L’impureté de Dieu : tout est possible, parce que tout est pensable

Tous les écrits saints rendent les mains impures… Leur impureté est à la mesure de l’amour que nous leur portons. (Talmud de Babylone, traité Yadaïm)

Ma passion pour la pensée juive est singulière.

Élevé dans une atmosphère ashkénaze au traditionalisme minimaliste et permissif, ma pratique et ma connaissance du judaïsme se résumaient à avoir été circoncis, fait ma bar-mitsvah et appris pendant l’enfance quelques prières en grande partie oubliées depuis. À 19 ans, je lus la Bible d’un bout à l’autre, comme un roman, comme j’allais lire Homère, Dante et Shakespeare. J’en étais là lorsque, à 20 ans, j’ouvris pour la première fois les Lectures talmudiques d’Emmanuel Levinas.

Certes, Yechiel Yosseph, le père de ma grand-mère paternelle, mort en Pologne quand elle avait 3 ans, était selon la légende familiale un hassid réputé dans sa région ;  et dans une autre vie, au shtetl [1] de Szydlowiec, mon propre grand-père Ezriel Zagdanski était destiné à passer son existence à lernen, autrement dit (en yiddish) à étudier la Thora et ses commentaires, si l’Histoire n’en avait décidé autrement, de sorte qu’après deux guerres mondiales et quelques avanies entre Varsovie et Paris, il dut se résigner avec morosité à tenir une petite épicerie dans le 18e arrondissement.

De ce monde englouti, j’ai hérité de beaucoup d’anecdotes touchantes, mais de pensée, point. Je ne connus pas assez mon grand-père pour que me fût transmis autre chose que quelques tomes délabrés et illisibles pour moi de commentaires en yiddish, son Midrash Rabbah, et un seul gros volume du Talmud, qui reposent dans ma bibliothèque depuis la mort de ma grand-mère.

Pourtant, un jour, ébloui à l’instar du jeune Bossuet découvrant dans le cabinet de son père le livre d’Isaïe, j’appris par l’intermédiaire de Levinas qu’il existait, hibernant au cœur de ces vieux volumes sibyllins, un « monde spirituel complexe et raffiné »« le judaïsme vit depuis des siècles » :

Monde insoupçonné par la société ambiante qui se contentait à son sujet de quelques notions sommaires. Elles la dispensaient de s’interroger sur le secret des hommes qu’il suffisait de déclarer étrangers pour rendre compte de leur étrangeté.

D’emblée cette puissante « étrangeté » de la pensée juive me parla intensément. Comme Héraclite ou Parménide, Nietzsche ou Pascal, comme la Bible bien sûr, c’était à mes yeux de la littérature à l’état pur. Par les quelques copeaux cités dans les ouvrages de Levinas, un magma de mots en fusion  annonçait la bonne nouvelle de son éruption méditative. Je lus d’une traite L’au-delà du verset, Du sacré au saint, À l’heure des nations, Difficile liberté (ainsi que quelques autres textes plus orthodoxement philosophiques de Levinas, comme le beau Totalité et infini). J’y découvris les premiers linéaments d’un incommensurable continent de méditations à la fois ultra-paradoxales et extrêmement familières. J’y appris, par exemple, qu’il suffisait de traduire littéralement un nom propre qui scintillait au détour d’un verset en attendant d’être entendu, pour qu’aussitôt une bouffée de sens inédite s’en exhale…

Ainsi dans le verset  d’Osée« Lo Rouhama » et « Lo Ammi » (« Je rendrai mon affection à Lo Rouhama, et à Lo Ammi, je dirai : Tu es mon peuple… »), donnent, conformément à la réflexion talmudique (en Chavouoth 39a) sur l’ouverture opéradique de l’élection d’Israël aux autres nations :

J’aurai de la miséricorde pour ceux qui furent exclus de la miséricorde (lo rouhama). Je dirai au pas-mon-peuple (lo ammi) : « Mon peuple », lequel répondra : « Mon Dieu »[2]

Encore quelques années plus tard, après m’être solitairement initié à l’hébreu biblique, avoir médité la Thora dans le texte et – grâce à la naissante collection « Les Dix Paroles » du regretté Charles Mopsik, chez Verdier – dévoré les trop rares traités talmudiques, midrachiques et cabalistiques que je pouvais dénicher en français, j’avais définitivement établi le quartier général de mon écriture et de ma propre pensée au sein de cette foisonnante forêt vierge de l’Être.

