CHRISTIAN DÉSAGULIER s’entretient avec JÉRÔME DUWA à propos de la revue TOUTE LA LIRE (Éd. Terracol) qu’il anime depuis 2013 :
1 – La Déclaration d’intention de TOUTE LA LIRE revendique les sciences et les techniques comme des « poèmes en marche ». Ce lien entre l’art et la science est au principe même de toute la revue. Dans quelle mesure l’oriente-t-il ?
Dans TOUTE LA LIRE, il y a Toute la lyre, le titre du recueil posthume de Victor Hugo rassemblant les poèmes qui n’avaient pas trouvé leur place dans Les Contemplations, La Légende des siècles ou les Chansons des rues et des bois. Toute, c’est la volonté encyclopédique que toute activité de l’esprit est susceptible de faire advenir le poème. Il y a donc de la naïveté mêlée de vanité, entêtées l’une et l’autre par le projet de D’Alembert et Diderot, avec l’idée de derrière la tête d’avoir un Jean-Theophile Desaguliers pour ancêtre homonyme, protestant émigré de Guyenne, attaché au laboratoire de Newton et last but not least, auteur d’ouvrages de physique, dont un poème scientifico-politique, a joué (« Nature, compelled, her piercing mind obeys / And gladly shows her all the secret ways… », THE NEWTONIAN SYSTEM OF THE WORLD, The BEST Model of Government, An allegorical POEM, à la majuscule et la casse près, tout comme TOUTE compte…). Toute la lire en référence à d’illustres précurseurs catalytiques telles que Documents, Surréalisme ASDLR, L’Éphémère, FIN avec Jean Daive au générique, qui se distinguent notamment par le statut de l’image que chacune leur attribue, à différentes fins, à leur manière « poégraphique »… Il s’agit de verboriser dans les champs du savoir et du sentir, de sorte que le projet demande un volontarisme prospectif faisant fi des clôtures académiques et linguistiques (le grec ancien peut côtoyer le chinois contemporain), et puis de souscrire à ce remembrement, au risque de prendre des courts-jus en en sectionnant les fils de clôture. Je ne veux pas dire que toutes les contributions publiées dans TOUTE LA LIRE (n° 1 au n° 4, 2013-2022) n’obligent pas à penser entre des portées de fils, sinon pour s’électro-locuter, barbelés de dièses et de soupirs. Disons que dans Toute la lire, il y a un désir de « la », de diapason et de contributions dont la tonalité d’ensemble, de mode changerait d’un numéro à l’autre. La revue est sous-titrée Cahier de poégraphie. Dans poégraphie, il y a géographie, de l’attraction pour les lointains. Ainsi, les contributions données dans le premier numéro affichent un tropisme africain de la couverture latéritique aux photographies. Dans poégraphie, il y a photographie. J’ai suivi plusieurs séminaires à l’EHESS avant de concocter le deuxième numéro qui réunit trois anthropologues, Véronique Bénéï en Colombie, Caterina Pasqualino en Andalousie et Sarah Carton de Grammont en Russie soviétique. On voyage beaucoup pour TOUTE LA LIRE, d’Éthiopie en Allemagne, de Madagascar jusque dans le jardin de Georges Braque à Varengeville, en Suède comme en Chine, avec l’alphabet runique et les idéogrammes : dans poégraphie, il y a typographie…
2 – Le premier numéro de TOUTE LA LIRE est africain, et vous embarquez même Hölderlin du côté de ce continent souvent oublié en littérature. Qu’est-ce que vous y avez trouvé ? Un Harar, des « révoltes logiques », des minerais rares ?
