Dans un Centro Habana parfaitement en ruine les nuées d’un nouvel incendie aux relents d’essence s’empare comme chaque matin des couches stratosphériques dans la vaine intention – peut-être – d’étouffer le soleil. C’est un signe : il est l’heure de se lever. Par la fenêtre, le haut du corps penché par-dessus la balustrade d’une chambre d’hôtel, comme prévu on n’y voit rien et ça pue le fioul. Bruits de klaxon dans la nuit faite en plein jour.
Et naquirent les ténèbres, et de ces nuées descendit une voix : Comment ça va ce matin ducon ? Ma foi (je réponds sans desserrer les lèvres avec l’assurance d’un acteur hollywoodien auquel le scénar aurait prêté l’acerbe don de la répartie qui tue sur place les harpies en plein vol) si vous tenez vraiment à savoir adressez-vous à mon avocat. Je jette ma clope par la fenêtre d’une Pontiac et fil en noir et blanc vers d’autres aventures.
Tandis que les côtes déchiquetés du Pacifique défilent le long de la route qui mène de San Francisco à Monterey je sens quelque chose poindre en moi comme l’idée d’un livre intitulé Politique de l’égarement et tout son contenu tient dans une définition d’une clarté implacable : Du ciel tout puissant et tout gris descendent trois billets d’un dollar tombés de la poche de personne au milieu de nulle part (si les États-Unis ne lèvent pas l’embargo d’ici soixante ans, la Havane devrait n’être plus rien qu’un tas de cendre jeté sur un lit de sable entouré d’une énorme goutte d’eau), de quoi s’acheter un nouveau slip et une brosse à dent.
J’ai un doute. Sûr que ces trois billets vont finir par tomber dans la main d’Adam tendue vers celle de son créateur (tableau de qui déjà ? Chapelle sixtine ou bien ?), Il attendait cela depuis une éternité, gravé sur un plaque de cuivre qui légende cette scène. Le voici bien récompensé de sa patience : les trois petits billets votifs que j’avais ramassés dans une rue de Trinidad pour le salut de tous les habitants de l’île d’Ici-Bas. Une statue en plastique de la Vierge me reluque depuis un coin de carreau. C’est un signe…
Je fais machinalement le geste de croix et baisse les yeux vers le crucifix que je porte au cou (le meilleur grigri qui soit contre la putréfaction, m’avait assuré un prêtre de la Santeria) avec l’intention de l’embrasser quand j’aperçois dans la fumée l’ombre fuyante d’un sombre clochard, l’une de ses mains crochues tenant devant lui une lanterne éteinte.
Le nuage de fioul se dilate à son passage. On y voit plus clair : en bas de l’immeuble des talibans brûlent les portraits de tous les POTUS en train de prêter serment sur la Bible, depuis Kennedy jusque Reagan. Les types ont l’air bien énervés depuis l’ « affaire » de la baie des Cochons. Ils lèvent la tête dans ma direction : trois billets d’un dollar, je leur dis, c’est pas rien par les temps qui courent. Ils les attrapent au vol entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait des ailes fragiles d’une libellule. Un vrai miracle ! Enfin… Depuis le temps qu’on attend qu’il se passe quelque chose à la Havane tout le monde va pouvoir recommencer à bouffer. À la place, on dirait qu’ils vont tout claquer dans des bidons d’essence, ces cons.
Souvenir d’une station Texaco quelque part entre Johannesburg et Cap Town, telle une oasis de cuves métalliques et de pompes érigée au milieu d’un paysage de feuillus gagnés par l’automne. Herbe rase roussie le long de doux vallons ventriloques qui la surplombent desquels sortent, portés par l’air frais, les murmures d’une armée de morts. La Voix de la Terre ? Des nuées d’Afros zombifiés se dégagent des fossés creusés tout le long de la route pour m’aider à changer de roue. Je viens de crever et leur tend une liasse de billets gracieusement offerts par ma photocopieuse pour les remercier. Ils reniflent la liasse, à deux doigts de découvrir la supercherie. Ils vont me manger, mais la scène s’arrête là. Je tiens toutes mes viscères entre les mains et rentre à l’Hôtel de l’Ascension à Cuba.
Les adeptes de Saint Briquet, qui me cachent le soleil avec leurs adorations matinales à l’intention du dieu Détruit-Tout, tiennent les trois billets d’un dollar à la main, et les agitent à hauteur de tempe en m’apostrophant. Eh toi Cul-Blanc ! Merci ! Mais je n’y suis pour rien, seulement, je ne leur dis pas et me glisse en moins de temps que celui qu’on passe à essayer de faire son nœud de cravate pour la première fois dans la peau du Messie. Comme je n’y arrive pas, je me contente d’ôter ma chemise. Partez pas ! J’arrive…
(Atlantide). Au volant d’une de leurs Buick des années 50, je roule plein Ouest par-dessus des barres d’immeubles en direction de l’océan – apparaissent de multiples ports minuscules entourés d’une végétation luxuriante et des cimenteries rongeant nettement le flanc des falaises. Assises sur la banquette arrière, de jeunes îliennes prises en stop, plongent leurs ongles dans le flanc de poissons en forme de sabres, soustraits à la faille sismique, tandis que leurs sourires esquissent dans le rétroviseur les reflets humides d’incisives en béton. Parmi elles, je reconnais le visage dissimulé sous une bourka de Greta Garbo. Elle me fait un clin d’œil. Il se passe quelque chose entre nous ? Une sorte de complicité inexplicable plus vieille que le monde lui-même, j’imagine : le ying mâle et le yang femelle.
Je me gare au pied de la citadelle qui couronne le parc Montjuic (Barcelone), entre le quartier gothique et celui des affaires. Au loin un building en forme de concombre géant émerge, signant dans l’espace clos du visible l’alliance étroite entre capitalisme et phallocratie. De l’autre côté, aux abords du détroit de Gibraltar, la mer fraichement ouverte commence à se refermer telle une plaie purulente de sable et d’eau au passage d’aspirants réfugiés dont les corps ballotent dans des remous d’argent. Tout autour de moi des enfants de neuf à douze ans jouent au foot avec la tête d’un homme (de toute évidence un ancien fasciste) qu’ils envoient régulièrement cogner contre le mur du musée qui leur sert de but. Ils ont vraiment ce sport dans la peau.
Je descends à la hâte les escaliers de mon hôtel afin de porter la bonne parole aux Cubains : qu’ils arrêtent de brûler tout et n’importe quoi chaque matin, on va tous finir par crever d’un cancer avec leurs conneries. Sauf qu’il n’y a plus personne. Le ciel est dégagé, crachant à plein tube ses muons gluants dans la poussière. À la place, des déchets du culte de la Santeria, offrandes diverses aux Orishas jonchent les trottoirs : têtes de bouc fraîchement tranchées, coqs étouffés dans des sacs de jutes dont ne dépassent (avec les pattes ficelées) que les ergots négligemment déposés au milieu d’une centaine de capotes usagées : temples mous de l’universelle magie.
Dans le rétroviseur, une Greta Garbo en plastique (c’est une gourde remplie d’eau bénite comme on en trouve à Lourdes, sertie d’une couronne bleue en guise de bouchon) m’adresse un nouveau clin d’œil. C’est un signe…
Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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