D’ici, il allait m’être loisible de lancer mes frémissantes frégates de mots vers les mille îlots de la Littérature universelle.

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« L’’impureté de Dieu » caractérise donc, d’abord, cette pensée sans pareille qui se déploya discrètement pendant des siècles au sein insu de l’Occident, sans participer pourtant à sa rigide métaphysique issue de Platon et d’Aristote.

Ici, le tabou de la non-contradiction identitaire n’existe pas. Ici, tout est possible, parce que tout est pensable.

Peut-être imaginera-t-on mieux le fonctionnement de la pensée juive en passant par l’esprit de finesse de Pascal (« On voit à peine les principes, on les sent plutôt qu’on ne les voit… ») ou à « l’astuce philologique » prônée par Nietzsche (« Une comparaison par bonds successifs entre réalités secrètement analogues et l’aptitude à poser des questions paradoxales… »).

L’immense vie sous-marine celée entre les pages de la « mer du Talmud » allie à la plus profonde intelligence la plus délicieuse fantaisie ; à la plus haute lucidité les racines même de l’humour juif ; à une minutie quasi mathématique une liberté proprement anarchique ; à l’extrême patience de la méditation pieuse la célérité  foudroyante du Witz… De brusques accélérations herméneutiques crissent au cœur d’une pelote dialectique de controverses consacrées à d’apparentes broutilles où la logique est à la fois honorée et pulvérisée.

Des personnages extravagants, concrètement géniaux, vivent, meurent, ressuscitent et se chamaillent sans cesse autour d’un mot, d’une ligne ou d’un verset de la Thora. Plusieurs siècles avant de s’incarner en leurs versions laïques, des dizaines de Spinoza, Freud, Kafka, Marx et Einstein arpentent les touffus feuillets de la littérature midrashique. Comment ne pas se passionner pour Rabbi Yohanan, si beau qu’il lui suffit, au soir de sa mort, de dénuder son bras pour éclairer sa chambre ? Comment ne pas estimer l’ancien gladiateur Rech Lakich, capable de formuler vingt-quatre objections à chaque affirmation d’un autre Docteur de la Loi ? Comment ne pas s’intéresser au légendaire Rabbi Akiva, à qui Satan lui-même témoignait des égards ? Comment ne pas craindre Rabbi Eliezer, dont la colère manqua de détruire le monde ? Et comment ne pas admirer Rabbi Josué, qui protesta subtilement contre un décret divin de sorte qu’il fit déclarer à Dieu en riant : « Mes enfants m’ont vaincu ! »

Lorsque, dans L’Antéchrist, Nietzsche vitupère la « nauséabonde judéine faite de rabbinisme et de supersitition », quand il amalgame au judaïsme le christianisme naissant, religion d’esclaves révoltés et de gueux rusés, il méconnaît à l’évidence la réalité historique aussi bien que théologique du judaïsme. Le judaïsme pharisien, à la source de la pensée juive et du judaïsme tel qu’il s’est élaboré au cours de l’ère chrétienne, n’est nullement une « religion de tchandalas ». De même que, depuis la destruction du second temple de Jérusalem, les prières ont remplacé les sacrifices, de même toute l’aristocratie sacerdotale – contre laquelle, selon Nietzsche, le christianisme naît – s’est transfusée dans une pure aristocratie de l’esprit.

L’un des signes les plus palpables en est la place primordiale faite depuis toujours aux génies individuels. On connaît les récits de jeunes prodiges talmudiques, nommés ilouïm, soit des « élevés » (possédant si parfaitement en mémoire la disposition page à page et mot à mot des textes saints et de leurs commentaires, qu’ils étaient capables d’exploits tels que décliner la liste des termes qu’une épingle plantée dans un volume a réunis en une arbitraire brochette de signification), devant qui de vieux rabbins se courbaient par déférence, fussent-ils des enfants, lorsqu’ils pénétraient dans la synagogue.

