Pour une sadothérapie joyeuse

Le Rire de Sade : essai de sadothérapie joyeuse (Institut Charles Cros-L’Harmattan, 2019) se veut, d’une part, défendre la cause sadienne, et d’autre part, rompre quelques lances avec mes contemporains : l’admiration sans bornes pour une oeuvre absolument unique dans la littérature par sa diversité, par sa gaieté et par le moment où elle a été publiée, de manière anonyme ou pas, de 1791 à 1800, c’est-à-dire pendant les dix années de la Révolution française. Une oeuvre, reconnaissable entre toutes, par le mélange qu’elle effectue entre deux genres aux antipodes l’un de l’autre, mais aussi sérieux l’un que l’autre : la philosophie et la pornographie. Ce mélange scandaleux que les commentateurs vont expliquer soit par « les goûts bas » de Sade, soit, dans le meilleur des cas, par « les goûts bas » du public contraignant Sade à publier quelques textes bien « poivrés » pour gagner sa vie (ne l’oublions pas Justine est le best-seller de son époque) et se donner ainsi les moyens de publier sous son nom les textes auxquels il serait le plus attaché : son théâtre, son roman philosophique Aline et Valcour et ses nouvelles Les Crimes de l’amour, publiées en 1800 avec en préface une Idée sur les romans.

Mais, me semble-t-il, cette Idée sur les romans dit bien autre chose. D’abord que Sade est avant tout romancier et qu’il place le roman aux côtés de la religion parmi les fictions et les fables inventées par des hommes malheureux pour oublier la tristesse de leur vie. Ensuite, qu’à la différence de l’Encyclopédie qui n’en parle même pas, il fait de Don Quichotte, « le premier de tous les romans », celui dit-il, qui « possède sans doute plus qu’aucun d’eux l’art de narrer, d’entremêler agréablement les aventures, et particulièrement d’instruire en amusant ». De manière évidente aussi, Samuel Richardson, Henry Fielding, les Anglais, sont là à qui il rend hommage pour avoir dit que le romancier doit peindre l’homme non seulement tel qu’il est, ou se montre, mais aussi tel qu’il peut être. Mais surtout, sont là les romans noirs anglais d’Ann Radcliffe, de Matthew Gregory Lewis, ces “romans nouveaux… fruits indispensables des secousses révolutionnaires… où il fallait appeler l’enfer à son secours pour se composer des titres à l’intérêt… et trouver dans le pays des chimères ce qu’on trouvait couramment… dans cet âge de fer”. Ce qui est moins évident – en tout cas ce dont personne ne parle – c’est que figure aussi, dans ce texte publié sous son nom un petit clin d’oeil à Justine et Juliette qu’il publie parallèlement et de manière anonyme, et dont il fait, si mon interprétation est bonne, non un sous-roman inavouable et déshonorant, mais bien au contraire, un modèle de ce que doit être le roman, noir, très noir, de son temps une fois dépassés les défauts que n’évitent ni Radcliffe et Lewis : tout expliquer avant la fin et donc décevoir ou ne pas « lever le rideau » et tomber « dans la plus affreuse invraisemblance » : « Qu’il paraisse dans ce genre, un ouvrage assez bon pour atteindre le but sans se briser contre l’un ou l’autre de ces écueils, loin de lui reprocher ses moyens, nous l’offrirons alors comme un modèle » (Idée sur les romans, Les Crimes de l’amour, Folio, 1987, p 42.).

De la même manière dans Juliette, tirant profit d’un moment de repos, Sade fait visiter à Juliette et Clairwil la bibliothèque du moine Claude : « On n’a pas d’idée de ce que nous y trouvâmes d’estampes et de livres obscènes ». Sade en retient quatre dignes d’être nommés : Le Portier des Chartreux, l’Académie des dames, L’Éducation de Laure et Thérèse philosophe.

Son projet littéraire, c’est donc en plein milieu du récit d’une orgie que Sade choisit de l’exposer : dans ce domaine comme dans d’autres, il nous demande de juger sur pièces. Nous lisons un « livre obscène », le genre est assumé, mais comme le vit de Claude qui est à la fois un vit de carme, c’est-à-dire un gros vit (ne disait-on pas “bander comme un carme?) et un miracle de la nature puisqu’il a trois couilles, l’Histoire de Juliette est un livre obscène, mais aussi un roman unique, le premier qui donne « l’idée d’un livre immoral », le seul à conserver et à faire figurer dans notre bibliothèque, après en avoir écarté « ces misérables petites brochures, faites dans des cafés ou dans des bordels, et qui prouvent à la fois deux vides dans leurs mesquins auteurs, celui de l’esprit et celui de l’estomac ».

