Une sorte de nébuleuse variant insensiblement du jaune au bleu s’étend par-dessus un coin de ciel étoilé mais comme prise à la manière d’une mère à l’intérieur d’une bouteille de vinaigre dans les profondeurs subaquatiques d’un océan sans contours depuis laquelle tout ce qui pourrait apparaître serait désormais perçu depuis une autre tête
comme cette écluse improbable constituée de trois canaux parallèles aux abords de la Villette s’étageant sur trois niveaux à l’extrémité d’une esplanade de pierres noires bordée de colonnes au style inconnu jusqu’ici, mais ostensiblement futuriste car très épuré – c’était un soir humide de septembre, dans la suave intimité de l’été finissant. Et cette campagne de Flandres fumant à l’horizon, parcourue par des personnages miniatures, le dos courbé sous des fagots de bois…
Quelques pas plus loin, en façade d’immeubles en briques de quatre à cinq étages des devantures de magasins de toutes sortes. Parmi eux de nombreux diners très esthétiques pareils à celui peint par Edward Hopper, comme tout ce coin de ville certainement avec une lumière d’un réalisme qui aspire à l’étrange dans des nuances dominantes de bleus et de verts wagon. En bas à droite du tableau, quelques croutes de sang séché (derniers détails d’un récent règlement de compte) rendent tout cela très vivant.
Sur notre gauche, la façade du Shakespeare House (importée pierre à pierre depuis Johannesburg) dégouline de sang rose. Levant les yeux au ciel, la tête du Roi Lear nous observe, ceinte de son sourire le plus tranchant.
Des buissons de móng rông (griffes de dragon) exhalent leur parfum de bananes avancées au cœur d’artères ouvertes au passage de vagues halos de masses phosphorescentes à l’aspect aquatique, des sortes de méduses à géométrie variable se dirigeant vers l’espace ouvert par Haussmann à travers une mer de pures impressions. Des formes apparaissent, puis disparaissent, faisant place à leurs ombres dans des contractions stroboscopiques insensées et plutôt effrayantes…
Entre deux scènes de La Nuit des Rois mimées par les acteurs d’un théâtre de rue, de simples squelettes articulés sous une multitude de lustres en cristal (les dialogues ont préalablement été enregistrés) défilent en apesanteur à quelques mètres du sol de marbre gris la lance du calvaire et la barque du Roi Pêcheur, suivis de la Vierge tenant de ses mains préraphaélites une réplique du Saint Graal dont la coupe déborde continuellement de vin. Elle nous fait signe de la suivre.
Nous entrons dans sa compagnie en procession sous une pluie de lampions rouges et or installé entre deux ponts du canal Saint-Martin à l’occasion du nouvel an lunaire (c’est un décor de film hollywoodien). Des dragons en chenilles dansent au milieu de Mandarins aux faciès imbibés comme des éponges difformes de leur propre sang. Quelques nains cracheurs de feu d’un cirque quelconque ont été employés pour l’occasion.
Sur la gauche des lutteurs de foire déplacent à la seule force de leurs bras des masses d’arbres rectilignes énormes en bordure d’un pavillon du 18e siècle dans le jardin duquel des femmes au corps recouvert de boue s’adonnent au contact de l’air à des plaisirs inouïs.
Au bout de l’esplanade une maison à l’abandon se dessine entre une route récemment goudronnée et un ruisseau noir de tourbe (bruyères et genets) dans laquelle des bottes d’enfants et des poupées démembrées jonchent le sol au milieu d’autres détritus. Tout cela est l’œuvre du Non-Être et du Non-Agir. Les restes visibles d’un ancien combat cosmologique entre des puissances contraires à l’origine du désordre, etc. Des lionnes des montagnes se dirigent alors vers nous dans des mouvements défiant les lois de la physique la plus élémentaire tel Lie Zi chevauchant le vent d’un point à l’autre de l’Empire des cent-vingt Automnes et Printemps, les mains dans les poches serrées sur de virtuels couteaux de boucher.
Sur la droite du baraquement à l’abandon un fin sentier tracé dans l’herbe rase mène vers un temple de style Chinois de la fin 1900. Nous entrons dans la pagode de l’Empereur de Jade : chaleur étouffante de Saïgon imprégnée d’encens. Sous sa charpente une armée de personnages taoïstes et bouddhistes en papier mâché dont les ombres miraculeuses fulminent parmi l’éclat démultiplié de quatre diamants, nous accueillent. Sur notre gauche, l’un des généraux du Seigneur du Ciel, vainqueur d’un tigre blanc le tient sous son pied tandis que Thanh Hoang, maître des Enfers, sort de l’embouchure d’un couloir en tirant son cheval rouge par les reines, les lèvres retroussées par-dessus ses dents menaçantes : nous sommes bons pour la manducation !
Texte © G. Mar – Illustration © DR
Nocturama est un workshop d’écriture fictionnelle in progress de G. Mar.
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