Le héros juif n’est donc pas tant le ministre du culte que le penseur hors-pair. Un bon exemple en est Rabbi Meïr,  descendant de Néron, disciple de Rabbi Akiva et de l’apostat Elisha ben Abouya, faiseur de miracle sans égal dans sa génération (soit au 2e siècle de notre ère), scribe de profession, d’après qui aucune règle de la halakhah [3] ne fut établie car il était capable de prouver par autant d’arguments la pureté que l’impureté d’un objet de litige…

Pourtant, au cœur  même de sa méconnaissance, le génie propre de Nietzsche lui fait parfois subodorer de grandes vérités psychologiques. Ainsi, quand dans L’Antéchrist, il prend le parti des Pharisiens invectivés dans les Évangiles :

Même les Pharisiens et les Docteurs de la Loi tirent profit d’une telle hostilité : il fallait qu’ils eussent une certaine valeur, pour être haïs de manière si indécente.

Et lorsque, toujours dans L’Antéchrist, Nietzsche explique la gaîté particulière des hommes supérieurs selon les Lois de Manu, je ne peux m’empêcher de penser aux inouïs ilouïm du Talmud :

Les hommes supérieurs par l’esprit, qui sont les plus forts, trouvent leur bonheur là où d’autres trouveraient leur perte : dans le labyrinthe, dans la dureté envers soi-même et les autres, dans l’épreuve ; leur plaisir est de se dominer ; l’ascétisme devient chez eux nature, besoin, instinct. La tâche la plus malaisée est à leurs yeux un privilège, se jouer de fardeaux qui écraseraient les autres, un délassement… La connaissance – une des formes de l’ascétisme. Ils sont l’espèce la plus digne de respect: cela n’exclut pas qu’ils soient la plus gaie aussi, la plus aimable.

Difficile de rendre compte, sans passer par de longues citations, du merveilleux mélange romanesque d’anecdotes et de trouvailles qui irradie les milliers de pages de la pensée juive, y compris dans les textes les plus ésotériques de la Kabbale. Peut-être se fera-t-on une idée de l’incandescence de cette pensée en la comparant au complet recueil des Présocratiques, de Thalès à Gorgias en passant par Héraclite, Anaxagore, Zénon d’Élée, Parménide, Protagoras, Démocrite… et encore ! à la condition d’imaginer tous ces penseurs et poètes absolus  contemporains les uns des autres, devisant et polémiquant en désordre les uns avec les autres, et surtout répondant anachroniquement à Platon et Socrate sans se laisser annihiler dans les soupiraux de la métaphysique.

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« L’impureté de Dieu » manifeste en tout cas mon propre enthousiasme pour cette pensée dont le génie méconnu est à la mesure de la haine et de la calomnie qu’elle suscita à travers les siècles. Sans doute cette animosité millénaire – ré-entonnée dans les colères du Christ reprochant aux Pharisiens « d’annuler » la parole de Dieu par leurs traditions, comme dans les sourates du Coran révoquant les « altérations » juives du Livre – animosité dont témoigne déjà le Talmud à diverses reprises en faisant dialoguer des Rabbis avec d’agressifs objecteurs, n’est-elle pas sans rapport avec la prodigieuse complexité de la question du pur et de l’impur – soit originellement de la dissociation et du mélange – dont le judaïsme semble s’être fait une spécialité, bien que cette problématique concerne toute civilisation, culture et religion.

Car il n’est pas de communauté humaine, fût-elle réduite à un seul couple, qui ne se définisse par sa séparation d’avec la masse des autres. Et comme, dans la Bible, le couple en soi naît d’une scission à même l’androgynie, il est juste que la copulation soit rythmée par l’attachement mêlée d’arrachement :

L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair.

Le totémisme, en même temps qu’il agglutine le groupe autour de la figure animale d’un ancêtre commun, énonce l’interdiction rituelle du tabou dont la principale prohibition est celle du contact et la dialectique, donc, celle de la contagion, de l’intégrité et de la souillure, soit de la limite entre ce qui est pur et ce qui ne l’est pas.

Comparant tabou primitif et délire obsessionnel, Freud écrit :

La prohibition ne se porte pas seulement sur l’attouchement direct du corps, mais s’étend à toutes les actions que nous définissons par l’expression figurée : se mettre en contact, venir au contact. Tout ce qui oriente les idées vers ce qui est prohibé, c’est-à-dire tout ce qui provoque un contact purement abstrait et mental, est prohibé au même titre que le contact matériel lui-même.

