Une femme d’un autre Genre : Monique Wittig

Il était une fois où, au-delà du féminisme et en deçà de la féminilité, là d’où parle l’homme, non, je veux dire la femme, non, je voulais dire l’être, enfin Virgile, non, disons l’innommée qu’est cette voix venue du no-woman’s land – depuis ce Brouillon d’un dictionnaire et ce Chantier littéraire en devenir – Monique survint par le wit, le spirit et le mind, et s’imposa witting, mais toujours avec witterung et witty, malgré les désillusions, pour se présenter à la Lettre près sous le nom en six lettres de « Wittig », comme un de ces « fabricateurs de chevaux de Troie », c’est-à-dire comme un « écrivain ». Sur la question de ce qui est vain, il y aurait par ailleurs bien des choses à dire. En cet espace-temps de notre existence où les romans de Monique Wittig nous fournissent la possibilité d’une liberté retrouvée qui supplée au temps perdu, à marcher dans ses pas, où l’écriture est ce qui lui « importe le plus » arguant que « beaucoup d’écrivains l’ont dit et répété, beaucoup le disent en ce moment même, et je le dis aussi : les mots sont tout dans l’écriture ». De fait, je la vois aux prises avec les phrases, les Parques, ces moires avec lesquelles d’un seul mot – lui aussi de six lettres – elle est parvenue à esquisser une nouvelle pensée de l’être, une nouvelle approche du sujet, c’est-à-dire un nouveau corps. À travers cette machine littéraire, ce cheval de papier qui, résultant du bois et de la poussière, est cet antique cheval de Troie et de combat contre la norme, elle a su pourfendre le « cela va de soi » de toutes les narrations conditionnantes à l’assujettissement féminin et masculin, afin de saisir cette dimension de la « Lettre » et de l’être qui s’en réclame, comme de cet esprit qu’elle incarne, à savoir ce « L » d’un corps si souvent damné, interdit, maudit, refoulé, le « L » symbolique d’un mot alors intolérable et presque – aujourd’hui encore pour beaucoup dans la société – imprononçable, qu’il nous apparaît un terme d’initié autant qu’un secret de polichinelle, puisque cette chose même que représentent – par exemple en art – L’Origine du monde ou le Portrait de Mona Lisa, nous révèle l’origine d’un tel corps, d’un tel désir, d’une telle pensée, à savoir ceux de la Littérature même. Parce qu’écrire de la littérature, c’est d’abord devenir voyant, et savoir lire les œuvres qui la constituent pour en extraire la substantifique moelle à partir de laquelle il est alors possible d’hybrider et de subvertir le langage en vue d’opérer sur lui une « réduction qui le ramène « au degré zéro », qui le dépouille de son sens conventionnel afin de le transformer en un matériau neutre, brut » du fait que « le langage est bien tel que la lettre volée dans le conte de Poe, il a beau être en évidence, on ne le voit pas ». Pour le dire autrement, parce que j’aime bien dire les choses autrement même si c’est toujours Wittig qui le dit, « le vocabulaire est pris dans la glu du sens », et Roland Barthes également, qu’elle cite d’ailleurs aussi elle-même entre parenthèses : « (de ce que Barthes a appelé « la cuisine du sens ») ». Il se vendait ainsi déjà à l’époque, au kilomètre, au mile et même par correspondance, des romances, toutes sortes de petites histoires des familles pour les familles, pleines de pleurnicheries et de chougnements, et tout le monde souriait toujours sur la photo, notamment les mères, quand bien même ça faisait mal. Tupperware développait la « démonstration-vente à domicile » surtout pour les mères, mais on avait beau passer en revue la qualité des plastiques, des couleurs et de l’herméticité, le mystère des choses restait entier, pour ainsi dire her-mé-ti-que, notamment pour les mères. Les candides avaient quand même l’espoir d’un monde meilleur malgré la haine perpétuelle qu’ils nourrissaient à l’égard de cette moitié de l’humanité qu’ils dominaient. Quant aux cyniques, ils les dominaient tous en tirant avantages, sans avoir à se préoccuper de ce que les lendemains chantent ou pleurent pour no one ni body. Les innommables, eux, ces transfuges à leur classe, ces impensables de nom et de corps, n’avaient qu’à encaisser, mais surtout continuer à se taire : les Guérillères, la Grande Griotte, l’Opoponax, Sappho, Quichotte au triste sort, les âmes des limbes dantesques, « O », Elles, On, Nous… bref, quiconque en dehors de la reproduction sociale et de la reproductibilité éditoriale qui voulait échapper à ce sexage systémique du langage dans lequel il était sempiternellement ramené à cette sorte d’Odradrek kafkaïen, d’Ubik dickien, de machin humain essentialisé comme masculin ou féminin, et enrôlé dans une existence qui n’avait ni sens ni but autre que d’endosser une auto-réification psychopathologique de sa fonction sociale. Mais, c’est alors que l’Opoponax, un super héros néo-logique d’une super héroïne quelque peu post-romantique – mais je n’en dirai rien pour ne pas spoiler qu’il s’agit d’une petite fille qui s’appelle Catherine Legrand qui n’est pas seulement qu’une petite fille qui s’appelle Catherine Legrand – va permettre au récit un renversement quasi épistémologique bien que complètement fictionnel et romanesquement novateur par lequel « On » va enfin en finir avec l’hystérique féminisation du lexique et la revendication petite-bourgeoise d’une écriture prétendument « féminine ». Cela est signifiant encore de nos jours, mais je n’ajouterai rien de ce qui arrive de nos jours, car « On » est toujours en 1964. La France chante Zorro est arrivé de Henri Salvador – numéro un des ventes de 45 tours – et s’esclaffe devant Le Gendarme de Saint-Tropez, tandis que les