Lors de son audition devant la Commission d’épuration, la défense de Heidegger s’organise autour des trois points suivants :
1 – D’abord il met en avant des aspects « objectifs ». Les antagonismes sociaux étant tels dans l’Allemagne de la République de Weimar que le recours aux nationaux-socialistes s’imposait, surtout par souci de refondre une « communauté nationale » pour faire obstacle au communisme.
2 – Ensuite, Heidegger reconnait s’être engagé dans le mouvement nazi parce que celui-ci lui semblait participer d’une « révolution métaphysique ». Il avoue s’être ici trompé, mais que cet épisode n’avait été que d’une courte durée. Heidegger évoque à ce sujet une « grosse bêtise ».
3 – Enfin, après la démission de son poste de recteur, Heidegger affirme s’être retiré de l’arène politique pour se consacrer entièrement à son travail philosophique. Ces travaux s’étant selon lui révélés critiques à l’égard du régime nazi, et plus que critiques après 1938.
À lire aujourd’hui, dans le détail, cette « autobiographie » (certaines pièces figurent dans Écrits politiques), on vérifie combien Heidegger s’arrange avec la réalité, en mentant, en déformant des faits, en en interprétant d’autres, ou en passant sous silence le plus répréhensible. Jusqu’à la fin de sa vie, Heidegger ne s’écartera pas des grandes lignes de ce système de défense, de cette « fiction » que des générations de heideggeriens reprendront le doigt sur la couture du pantalon, y compris les plus hostiles au nazisme. J’ajoute que Heidegger ne s’appesantira pas trop sur ce passé à l’exception cependant d’un entretien accordé en 1966 au Spiegel, que le journal ne publiera qu’après la mort du philosophe selon la volonté exprimée par ce dernier. Cette publication, en 1976, ne passa pas inaperçue. Ceux qui pensaient que Heidegger avait choisi de révéler, à titre posthume, ce qu’il ne pouvait pas dire de son vivant sur son passé nazi, durent déchanter… Heidegger explique, par exemple, sa décision d’occuper le poste de recteur comme un sacrifice destiné à empêcher la prise de pouvoir par un fonctionnaire nazi, et en se présentant comme le protecteur des juifs ! Et le reste est à l’avenant.
Revenons en arrière : à la période (entre la démission du rectorat et la défaite de 1945) durant laquelle on a longtemps pris pour argent comptant ce qu’en disait Heidegger. Les cours, séminaires et conférences des années 1934-1942 seront, en partie, publiés après 1950, avant de se retrouver entièrement dans le corpus des œuvres complètes du philosophe. Il faut s’attarder sur l’exemple – parmi d’autres – de la « réécriture » par Heidegger d’une conférence de 1938 : cette réécriture désignant euphémiquement des suppressions et des ajouts significatifs douze ans plus tard à des fins de dissimulation de la vérité, ou pour rendre celle-ci plus acceptable aux générations de l’après-guerre, voire faire passer ce propos pour un acte de résistance au nazisme. Le 9 juin 1938, Heidegger prononce une conférence dans le cadre d’un cycle organisé par la Société des sciences de l’art, de la nature et de la médecine de Fribourg. Cette conférence sera publiée en 1950 en Allemagne (Die Zeit des Weltbildes). Elle paraîtra en France, en 1962, sous le titre L’Époque des conceptions du monde, avant de se retrouver incluse dans l’ouvrage Chemins qui ne mènent nulle part (étant donc, à ce titre, un texte bien connu de Heidegger). Nous devons à Sidonie Kellerer (qui a eu l’excellente idée de consulter la transcription de la conférence de 1938, et de la confronter à la publication de 1950) la démonstration qui suit.
Une étude comparée du texte original de la conférence et de celui portant le nom de « L’Époque des conceptions du monde » permet, en effet, de démontrer que Heidegger – contrairement à ses allégations – n’était pas moins nazi en 1938 qu’en 1933. Ce qu’il présentera dans l’après-guerre comme une pièce maîtresse de sa défense, ladite conférence, étant en réalité un document falsifié. Une première fois, Heidegger la mentionne dans un courrier adressé le 15 décembre 1945 à Constantin von Dietze, le président de la Commission d’épuration. Il la présente comme la réponse indirecte à une série de mises en garde et d’attaques adressées par les nazis depuis 1935. Et précise que, le même 9 juin 1938, il avait été violemment attaqué par un quotidien fribourgeois national-socialiste : Heidegger n’y avait pas répondu estimant qu’il « n’y avait rien à faire dans ce genre de situation contre le pouvoir des instances du parti ». En réalité, Heidegger – contrairement à ce qu’il prétend – protesta énergiquement contre cet article (qui se révèle plus ironique à l’égard du philosophe que véritablement critique), cette protestation s’élargissant à la Fédération allemande national-socialiste des enseignants et au service de presse de l’université de Fribourg, lesquels demandèrent que cette attaque contre « un camarade de parti et un combattant de première ligne du national-socialisme » ne se renouvelle pas.
