Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte, mais d’en éliminer les traces. (Freud)
LAZAR (L’Éditeur singulier, 2016) est un roman politique. Le point de départ du livre, c’était le Rapport Goldstone. L’écriture du roman débute en 2009 et s’achève en 2015. Le texte est dense, un uppercut de 142 pages en cut-up, entrecoupées de respirations visuelles : il était d’une telle densité qu’il fallait y introduire une respiration. Au bout de 5 ans, j’avais le texte, mais pas la respiration. Et là, tout à coup, on m’offre une bible, dans laquelle un artiste contemporain avait collé des photos, c’était vraiment intéressant, visuellement. Arriver à croiser transcendance et culture contemporaine. La couverture en noir et blanc présente un plan serré, un document, la cage thoracique d’un homme écartelé entre deux laborantins. Le lecteur s’y enfonce progressivement comme dans l’épaisseur de l’Histoire.
Le choix de la couverture du livre est importante. Un projet, un premier livre (d’une série) doit avoir une identité. Ce qui est drôle, c’est qu’il y a toujours cette histoire de clé, mais quand l’histoire sortira, ce sera tellement évident. Dès les premières pages, le lecteur cherche d’emblée à situer les faits, à en comprendre la valeur, le sens : Que saviez-vous de lui ? Savoir débusquer… Mais sur quelle(s) réalité(s) se raccrocher, quand aucun lieu n’est (réellement) désigné ? L’HÔTEL CENTRAL, l’HÔPITAL, l’USINE, le MUSEUM, la VILLE, l’UNIVERSITÉ, le CUBE, etc. Pas vraiment de chronologie non plus… À l’exception d’un ARBEIT MACHT FREI et d’un numéro. Et les récits personnels, intimes ou contre récits dérobés dont il faut retrouver la GENÈSE, suivre les enchaînements rétrospectifs jusqu’aux soubresauts violents les plus contemporains. LAZAR traite de ce qui fait déchoir l’Homme, de la fragmentation de la Mémoire, de la tentation d’avaler l’Autre et de la dissolution du Savoir. Sciemment, l’accent est mis sur des détails insignifiants tout en taisant des thèses que le lecteur s’attendrait à lire et qu’il trouvera ailleurs, dans le corpus des sources. C’est là que les bruits sont revenus. Comme si chacun se rappelait qu’il fallait revenir parce qu’un autre l’avait précédé.
LAZAR, LEWIS, ELIEZER et GRUNER, BETTY, TURKOV se retrouvent et se (re)mettent en marche comme les membres réveillés d’une cellule clandestine, certains pour accomplir une mission, d’autres, surveillés, inquiétés, trahis dans un climat de faction, de service, d’organisation secrète, de sphère d’influence ou dont il faudrait taire les dernières expressions. Les taupes infiltrées traquent la mémoire « n », cette mémoire inconnue, politique, enfouie, qui pèse tant sur nos vies. Les identités et les genres se brouillent, s’in-définissent dans l’usage de l’Allégorie, de la Mystique, de la Cabale, du Jeu de mots, dans l’anarchie des Sons et des Couleurs évoquant, tout à la fois, Gershom Scholem, Charles Mopsik, Schönberg et Kandinsky ou Peter Milton Walsh et Jonas Mekas.
Le retour vers un art total. J’écoute, de la musique classique à l’électronique la plus radicale. Or, il y a là un travail sur les scansions, qui produit une forme singulière, quelque chose. Le texte devait s’appeler Midrash… D’ailleurs quand on lit un midrash, ces allégories autour du texte biblique, il n’y a plus vraiment de chronologie. La question religieuse, la lecture de ces textes est stimulante. Poétiquement, en terme de richesse, les jeux de langage y sont inouïs. Le texte, les mots, la scansion : une phrase peut nous… Tout est là ! Comment faire pour ne pas produire seulement un texte de plus parmi d’autres ? Les affiches de films contiennent toutes des mots comme Incroyable, Bouleversant… Cela n’a plus aucun sens. Comment rendre la puissance du mot Bouleversant quand le mot est vidé de son sens ? J’ai mis plein d’ingrédients dans le roman par ma rencontre avec d’autres personnalités : des artistes, en galère, toute sorte de gens avec des questionnements qui ne sont pas identiques aux miens. Comment créer des passerelles ? Si on ne crée pas les passerelles entre les êtres, on ne peut plus parler. Comment créer du non mépris à partir d’un langage commun ?
LAZAR contient une clé que je refuse à donner d’emblée. C’est difficile… D’ailleurs, c’est l’objet du deuxième tome. Il y a une clé que je ne peux pas donner maintenant. Mon idée était de savoir comment faire pour entrer dans la tête de quelqu’un qui porte un secret. Quelque chose à la jonction de l’universel et du politique, au sens de façonner l’Histoire. Les sources à la fin du volume donnent le canevas du roman. On peut ainsi te recréer tout le parcours. Si chacun se donnait la peine de lire au moins dix des livres proposés dans mes sources, ça changerait déjà la manière dont on s’autoriserait ou non à parler de ces questions-là. Déjà dans Zimmer (Allia, 2010). Je veux juste que, quand quelqu’un exprime quelque chose, il soit en capacité d’asseoir son discours. Il y a une page du livre dans laquelle TURKOV se trouve dans la disposition d’esprit de celui qui disposant d’éléments sensibles dans une affaire qui ne le concernerait qu’indirectement mais, au plus nucléaire de son être, serait convaincu de ne rien pouvoir en faire qui déboucherait sur autre chose qu’une instrumentalisation toxique et en même temps serait mû par une impossibilité d’en conserver la teneur par devers-lui.