jeunes filles ont le choix de lire le mensuel Mademoiselle Âge tendre ou bien L’Opoponax qui est le meilleur moyen pour elles d’avoir enfin une révélation dans leur vie de future femme – puisqu’il faut le répéter « on ne naît pas femme » – comme l’a déclaré The Queen Simone qui en connaissait un rayon – pas plus qu’on ne naît homme d’ailleurs, à moins de faire « encore un effort » comme dirait l’autre, mais c’était un sadique, alors on oublie. Reprenons donc, car j’aime bien reprendre, ce qui n’a rien à voir avec répéter, même si je vais un peu me répéter quand même : L’Opoponax est le meilleur moyen pour les jeunes filles encore rangées de l’époque de connaître quelque chose de « L », avant qu’elles aient à répondre à l’injonction de l’ordre symbolique artificiel, fabriqué, fake et pas très news, même si déjà spectaculairement abject sous ses airs compatissants et pseudo démocratiques, non, je veux dire obséquieux et absolument hypocrites, quoi que non, non, Virgile, non, je veux plutôt dire dominateurs et discriminants. Je n’ajouterai rien à ce propos sinon ce que Wittig dit de la manière dont précisément cet ordre symbolique, « hélas pour nous, […] participe de la même réalité que l’ordre économique et politique. Il y a un continuum dans leur réalité, un continuum dans lequel l’abstraction agit sur le matériel et forme le corps comme l’esprit de ceux qu’elle opprime ». D’ailleurs, même The King Jean-Paul est bluffé et s’incline – et pas que devant The Queen Simone – puisqu’il refuse derechef le prix Nobel du fait que – et c’est lui qui le dit – « l’écrivain doit refuser de se laisser transformer en institution, même si cela a lieu sous les formes les plus honorables […] ». Mais Wittig fait mieux, car si de son côté elle accepte le Prix Médicis, elle parvient, du haut de ses 29 ans, à renverser à elle seule cet ordre symbolique en dépassant l’inscription même de la différence des sexes dans la langue par le seul genre grammatical, théorisant quelques années plus tard que « sous la dénomination de genre, la catégorie de sexe imprègne tout le corps du langage et force chaque locuteur s’il en est une, à proclamer son sexe physique (sociologique), c’est-à-dire à apparaître dans le langage représenté sous une forme concrète et non pas sous la forme abstraite que la généralisation nécessite ». Si avec ce premier roman, Wittig fait donc la prouesse de désubjectiver l’énonciation du sujet à travers un pronom indéfini qui lui permet à la fois de relater le point de vue de Catherine Legrand comme celui des autres, et de faire de cette autobiographie d’elle-même, celle de tout le monde, tout comme de ce roman, celui d’un nouveau genre à la croisée de tous les genres littéraires, c’est avec son deuxième roman, Les Guérillères, qu’elle opère un véritable tour de force en investissant, cette fois, le pronom « Elles » d’une valeur universalisante, entendant lui rendre son usage et sa légitimité, contre l’universalisation du masculin. Le roman décrit ainsi la vie, les rites et les légendes d’une communauté composée exclusivement d’amazones qui rejettent les images de « la-femme » afin de sortir de l’aliénation. Après le Neutre barthésien, ce coup de massue de la « femme, non », m’a tué, enfin non, je veux dire oui, évidemment, ça m’a tué, mais en même temps – car tout se passe toujours en même temps dans ce pays – j’ai pris conscience que pour écrire, vraiment écrire, il ne suffisait pas d’écrire justement, mais bien d’écrire autrement. Et rien que d’y penser, j’étais au bord du précipice. Plus possible de tracer une lettre, un mot, une phrase, plus possible d’exprimer quoi que ce soit, ne serait-ce même que d’implorer Saint-Genet, ayez pitié de nous, vous Comédien et Martyr, moi pauvre logorrhée d’une passion simple, ce Verbe à la française, qui déverse sa soumission satisfaite de « la-femme » sous forme de petits romans bien calibrés, Regarde les lumières mon amour, je te le dis, c’est le coït assuré : partout des gondoles, tu deviens une idole de supermarché, ton existence est une farandole. Et vive le Nobel ! Le français parle aux Françaises, Last Exit to Novel Land, zombification express, Cthulhu à tous les étages, angoisse de la mort qui tue. Réveil nauséeux. La solution de retour à l’écriture était donc évidente pour moi : une pilule Blue-Barthes le matin et une Red-Wittig le soir avant de dormir. Pendant 7 ans au moins, non 13 parce que d’après Virgile, oui, d’après lui car je ne sortais plus sans lui dorénavant, ça me porterait chance. En plus, au bout de ces treize années, j’aurai alors 33 ans, le meilleur âge de la vie pour ressusciter une fois pour toutes d’entre les morts, paraît-il, et sortir enfin de cette construction infernale de la Réalité. Au nom du Texte, du Neutre et de la Sainte-Lettre. Amen. Sinon, je n’aurais qu’à retourner à mes pénates parce que Virgile ne me trimbalerait pas comme ça indéfiniment. Mais comment relever un tel défi ? À coup de Wittig aux fesses, et fissa, fût-il nécessaire pour moi de suivre la Quichotte dans Un voyage sans fin qui ne présagerait en rien qu’il me fasse arriver quelque part, mais qui vaudrait néanmoins le détour du fait que, tel que l’exprimait Wittig à la fin de son work in progress, « le détour est le travail lui-même […]. Nier le détour c’est nier l’individu, c’est nier son travail. [Or] on ne peut pas se passer de ce détour car c’est dans ce détour que tient toute la littérature ».

Texte © Sylvia Fast – Illustration © DR
Une femme d’un autre genre est un workshop d’hommages transtextuels in progress de Sylvia Fast & Deborah Stone.
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