Retenons que Sade n’écrit ni au café, ni au bordel, ni dans aucun lieu de grivoiserie commune et obligatoire, il n’imite pas et ne donne aucun conseil de « postures » à quelque putain ou à quelque « miché » que ce soit, il invente, imagine et défie la concurrence de faire mieux en nous prenant, comme toujours, à témoin, nous les femmes qui n’allons ni au café, ni au bordel, comme chacun sait, mais pouvons tout de même apprécier la prévenance d’un conteur qui, pour que nous ne perdions pas de temps et le fil de son récit, précise dans une note au moment de la « visite » du couvent des Carmes par Clairwil et Juliette :

De manière que ces deux honnêtes créatures, sans compter la bouche qui ne produit pas une sensation assez marquée pour être comptée, avaient été foutues jusque-là, Clairwil cent quatre-vingt-cinq coups et Juliette cent quatre-vingt-douze ; cela tant en con qu’en cul. Nous avons cru devoir établir cette addition, pour en éviter la peine aux femmes, qui, sans cela, n’auraient pas manqué de s’interrompre ici pour le faire. Remerciez-nous donc, mesdames, et imitez nos héroïnes, c’est tout ce que nous vous demandons ; car votre instruction, vos sensations et votre bonheur, sont en vérité le seul but de nos fatigants travaux ; et si vous nous avez maudits dans Justine, nous espérons que vous nous bénirez dans Juliette. (Histoire de Juliette, Pléiade, t. III, 3e partie, p. 618.)

Ai-je besoin de préciser que ce mélange du haut et du bas, de philosophie, de pédagogie et de pornographie, de langue de bon ton et de « langue de l’art » ou, pour employer le vocabulaire non de Sade, mais de Casanova, de langue de bordel, est ce qui m’amuse le plus à la lecture de Sade et quand l’éditeur a la bonne idée de mettre les notes de Sade non en fin de chapitre, mais en bas de page pour qu’elles soient lues au moment prévu par l’Amphitryon qui régale, mon bonheur est complet. Non, pas complet, y manque ce qui m’a amené à écrire Le Rire de Sade, la nécessité éprouvée dès mon premier fou-rire de dénoncer toutes les misères faites au romancier le plus courageux et le plus gai de notre Panthéon littéraire. Dois-je dire que ce premier fou-rire, je l’ai eu en lisant une note de Juliette : « Sorte d’omelette que l’on mange au sucre », la recette des crêpes au milieu d’une scène d’orgie.

Si Mirabeau a pu être considéré par Ortega y Gasset comme le modèle même de l’homme politique parce qu’il menait une vie, disait-il, « toute exécutive », Sade, au contraire, mène une vie toute « imaginative » dont le verbe « exécuter » est exclu, vocabulaire d’exempt de police qu’il demande à sa femme de ne jamais utiliser dans leur correspondance si elle veut lui être agréable.

Une « mystification mordante » voilà comment Sade qualifie son oeuvre, n’ayons pas peur de rire avec lui nous sommes dans l’univers du conte et pouvons sans grand risque pour quiconque jouer à nous faire peur. Sur le plan littéraire, je ne connais que Flaubert pour reconnaître Sade comme un maître, et pour dire, mais au 19e, on ne pouvait dire cela qu’à ses amis les plus proches, que c’est en lisant Justine et Juliette qu’il avait acquis son sens du grotesque :

Cet « affreux livre, cet abominable ouvrage », etc., a été le plus grand élément de grotesque dans ma vie. « J’ai maintes fois cuydé en crever de rire ! ». Goethe disait à propos de la Révolution de 1830 : « Encore une noix que la Providence m’envoie à casser ». Victor Hugo a écrit : « Que les cieux étoilés ne brillaient que pour lui. Moi, je pense parfois, que l’existence de ce pauvre vieux a été uniquement faite pour me divertir… ». (« Lettre de Flaubert à Jules Duplan », 20 octobre 1857, Paris, Gallimard, Pléiade, Correspondance, t. 2, p. 771.).

Au 20e siècle, personne ne semble avoir entendu ni le rire de Sade, ni le rire de Flaubert lisant Sade. Peut-être est-il temps de lire l’oeuvre, toute l’oeuvre en tendant l’oreille pour le percevoir à nouveau.

Texte © Marie-Paule Farina – Illustrations © DR
Pour lire le making-of de l’auteure concernant son autre essai sur Sade, c’est ici.
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