Nul groupe humain, par conséquent, où l’impureté ne soit une affaire cruciale, puisqu’elle pose le problème de ce qui autorise ou bien perturbe la dissociation, de ce qui entretient ou délabre la limite entre soi et les autres, de ce qui assure ou trouble l’imperméabilité de la moindre paroi fantasmatique.

Toute définition, toute limitation, toute identification comme toute altérité, toute restriction présuppose sa propre transgressibilité, laquelle œuvre depuis la porosité du corps jusqu’à la communicabilité des jargons en passant par le coït et la traversée des frontières, occupation biblique à part entière.

On conçoit dès lors que les pauvres termes de « pur » et d’ « impur » réduisent la complexité de leurs équivalents selon la pensée juive. D’où sont nées ces deux notions?

Chez les Romains, le purus est spontanément visuel, c’est d’abord ce qui est sans taches ni scories, uni comme l’eau claire ou le ciel dégagé. L’impurus n’est que son contraire, de sorte qu’il n’a pas, a priori, d’extension propre.

À l’impurus latin correspond le grec miainô, dont le premier sens signifie teindre, donc tacher et souiller, de sang ou de poussière. Ici encore, l’impureté est d’emblée offerte au regard et ne se conçoit négativement que sur le fond d’une pureté altérée. Désignée également par le terme akatharsia, l’impureté s’oppose par un simple alpha privatif à ce qui est katharos, soit à ce qui est propre et pur. Là aussi la vision donne le ton. Ainsi dans le Timée, Platon emploie le mot akatharsiaï à propos d’impuretés maladives empêchant dans le corps humain le foie de jouer son rôle de « miroir clair et net, propre à recevoir des empreintes » (72c).

Or, par le biais de la métaphysique platonicienne, la connotation morale, nécessairement plus ambiguë et complexe que le simple aspect d’une surface sans tache, est très vite associée à la dialectique du pur et de l’impur. Dans les premières pages du Phédon, Athènes est dite « exempte de souillure » à la condition qu’aucun homme ne soit, en son nom, durant le pèlerinage annuel vers Délos, mis à mort. Cette période de « pureté de la Cité » (kathareuein tèn polin) ayant débuté la veille du jugement de Socrate, celui accusé de corrompre la jeunesse se voit opportunément offrir, entre sa condamnation et sa mort, une pause dont va profiter sa pensée. Entre la corruption morale et la suspension de la mise à mort, ce dialogue platonicien consacré à la purification de l’âme donne ainsi une non négligeable profondeur à la notion métaphysique de l’impureté.

Par comparaison, dans le Talmud, c’est au contraire l’impureté qui semble féconder à la fois la pensée et la justice – laquelle n’est qu’une application aux désaccords humains des labyrinthes de la pensée. Si une condamnation à mort est prononcée à l’unanimité, dit Rabbi Kahana dans le traité Sanhédrin (17a), le condamné doit être automatiquement gracié, comme si cette « pureté » d’opinions sans tintouin ni désaccord s’évaporait d’elle-même.

En hébreu, rien n’est simple ni symétrique. Le pur se dit tahor, zakh, barar, tsarouf et naqi. L’impur, qui n’est donc pas le non-pur, se décline tamé, zaham, chéqetz, niddah, et tanaph… Si on pratique au hasard une coupe transversale dans le texte, on obtient des résultats à peu près inexploitables sans le carbone 14 de l’interprétation talmudique :

Michée 2, 10 : « … à cause de la souillure (tamé), il y aura des douleurs violentes… »
Job 33,  20 :  « … alors il prend en dégoût (zaham) le pain… »
Cantique des Cantiques 5, 3 : « … j’ai lavé mes pieds, comment les salirais-je (tanaph) ?… »
Isaïe 66, 17 : « … qui mangent de la chair de porc, des choses abominables (chéqetz)… »
Lévitique 15, 20 : « … tout  lit sur lequel elle couchera pendant son impureté (niddah) sera impur (tamé)… »
Exode 24, 10 : « … comme le ciel lui-même dans sa pureté (tohar)… »
II Samuel 22, 25 : « … selon ma pureté (bor) devant ses yeux… »
Lévitique 24, 7 :  « … tu mettras de l’encens pur (zakh) sur chaque pile… »
Genèse 24, 41 : « … tu seras dégagé (littéralement « pur » : naqi) du serment que tu me fais… »
Jérémie 6, 29 : « … c’est en vain qu’on épure (tsarouf)… », etc.

