Philip Larkin : six poèmes

Chanson 65° N

Un rêve récurrent
Rend glacial mon sommeil
Où toute chose semble,
Nauséeuse, flotter
Sur le vide, sur les étoiles
Dérivant sous le monde.

Quand bruyamment les vagues roulent
Et puis retombent à la poupe
Je m’éveille à chaque aube
Dans la crainte incroyable
Que l’air fige ma voile,
Que la mer perde ses oiseaux.

La lumière gicle de la glace :
Comme quelqu’un, près de la mort,
Savoure son souffle serein,
Je sens monter ma peur,
Le marché est conclu,
Ce rêve se rapproche.

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Songs 65° N

My sleep is made cold
By a recurrent dream
Where all things seem
Sickeningly to poise
On emptiness, on stars
Drifting under the world.

When waves fling loudly
And fall at the stern,
I am wakened each dawn
Increasingly to fear
Sail-stiffening air,
The birdless sea.

Light strikes from the ice:
Like one who near death
Savours the serene breath,
I grow afraid,
Now the bargain is made,
That dream draws close.

*

Jours

Pour quoi sont faits les jours ?
Les jours sont les lieux où l’on vit.
Ils viennent, ils nous réveillent
Tout au long du temps.
Il faut qu’ils soient pleins de bonheur:
Où vivre si ce n’est en eux ?

Ah, répondre à cette question
Vous amène prêtre et docteur
Dans leurs longs manteaux
Piétinant les champs.

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Days

What are days for?
Days are where we live.
They come, they wake us
Time and time over.
They are to be happy in:
Where can we live but days?

Ah, solving that question
Brings the priest and the doctor
In their long coats
Running over the fields.

*

Les arbres

Les arbres viennent tout en feuilles
Comme une chose presque dite ;
Leurs boutons neufs s’assouplissent et s’ouvrent,
Leur vert ressemble à une peine.

Serait-ce parce qu’ils renaissent
Et que nous vieillissons ? Non, ils meurent aussi.
L’astuce qu’ils trouvent chaque année pour paraître jeunes
Est inscrite sous les anneaux du grain.

Pourtant leurs châteaux ondoyants palpitent
En denses floraisons tous les mois de mai.
L’année dernière est morte, semblent-ils annoncer,
Recommence de plus belle, de plus belle, de plus belle.

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The trees

The trees are coming into leaf
Like something almost being said;
The recent buds relax and spread,
Their greenness is a kind of grief.

Is it that they are born again
And we grow old? No, they die too,
Their yearly trick of looking new
Is written down in rings of grain.

Yet still the unresting castles thresh
In fullgrown thickness every May.
Last year is dead, they seem to say,
Begin afresh, afresh, afresh.

*

Herbe coupée

L’herbe coupée est là, fragile,
Bref est le souffle
Que ses tiges tondues exhalent.
Longue, longue la mort

Qu’elle meurt dans les heures blanches
D’un Juin aux feuilles jeunes
Avec des marronniers en fleurs,
Des haies comme saupoudrées de neige,

Le lilas blanc courbé,
Chemins perdus du cerfeuil des bois*,
Et ce nuage altier
Avançant au pas de l’été.

*Queen Anne’s lace : cerfeuil des bois, carotte sauvage (Daucus carota)

//

Cut Grass

Cut grass lies frail:
Brief is the breath
Mown stalks exhale.
Long, long the death

It dies in the white hours
Of young-leafed June
With chestnut flowers,
With hedges snowlike strewn,

White lilac bowed,
Lost lanes of Queen Anne’s lace,
And that high-builded cloud
Moving at summer’s pace.

*

Ignorance

Étrange de ne rien savoir, de n’être jamais sûr
De ce qui est vrai ou juste ou réel,
Mais forcé de préciser : Ou c’est mon sentiment
Ou : Bon, c’est bien ce qu’il me semble,
Quelqu’un doit le savoir.

Étrange d’être ignorant du cours des choses :
De leur art de trouver ce qui leur manque,
Leur intuition de la forme, et leur précision dans la dispersion
Des semences, et leur propension au changement ;
Oui, c’est étrange,

Même de détenir un tel savoir – car notre chair
Nous encercle de ses propres décisions –
Et de passer pourtant toute notre vie sur des imprécisions,
Si bien que, lorsque nous commençons à mourir
Nous en ignorons la raison.

Ignorance

Strange to know nothing, never to be sure
Of what is right, or true, or real
But forced to qualify: Or so I feel
Or: Well, it does seem so,
Someone must know
.

Strange to be ignorant of the way things work :
Their skill at finding what they need,
Their sense of shape, and punctual spread of seed
And willingness to change ;
Yes, it is strange,

Even to wear such knowledge—for our flesh
surrounds us with its own decisions—
and yet spend all our lives on imprecisions,
that when we start to die
have no idea why.

*

Si le chagrin pouvait…

Si le chagrin pouvait
S’éteindre comme une braise,
Le cœur resterait au calme,
L’âme apaisée serait
Aussi tranquille qu’une voile ;
Mais j’ai regardé toute la nuit

Le feu devenir silencieux,
La cendre grise douce :
Et je tisonne le silex têtu
Que les flammes ont laissé,
Et le chagrin s’attise, et le cœur
Subtil tombe dans l’impuissance.

//

If grief could burnt out…

If grief could burn out
Like a sunken coal
The heart would rest quiet
The unrent soul
Be as still as a veil
But I have watched all night

The fire grow silent
The grey ash soft
And I stir the stubborn flint
The flames have left
And the bereft
Heart lies impotent

Poèmes extraits de The North Ship (1945), de The Whitsun Weddings (1967) et de High Window (1974).
Textes © Philip Larkin (trad. inédite © Raymond Farina) – Illustrations © DR
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