J’ai eu la chance de participer à une mission géologique organisée conjointement par l’Université d’Addis Abeba et celles de Nantes dans le Wollo où l’on a découvert des gisements d’opale, puis de bénéficier d’une Mission Stendhal en Éthiopie et de pouvoir ainsi mettre mes pas dans ceux de Arthur Rimbaud, Michel Leiris, Henry de Monfreid et de tous leurs prédécesseurs, explorateurs en quête du royaume de la Reine de Saba dont les seules portes sont celles sculptées sur les stèles phonolithiques d’Axoum, obstinément closes hors à l’imagination. Le cahier n° 1 de TOUTE LA LIRE (2013) illustré des photos de ce séjour – et de ceux qui ont suivi en Afrique de l’Ouest et du Sud – est une sorte de reportage de cette période de mon existence où mon activité d’ingénieur me conduisait, faisant halte à Ouidah au Bénin et sur l’île de Gorée au large de Dakar comme à Johannesburg, lieux névralgiques où sévirent esclavagisme, colonialisme et ségrégation raciale sans vouloir omettre Bordeaux qui figure un sommet d’un triangle de traite, laquelle se passait sous les yeux de Hölderlin dont on ne trouve pas trace dans ses derniers poèmes, « ce qui ne veut pas rien dire » comme dirait l’Autre… Mais pas seulement. Auprès de Friedrich Hölderlin, on trouve un dialogue animiste de Nathalie Léger-Cresson, grande connaisseuse des contes d’Amérique centrale où elle pratiqua la biologie, ainsi qu’un long récit d’Alexandre Friederich en Helvétie parcourue à bicyclette, et puis Frank Smith construit un poème « objectiviste » à partir des rapports onusiens où la nécessité d’agir contre les fatalités africaines se perd en discours dont le montage de ces pertes en série fait poème suscitant une forme de « révolte logique » pour reprendre les mots de votre question, une révolte pour ainsi dire hararante dont j’espère que les numéros 2 à 4 suivants continuent de vouloir susciter. Dans le cahier n° 2 de TOUTE LA LIRE (2016), un récit – « L’Île cachot » d’Olivier Schefer (traducteur du Brouillon Général de Novalis) – se situe au bagne français de Madagascar, île africaine s’il en est, qui valait bien celui de Guyane.
3 – À cet égard, pouvez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à proposer une nouvelle traduction – comme une sorte de nécessité impérieuse – des Hymnes à la nuit de Novalis ?
C’est Novalis qui m’a présenté à Olivier Schefer à qui j’ai proposé de participer à ce deuxième cahier. La première raison est que toutes les traductions que j’avais lues des Nuits – en parallèles de L’Encyclopédie proposée par Maurice de Candillac et qu’Olivier Schefer nomme Brouillon Général – avaient été exécutées par des traductrices et des traducteurs ignorants du savoir et du lexique de l’ingénieur des Mines que fut Novalis et dont Henri d’Ofterdingen témoigne de la recherche qui fut la sienne de la Fleur bleue, fleur de sel aux lueurs d’opale soit dite en creusant, de sorte que d’innombrables fautes de sens sont repérables et que les textes en français tiraient excessivement vers une religiosité chrétienne mariale ce qui relève de visions aux paradis artificiels visités sous l’empire de l’opium, d’un paradis perdu à la reprise d’une conscience transcendée, comme au pic de la jouissance érotique. Mes deux traductions des Hymnes à la nuit, une première selon l’esprit, l’autre selon la lettre – La Lettre dérobée d’Edgar A. Poe, c’est ainsi qu’il faut traduire The Purloined Letter, dérobée aux regards, bien que Baudelaire l’a traduit par volée – ne figurent pas dans TOUTE LA LIRE, mais participent du même esprit et de la même lettre encyclopédique que la revue. Ces traductions ont fait l’objet d’un livre bilingue paru à Berlin, réalisé et édité par une agence de graphisme dont les ouvrages sont tétanisants d’aboutissement : Dei Nachte /Trois nuits d’après Novalis (Cyan, 2010) et repris dans Leçon d’algèbre dans la bergerie (Terracol, 2019). Ces traductions sont d’ailleurs la raison principale de la création de TOUTE LA LIRE et de mes différentes activités éditoriales – directeur de revue, traducteur, critique – que je conçois comme étant une seule et même activité de transformation de mots en mots, une activité d’écrivassier dirait Flaubert, d’ingénieur-écrivain desdichado qui avance à pas d’écrevisse, si vous voyez ce que je veux dire…
4 – Très loin de l’Afrique, il y a Rad Thu ? Qu’est-ce qui vous fait signe du côté scandinave et de Jesper Svenbro ?