Chacun de ces versets s’inscrit dans une dialectique complexe et presque inextricable du « pur » et de l’ « impur ». Ici, aucune synthèse, nul schéma n’est envisageable, il existe autant de connotations que de contextes. La pratique religieuse des lois de la casherout [4], laquelle peut aisément se scléroser en névrose obsessionnelle, ne donne dès lors qu’une idée fort dégradée de la spirale d’audace et d’invention de la pensée juive sur ces questions, comme sur toutes les autres.

Ce n’est donc pas un hasard si les exhaustives lois sur la lèpre, principalement énoncées dans les chapitres 13 et 14 du Lévitique, sont le principal sujet d’étude et de discussion entre Dieu et les plus saints des Docteurs au paradis du judaïsme intitulé l’Académie céleste (littéralement « la yeshivah [5] d’en haut »). Et si un ordre complet du Talmud s’intitule « Purifications » (Taharot), on se doute que  la problématique juive de l’impureté recèle des ressources proprement philosophales qu’aucun automatisme rituel ne saurait épuiser ni abolir.

***

Tel est ce que j’essayai d’exprimer en 1991, lorsque parut L’Impureté de Dieu, dans le texte de quatrième de couverture que je rédigeai alors :

L’écriture n’est pas, selon la pensée juive, une fonction humaine : elle fonde l’humanité.
La littérature n’est pas une activité, un art, une profession ni un loisir, mais elle engage le réel en une vaste trame romanesque à décrypter indéfiniment, qui se nomme la Bible.
À rebours de la formule de Lacan : « à l’être succède la lettre », voici l’enseignement majeur du judaïsme : c’est la lettre qui précède l’être ; Dieu, avant que de rugir, d’illuminer ou de sculpter, bien avant de châtier, d’élire, de jalouser ou de disperser, Dieu avant même de créer écrivit.

La tâche primordiale de l’élu sera dès lors de lire, d’étudier, de gloser, de transmettre, d’écrire aussi bien sûr, maniant telle une étoffe – à coups de césures et de sutures – la matière intense, délicate, pulsatile, chatoyante et jouissive des versets, floculations compactes de dire engendrant la pensée aussitôt entrelacés.
Les Docteurs du Talmud ont ainsi édifié une prodigieuse rhapsodie de lections, lectures disloquées et couturées de l’Écriture, tout entière ré-enchevêtrée en un patchwork mobile, éternellement autre. Le texte à peine surgi, se joue donc la question de son altération puisque c’est toujours  d’une lettre l’autre que se trame l’écrit.
S’engage alors le processus infini de l’impureté, du mélange, de la souillure et du péché, en un mot de l’immonde.
La faute originelle, fiction vraie du Texte qui l’invente, déclenche – outre le mal, l’imprécation et le châtiment – le désir, la beauté, le discernement, la rédemption, et la pudeur, car dès qu’il se sait nu l’homme se veut vêtir, revenant de la sorte à la pure texture d’un tracé qui le contamine.

Mon ambition, demeurée intacte et réitérée dans chacun des livres que j’ai écrits depuis – fussent-ils les plus éloignés en apparence de la pensée juive –, était de faire s’allier en moi cette étrange tradition spirituelle et la littérature, comme y étaient parvenus auparavant Kafka et Philip Roth.

Rien n’a jamais infirmé ma décision ni mon désir de créer une telle alliance, inédite en français, et rien ne saurait entraver ma tâche qui consiste, fidèle en cela à la palpitation propre des alliances bibliques, à la scinder et renouer à perpétuité…

Texte © Stéphane Zagdanski (Préface à la 2e édition de L’Impureté de Dieu, rééditée dans une 3e édition revue et corrigée sous le titre : Tous les écrits saints rendent les mains impures. Souillures et scissions dans la pensée juive, 2023) – Illustrations © DR.
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[1] Bourgade juive traditionnelle en Europe de l’Est.

[2] Osée 2, 25. cf. infra, Le N’être-pas-là, chapitre 9, troisième partie.

[3] Jurisprudence rabbinique.

[4] Règles rituelles de l’alimentation dans le judaïsme, fondées sur le chapitre 11 du Lévitique, départageant à la base les animaux dits « purs », donc consommables, de ceux qui sont « impurs », « abominables » ou « objets de dégoût ».

[5] Académie talmudique.