Le dernier homme se défend. LAZAR traite de l’ultra violence du monde et de sa beauté, de l’art d’écrire, de la précision du mot et du souci des formes. LAZAR est une histoire hallucinée, sous influence, de combat, qui se dissout lentement dans le corps du lecteur. Encore une fois, la question du sionisme est intéressante. J’avais passé un été à Jérusalem à discuter avec les journalistes de l’équivalent de l’AFP espagnol. Ils ont une trentaine d’années, ils sont tous résolument anti sionistes. On leur pose des questions pour essayer de discuter, d’approfondir. Mais, qu’est-ce que c’est le sionisme pour toi ? Dis-moi ! Explique-moi ! Discutons-en ! À l’époque j’avais le projet de faire un livre d’entretiens avec Dieudonné, Houria Bouteldja, etc., d’aller les voir et de les laisser parler pour ensuite, simplement, retranscrire leur parole. En termes de violence perçue physiquement, je m’étais également mis en tête d’aller demander à quelques manifestants de m’expliquer la raison de leur colère et de leur présence aux manifs anti israéliennes de l’été 2014 à Paris. Qu’un mec me dise qu’il est anti sioniste ou anti arabe ou pro, ça ne me gène pas. Mais entendons-nous quand même sur ce dont on parle ? Qu’est-ce qui l’amène à dire ça ? Les sources ! Aujourd’hui, comment fait-on pour trouver les sources ? Savoir qui dit quoi ? Quand tu as un million d’accès à tout. Un mec qui lirait ne ce serait-ce que dix livres référencés dans mes sources, aurait déjà fait un travail considérable ! Comment mettre au jour des notions sur lesquelles nous pouvons nous entendre ?
Le roman questionne notre rapport à la vérité, à la loi du texte, à la vie politique, cherche à rétablir les passerelles. La question de la forme m’intéresse énormément. Si on ne peut pas faire plus de 100 pages, si ton texte ne justifie pas 800 pages, travaille 10 ans pour que les 100 pages soient exemplaires. Mais ne fais pas 800 pages où 480 ne servent à rien ! In fine, j’aurai peut-être moi-même écrit 700 pages sous la forme de plusieurs tomes, mais qui sont à chaque fois différents. Les mômes de 18 ou 19 ans, comment fait-on pour les accrocher ? Je lis tous les textes dont on parle dans les médias. Mais qu’est-ce qu’il y là dedans ? Des belles phrases, un musée du santons ! Mais qui disent quoi sur quoi ? Qui disent quoi sur le monde dans lequel nous vivons ? Comment arrive-t-on encore aujourd’hui à publier des trucs aussi déconnectés des enjeux technologiques, éthiques, politiques ? Dans mon roman, ce n’est pas juste pour le gimmick qu’il y a des extraits de textes sur les questions de physique quantique. C’est parce que, de nos jours, si on veut arriver à comprendre les enjeux du monde contemporain – même si on ne peux pas décrypter un bouquin de physique quantique – ça fait bien partie du background de quelqu’un qui estime pouvoir dire : Au regard de tout ce que j’ai lu… On ne peut pas ouvrir sa gueule si on n’écoute pas de musique, si on ne voit pas de films. Ce n’est pas anodin ce rapport au savoir. Un truc propre à ce qu’on vit aujourd’hui, ce truc exponentiel sur le nombre de disques, films, livres, qui sortent. Comment intégrer ce truc exponentiel ?
Je suis fasciné par des hommes comme Leo Strauss ou Erwin Panofsky qui lisaient 8 langues mortes ! Comment fait-on aujourd’hui pour être Leo Strauss ? Une des sources principales du texte est La Persécution et l’art d’écrire (1952, trad. française 1989). Plus personne aujourd’hui ne peut avoir cette puissance d’analyse là ! Qui va encore consacrer 20 ans à lire Maïmonide ? Alors, on dit qu’on laisse tomber tout ce qui est de l’ordre du savoir et on fait du Cirque ? Tous ? Quand on est bombardé 24/24 par des millions d’infos sur le mode spectaculaire ? Quand on est nourri aux cut-up de textes et d’images ? Sans oublier une autre dimension : celle des drogues et de leur puissance, de leur violence ! Ça change ton rapport aux choses. Nous vivons une période dingue, passionnante, délirante… Sans compter qu’une moitié du globe est retournée au Moyen-Âge… Mon travail, c’est justement d’essayer – en 7 ou 8 ans – avec la somme que j’espère réunir, d’effectuer un boulot sérieux. La phrase la plus importante pour moi est : celui ou celle qui aura fait de son plein gré la lie à la violence du langage désarmé, cet homme ou cette femme est à mes yeux un assassin. Les hommes politiques portent une responsabilité monstrueuse dans la manière dont la situation évolue aujourd’hui, ne serait-ce que par leur traitement de la langue. La langue du rien ! Le lecteur trouvera d‘ailleurs dans les sources de mon livre, des textes extrêmement puissants sur ces questions, notamment le livre de Jean-Claude Milner : Les Penchants criminels de l’Europe démocratique.
Texte © Olivier Benyahya – Illustrations © DR
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