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Dans les années 1980, adolescent puis étudiant dans une ville du littoral méditerranéen qui en synthétisait l’histoire, la solitude et le charme, j’ai successivement découvert Lodger de David Bowie, Unknown Pleasures de Joy Division, Dantzig Twist de Marquis de Sade, Half-Mute de Tuxedomoon, My Life in the Bush of Ghosts de Brian Eno et David Byrne et Everything Could Be So Perfect d’Anne Pigalle… Bouleversé par Le Vent de Claude Simon, L’Auteur et autres textes de Jorge Luis Borges, La Marge d’André Pieyre de Mandiargues ou Leçons américaines d’Italo Calvino, d’autres révélations survinrent avec le cinéma : Théorème de Pasolini, India Song de Marguerite Duras, L’Important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski, Providence d’Alain Resnais, Prénom Carmen de Jean-Luc Godard, Les Trois couronnes du matelot de Raoul Ruiz ou Le Ventre de l’architecte de Peter Greenaway… Ces œuvres furent autant de renaissances : être au monde ne pouvait être qu’artistique et une musique en représentait l’aventure entre toutes : Détail monochrome de Pascal Comelade. Bref, j’étais venu à l’art comme on va, pour ainsi dire… « à la fontaine », et ce nouveau monde, ce nouvel élément, m’y faisait amerrir en littérature.
Rejouer le commencement
Avant l’écriture dans les années 1990 de critiques d’art et d’essais sur l’écrivain et poète André Pieyre de Mandiargues, puis sur la photographie, l’art contemporain et la création sonore, mes premières tentatives littéraires, à la fin des années 1980, furent donc, logiquement, poétiques et fictionnelles. Ensuite : rideau. Or, au fil du temps (ces décennies !), je ne fus jamais à l’étroit dans l’écriture d’essais sur l’art : leur genre mouvant, la synthèse des formes qu’ils rendent possible, le tremblement fragile que constituent leurs frontières depuis Diderot, Baudelaire, Walter Benjamin ou Susan Sontag sont passionnants… Toujours promesses d’écriture… Je sais par ailleurs ce que je dois aux artistes contemporains, à leurs œuvres en tant qu’espaces magnétiques… Il n’y avait donc, a priori, aucune raison de changer de cap, ou, à tout le moins, d’en rajouter un. Alors, pourquoi, aujourd’hui, ai-je ainsi le besoin (inattendu ?) de retourner à mon point de départ pour repartir sur les sentiers de la fiction et de la poésie ? Avec les années 2010, et contre toute attente, j’ai en effet réinvesti ce champ de manière irrépressible : tel un retour d’évidence ? Explorer la chronique du deuil, que constitue Mort d’Athanase Shurail (Tarabuste 2019), est le produit de ce recommencement.
Poétique, esthétique
Car, à l’issue d’une disparition (de qui ? Quelle importance ? Seules comptent son ombre et sa lumière), j’ai écrit des poèmes en prose, elliptiques, des énigmes baroques en suspens et comme ramifiées, des combinatoires d’images fantasmées, hallucinées, hypnotiques et pourtant abstraites, bref un ensemble de tableaux qui apparaissent, s’effacent, avec sensualisme ou à la serpe, et dont je me suis aperçu, après, qu’ils étaient bien la chronique (son illusion) du deuil hétérodoxe que je souhaitais écrire. Une boucle se bouclait, dans une poétique crépusculaire, avec pour modèle Épilogue de Jorge Luis Borges dans L’Auteur et autres textes : « Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent : il peuple une surface d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de navires, d’îles, de poissons, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s’aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n’est rien d’autre que son portrait ». Or, entre Éros et Thanatos, Mort d’Athanase Shurail est un voyage chromatique et onirique, sensoriel aussi, entre l’absence et le deuil dont l’écriture découvre, finalement, la recherche esthétique qu’ils sont aussi.
L’image, énigme
Entre nouvelles expérimentales et poèmes en prose, telle une dépression dans un jardin d’été, Mort d’Athanase Shurail aimerait être une traversée (fatale ? tragique ?), face à laquelle l’expression « faire image » est la seule réponse possible des personnages, alors ils la déclinent… Du fantasme au cauchemar, du rêve éveillé à l’extase et au « cliché », du dessin au plan-séquence et à l’image vidéo, j’ai parcouru du mieux que je pouvais, dans la poétique de ce livre, l’utopie « iconique » du langage. Dans ce récit onirique (on y devine un retour en Méditerranée, des polaroids de Berlin, de Rome ou de Varsovie), une mise en abyme fantasmagorique et la poétique de l’exploration d’un temps défunt en cours de révélation (au sens photographique du terme) irriguent l’histoire de la peinture comme du cinéma (derrière chaque nouvelle se cache un micro-film de l’imaginaire). Construite enfin comme une partition chromatique – avec des accélérations, des suspens, des fragments –, l’écriture de Mort d’Athanase Shurail s’inscrit, autrement, dans la continuité de mes essais sur l’image et le sonore, telle une nouvelle expérience de « recherche esthétique en pratique ». Son point de départ, musicale, littéraire et cinématographique, y fait alors retour, secrètement.
Texte © Alexandre Castant – Illustrations © DR
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