La Scandinavie n’est-elle pas une sorte d’Afrique nordique quand on multiplie sa superficie par son passé de colonisateurs vikings sur l’axe des temps ? Après avoir été influencé par le style lapidaire des inscriptions runiques scandinaves dans l’écriture de mes premiers poèmes à la façon laconique des années 1980, de René Char et des haïkus revus par Jacques Roubaud (plus exactement des tankas), je me suis lancé dans la rédaction à réaction d’un poème long inspiré des témoignages épigraphiques des explorateurs nordiques des 4e au 8e siècles, lesquels furent notamment étudiés par Jorge Luis Borges dans son Essai sur les littératures germaniques :
Au XIIe siècle, les Islandais découvrent le roman, l’art de Cervantes et de Flaubert ; cette invention est aussi secrète, aussi stérile pour le reste de l’univers que leur découverte de l’Amérique.
Les Cantos d’Ezra Pound m’offraient également un exemple à suivre, les runes se substituant aux idéogrammes chinois, illustrant le poème épique au provençal dantesque et au latin mystique : « Agunt volentem fata nolentem trahunt » (Le destin conduit celui qui acquiesce entrainant celui qui refuse). On retrouve ce tropisme pour les signes d’écriture dans chacun des numéros de la revue. Ce long poème intitulé Rad Thu a été traduit en suédois par Jesper Svenbro. Helléniste auprès de Jean-Pierre Vernant et poète en son pays, Jesper Svenbro devenu depuis membre du Comité Nobel de Littérature, qui s’est chargé à l’époque de publier Rad Thu en version bilingue à Malmö en 1988, est reproduit dans le cahier n° 3 de TOUTE LA LIRE (2017). Dans ce numéro, les runes voisines l’amharique de Francis Falceto rencontré à Addis Abeba – qui a bien voulu mettre son savoir linguistique (Les Nuits d’Addis Abeba, 2004) et qui a consacré une grande partie de sa vie à produire la série de disques ÉTHIOPIQUES (Buda Musique) – côtoie les signes runiques de RAD THU. Dans le cahier n° 4 de TOUTE LA LIRE, la langue russe marque de sa présence un extrait de la thèse de doctorat de Sarah Carton de Grammont – Savoir vivre avec son temps, Bref précis de cité-jardinage moscovite post-soviétique (2013) que je considère comme une œuvre littéraire majeure – lequel coexiste avec un autre extrait de thèse de doctorat : celle de Miguel Ángel Petrecca – La langue en question : trois poètes chinois contemporains de la troisième génération (2020) – où des idéogrammes sous la forme d’un échange critique entre deux poètes chinois strictement contemporains font signes à Ezra Pound.
5 – Au fil de ses quatre livraisons, TOUTE LA LIRE apporte un grand soin aux photographies qui participent pleinement au récit formé par chaque numéro de la revue. Quelle est votre ligne de conduite en matière d’images ?
La photographie occupe une place de choix à côté du dessin. Dans poégraphie, il y a photographie comme cinématographie. Bien sûr, je me suis laissé tenter de reproduire les photographies que j’ai prises en Afrique dans le n° 1, puis dans le n° 2 celles des ombres d’arbres portées sur les allées du Jardin pamplemousse à l’île Maurice que l’on tient également pour africaine, où j’ai enfilé les chaussures cousues Goodyear de Malcolm de Chazal, ingénieur agronome et le poète singulier de Sens plastique. Et bien sûr, dans le n° 3, des photographies des pierres runiques rapportées de Suède en 1989. Dans le n°4, ce sont – entre autres – des photographies de famille prises durant l’enfance commentées par Jean Daive qui sont le prétexte d’un entretien, l’homme de radio à son tour entretenu ! Soucieux de solutions de continuité, les photographies accompagnent organiquement les contributions textuelles, participent du récit que je tente de construire dans chacun des numéros, au contraire d’un catalogue. Un récit, un poème de poèmes où chacun des numéros de TOUTE LA LIRE ferait poème à leur tout… Cela ne se lit probablement pas explicitement, c’est une des propriétés du poème que d’être un recéleur, mais il me semble que cela contribue implicitement au plaisir des textes, accroît ainsi leur nécessité et leur singularité relatives. Les auteurs auxquels j’ai ouvert les pages de la revue viennent avec leur texte et des photos ou des dessins dont les assonances iconographiques participent de la narration. Photographies et dessins comme ceux de Frédérique Guétat-Liviani, poétesse et plasticienne – cf. son « Œil » dans le n° 2 ; Il ne faudra plus attendre un train (2022) et Vherbier (2021) – intervient ainsi sous cette forme à travers « 10 plans d’évasions nocturnes » dans le cahier n°4.
