vocabulaire de Heidegger dès lors qu’il est question de « nègres comme par exemple les Cafres », et se trouve remplacé par l’expression « groupes d’hommes qui n’ont pas d’histoire ». Certes, pas dans le sens que Pierre Clastres et tout un courant anthropologique l’entendent. Cette histoire, nous instruit le professeur Heidegger, n’étant pas différente de celle « des singes et des oiseaux ». Il se trouvera peut-être un heideggerien pour nous répondre que les singes et les oiseaux figurent parmi les espèces animales les plus intelligentes.
Pour compléter le tableau, ajoutons que Heidegger, sans qu’on lui demande quoi que ce soit, écrivit en décembre 1933 à l’Union des professeurs nationaux-socialistes pour dénoncer son ancien ami Eduard Baumgarten, candidat à un poste à l’Université de Göttingen, qu’il jugeait indigne de cette fonction, car étranger au national-socialisme et ayant entretenu « des relations étroites avec le juif Fraenkel ». Heidegger en conclut que l’admission du postulant au sein de la NSDAP et de l’Union des professeurs s’avère impossible, Baumgarten étant, de surcroît, présenté par le recteur de Fribourg comme un « imposteur philosophique ».
Deux mois plus tôt, Heidegger avait eu une attitude identique au sujet du chimiste Hermann Staudinger sur qui pesait le soupçon de « non fiabilité politique ». À la suite d’une enquête de la Gestapo, Heidegger demandait le licenciement de Staudinger de son poste d’enseignant. En raison de la notoriété du chimiste à l’étranger, mais plus encore des services que ce savant pouvait rendre à la « science allemande » (il obtiendra le prix Nobel en 1953), Staudinger ne sera pas inquiété. Comme quoi le pouvoir nazi pouvait mettre l’idéologie en veilleuse dans des cas de ce genre. Selon Safranski, qui rapporte ces deux exemples, Heidegger n’aurait pas considéré cette double façon de réagir comme des actes de dénonciation, mais que l’une et l’autre s’expliquaient alors par le zèle « révolutionnaire » du philosophe à vouloir purifier le mouvement de ses éléments opportunistes. Ce qui déjà corrobore le fait, comme on le vérifiera plus loin, que Heidegger sur ce plan-là se situait, non pas en deçà des nazis, mais bien au-delà…
Laissons pour l’instant la question de l’antisémitisme, j’y reviendrai en temps utile, pour poser une première question : ne doit-on pas séparer malgré tout l’engagement nazi de Martin Heidegger de son travail philosophique proprement dit ? Une séparation proclamée haut et fort par les heideggeriens qui reconnaissent explicitement le national-socialisme du Maître durant la période du rectorat, tout en protestant contre l’assimilation de sa philosophie aux catégories nazies. Pourtant, il est permis de trouver des points de convergence. Pour ce faire, revenons quelques années en arrière.
En 1927, Heidegger publie Être et Temps, l’ouvrage philosophe qui le fait connaître et le rend célèbre en Allemagne, et même au-delà des pays de langue germanique. Safranski défend une position intermédiaire (à celles exposées ci-dessus) quand il affirme que, en 1932 encore, les sympathies de Heidegger « pour le national-socialisme ne se reflètent pas dans sa philosophie. Un an plus tard il en sera tout autrement ». Pourtant Être et Temps contient des pages, comme le remarque Emmanuel Faye, qui à travers le lien « du renoncement à soi » de « l’être vers la mort » et de « l’affirmation du destin commun dans la totalité indivisible de la communauté », font écho aux thèses de Mein Kampf dans le chapitre « Peuple et race » où se trouve exaltée longuement « la capacité qu’a l’individu de se sacrifier pour la totalité, pour ses semblables ».
D’ailleurs, dès 1934, Herbert Marcuse écrivait au sujet de Être et Temps : « Les caractères de la véritable existence, la disparition résolue à la mort, la décision, le risque de la vie, l’acceptation de la destinée ont été séparés de tout rapport avec le réel malheur et le réel bonheur des hommes, avec les buts raisonnables de l’humanité. Sous cette forme abstraite tous ces caractères deviennent des catégories fondamentales de la conception raciste du monde ». Alexandre Koyré a mis plus de temps (1946) pour tenir un constat identique. Son analyse du Dasein chez Heidegger lui permettant de conclure ainsi : « M. Heidegger a pu, d’étape en étape […] en arriver à identifier « l’homme historique » et donc le Dasein avec la race aryenne, « le peuple allemand », Hitler, et, sans tomber dans le biologisme, devenir nazi ». On dira donc, pour résumer, que le ver national-socialiste se trouvait déjà dans le fruit Être et Temps.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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