Ce texte – « L’Époque des conceptions du monde » – publié en 1949, figure parmi ceux qui auront le plus de résonance, par la suite, dans le monde heideggerien. Son influence, aujourd’hui encore, nécessite le long développement suivant. Entre autres raisons, mais celle-ci s’avère déterminante, parce que le propos tenu ici sur la technique, premier en date d’une « pensée de la technique » qui prendra plus d’importance dans le courant des année 50, constitue – selon Heidegger et ses épigones – l’élément central d’une « résistance secrète » du philosophe au nazisme, devant à ce titre – avancent d’aucuns – servir d’outil philosophique pour comprendre le totalitarisme. Donc, pour résumer, cette conférence de 1938 passe auprès de nombreux heideggeriens comme une critique philosophique du régime nazi. Prévenons ainsi le lecteur : il va de soi que la pensée d’un philosophe évolue durant sa vie, et qu’il parait préférable de prendre en compte cette évolution pour analyser l’oeuvre dans sa globalité. Une évolution qui signifie le cas échéant la présence de corrections d’un ouvrage à l’autre. Il n’y a pas lieu d’exclure Heidegger de cette règle, valable pour tous. En revanche, il y a plus que de l’abus ici, avec lui, dans la mesure où ce qu’il nous présente comme un état de sa pensée en 1938 ne correspond pas à une réalité qu’il a volontairement corrigée et amendée douze ans plus tard, d’une part, en supprimant du texte les aspects les plus nationaux-socialistes, et d’autre part, en le dotant d’un contenu « critique » absent dans la conférence.
Comparant donc le texte de la conférence, et celui de sa publication douze ans plus tard, une première distinction s’impose entre les suppressions et les ajouts. Dans les premières, figure un « quatrième complément » qui inscrit explicitement cette conférence dans le prolongement du Discours du rectorat (« La méditation de la science mise en oeuvre n’est pas contradictoire avec ce que dit et exige l’affirmation de soi de l’Université allemande » 1933). Ce complément se retrouvera miraculeusement, cinquante ans plus tard, dans le volume 16 des oeuvres complètes de Heidegger sous la rubrique « Méditation de la science, 1938 ». Y sont ajoutées deux lignes absentes, en 1938, qui ne sont pas sans contredire la vingtaine de lignes précédentes ! La suppression également de certaines phrases et certains termes – pour les remplacer par d’autres – donne au texte de 1950 une tonalité « plus neutre et plus distanciée ». En particulier, Heidegger qui entendait, en 1938, que l’Allemagne nationale-socialiste joue pleinement son rôle pour reconfigurer les temps modernes contre l’américanisme (décrit comme un monde « gigantesque » privé de « l’essence métaphysique pleine et rassemblée des temps modernes ») se contente, en 1950, de signaler que « l’américanisme est quelque chose d’européen » (ce qui permet d’occulter le nazisme).
Avec les ajouts de 1950, la falsification devient encore plus manifeste. Citons la phrase suivante : « La technique des machines continue à être le contrefort le plus visible de l’essence de la technique moderne, essence qui est identique à l’essence de la métaphysique moderne ». C’est justement parce que la technique peut être, ici, interprétée comme étant l’instrument du pouvoir des temps modernes, identifié au dernier état de la métaphysique, que cette explication a pu être perçue en 1950, et surtout bien après, comme une critique du national-socialisme. Une longue note 9 (absente également en 1938) inaugure cette « seconde manière » du philosophe dans l’après guerre : Heidegger y déplace habilement la question de la responsabilité du nazisme, de ses désastres, pour l’imputer – ou du moins faire peser le soupçon – sur la philosophie des Lumières (« L’homme comme être de raison de l’époque des Lumières n’est pas moins sujet que l’homme qui se conçoit comme Nation, qui se veut comme Peuple, qui entreprend un élevage comme race, et qui se donne enfin les pleins pouvoirs pour devenir maître de la terre »). Avec les conséquences qu’expose, ici, Emmanuel Faye :
Cet impérialisme planétaire, ce nivellement général sont désormais présentés comme l’aboutissement de la modernité, de sorte que la volonté völkisch et l’élevage racial n’apparaissent plus, dans cette perspective, que comme des éléments parmi tant d’autres, préparant cet événements au même titre que le courant de pensée le plus fondamentalement opposé à cet essentialisme völskisch, à savoir le rationalisme des Lumières.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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