6 – À quoi bon une revue de poésie en des temps de cybernétique ?
Pour le jour ou la nuit de la Grande Panne qui ne saurait tarder… Sera-ce en hiver de froid ou en été de canicule ? Mais il n’y aura plus d’électricité pour recharger les batteries de ces appareils où désormais revues et livres s’affichent et se scrollent ou se swippent, stockés dans les limbes du cyberespace, par écran plastique rétro-lumineux interposé. Où toute Bibliothèque de Babel imitable à s’y méprendre aux algorithmes d’IA, accessible à la seconde sur Internet, cessera d’exister d’un seul coup d’un seul. Poésie mon beau souci… tel était le titre de la revue de Guy Lévis Mano, poète et typographe s’il en est, dont Jean-Hugues Malineau qui publia mes premiers poèmes dans la revue Commune Mesure (1974), fut un élève. Des revues en papier (Oracl, Jalouse Pratique, PO&SIE, Pleine Marge, FIN, etc.) qui accueillirent mes poèmes tandis que j’étais requis dans l’Industrie pour faire bouillir la marmite : une revue qui rendrait l’attention que l’on a prêté à mes poèmes écrits en temps partagé.
7 – Faut-il considérer les élégants « petits cahiers » comme le signe de l’épuisement de la forme « revue » avec la visée d’une aventure éditoriale d’un autre ordre célébrant à chaque fois un auteur, et non plus une pluralité polyphonique ?
TOUTE LA LIRE dont la maquette (graphisme, font et papier) a été créée par Julia Tabakhova, formée à la ZHdK, comptent entre 160 à 190 pages et entre 10 et 15 contributions par numéro de manière à offrir aux auteurs une place généreuse pour exprimer leur singularité, est un appareil gros porteur et consommateur d’encre et de papier, même s’il convient toutefois de rapporter l’équivalent en gaz à effet de serre émis au nombre de passagers. Les éditions Terracol se sont donc lancées dans la production d’une revue légère en couleurs, un modèle-réduit à une feuille au format A3, coupée-pliée au format A6 suivant le principe du livret magique, un jeu d’enfant, permettant de tourner 8 pages au recto, déployables à la façon des panneaux solaires d’un satellite, offrant la surface de 8 autres pages juxtaposées susceptible de se proposer comme 1 poster au verso. Écographique autant que poégraphique en quelque sorte, c’est-à-dire écologique et last but not least économique, les petits cahiers sont imprimés à la font filigran, police filiforme offrant une hyper-lisibilité de corps, font et petit format papier de qualité environnementale de façon à limiter de manière draconienne la fameuse empreinte carbone, aux sens propre et figuré. À cet égard, Un vernis sur le néant (2022) de Jean-François Bory, tout de blanc imprimé sur noir peut être lu comme une manière de séquestrer du carbone. Le sommaire a réuni – revue oblige – 4 auteurs dans les petits cahiers n° 1 et n° 2, puis a consacré le n° 3 tout entier à Jean-François Bory qui m’a confié deux poèmes composés sur l’un des premiers ordinateurs Amstrad dans les années 1980 ! Dans le petit cahier n° 4, Frédérique GUÉTAT-LIVIANI propose donc une série de dessins que j’ai disposée à la façon d’une bande-dessinée dont le contenu comme de bulles éclatées participe du corps des traits. Cela va en suscitant naturellement une sorte d’énigme, entre Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock et La Vie mode d’emploi de Georges Perec. À chaque numéro des petits cahiers son expérience graphique. Les deux premiers en forme de revue miniaturisée, les deux suivants de forme monographique. Pour réaliser le n° 5, Jean Daive m’a confié un conte aquarellé (sans parole, ou presque) intitulé « Noël des maisons qui n’ont plus d’enfants » dont nous venons de publier l’intégralité dans une version tirée à 100 ex. numérotés. Et nous nous penchons d’ailleurs déjà sur le paramètre expérimental des prochains numéros. Ainsi se constitue une escadrille d’ultralégers octoplans polychromes, cocottes en papier porteuses du même message holistique, à l’instar des longs courriers de TOUTE LA LIRE dans la soute desquels ne sont pas encore imprimés leurs derniers mots…
Entretien © Christian Désagulier & Jérôme Duwa – Illustrations © DR
(Mézidon Vallée d’Auge, juil.-sept. 2023)
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