L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie. (Sartre)
VIVRE – « Par un acte originel de séparation, la substance vivante s’est dégagée de l’intégration universelle des choses dans le tout de la nature pour se poser face au monde, introduisant ainsi, dans l’indifférente sécurité de la possession de l’existence, la tension entre être et non-être » [1].
JUSQU’AU – « Un sujet est une relation indirecte et créatrice entre un événement et un monde » [2].
FUTUR – « L’art futur produit une œuvre qui n’aura pas eu lieu en vue de transformer une œuvre qui pourrait être produite même dans l’avenir » [3].
La vie est art
Ce quatrième roman Vivre jusqu’au futur (Douro, 2024) germe en 2013. Il succède au « Manifeste d’Art Existentiel » exposé la même année à Combats des idées. Le postulat Fluxus, L’art c’est la vie devient La vie c’est l’art et gomme la scène Performance en un agir immersif de l’intime social avec « Œuvre Art Portable » (OAP) et écrit : « Si l’art était une machine, ce serait une sorte de générateur eidétique : les attitudes, les gestes, les scénarios, les discussions, les relations humaines, les éléments les plus vagues y sont susceptibles de devenir forme tel est le plus commun dénominateur de l’ensemble des activités prises en compte par le champ artistique : formaliser, c’est-à-dire traduire une idée, une sensation en une présentation organisée qui lui confère un sens nouveau. […] L’art contemporain postule la multiplicité des temporalités – une représentation du temps qui évoque la constellation » [4]. Art mémoire, art pensée en rhizome : « L’art n’est-il condamné à n’avoir de matériau que perceptuel, visuel, sonore, spatial ? Pourquoi pas un matériau dit abstrait, un art agençant de la pensée et la transformant par là même ? » [5]. Après l’Art conceptuel, l’art-pour-l’art ?
Bien le temps de…
Comme dans La Recherche, la clef littéraire artistique est le temps, la mémoire. Prémices amusantes : 2 minutes 33 de création Ben (48.11-51.51) 1981. Dans mon premier roman, Ne jamais en finir (Sans Escale 2020), le présent ricoche sur un passé fictif ancestral. La genèse de Vivre jusqu’au futur envisage une narration à sept décennies (1985-2055), soit la vie d’une humaine adulte. Mon deuxième roman, Bien le temps d’être libre (La P’tite Hélène 2022), inaugure l’histoire sur une semaine de 1985 s’inspirant de la distorsion temporelle d’Ulysse de Joyce. Des personnages anonymes y travaillent dans leur décor avec l’héroïne : « Être se réduit à faire… » [6]. « L’être-au-monde du Dasein, et sa facticité avec lui, s’est chaque fois déjà dispersé et éparpillé en des variétés déterminées de l’être-au […] Ces variétés de l’être-au ont le genre d’être de la préoccupation » [7]. En 2013, les jobs s’enchaînent loin des sphères créatives intellectuelles : écrire pour tenir ? « La nécessité est toujours rétroactive » [8]. Contre l’aliénation, avec la contrainte, la liberté mentale crée sa poésie de survie. Dans Vivre jusqu’au futur, le quotidien, l’art, le sexe, l’amour, inscrivent leur épiphanie en un au-delà de la disparition : 2105.
Surréel
Le surréalisme avec Nadja oriente l’adolescence vers l’art. Donner rendez-vous au hasard, aller à la rencontre du présent, de l’autre, choisir la Performance implique une autonomie transdisciplinaire sans Histoire de l’art masculine ni maîtrise ni institution ni programmation. Cela danse, chante, dessine, installe, filme, photographie, écrit, expérimente le monde sans atelier au goût du jeu : « Puisque chaque sentiment particulier n’est que la vie partielle, et non la vie toute entière, la vie brûle de se répandre à travers la diversité des sentiments […] Elle participe d’abord, en tant qu’aventure, de l’ensemble des légendes transmises, par le cinéma ou autrement ; de toute la pacotille spectaculaire de l’histoire » [9]. Loin du show, produit culturel d’artistes poètes martelant leur signe, slogan, signature à vendre. S’égarer ? : « Ce qui s’appelle le temps perdu rencontre la sphère de la découverte, de l’exploration d’un terrain inconnu ; toutes les formes de la recherche, de l’aventure, de l’avant-garde » [10].
Communiquant
L’échange la traversée – « La vie est un voyage – dans l’hiver, dans la nuit – nous cherchons un passage » [11] – vers la connaissance, hors genre, séparation, définition, lieu dédié, prison individuelle confortant un destin enrôlé sacrificiel : « Vous êtes libre, choisissez, c’est-à-dire inventez. Aucune morale générale ne peut vous indiquer ce qu’il y a à faire ; il n’y a pas de signe dans le monde » [12]. Pas de signes ? Des messages à extraire du flot réel-virtuel, apport du savoir, données numériques recomposées, peinture de chair, tableau sculpté, mots du film saisis au cœur du laboratoire vital. S’ouvrir au bonheur, à la chance, à l’incertain immense, à l’inconnu, au lecteur de tout milieux : « Aussi longtemps que nous ne pourrons faire nous-mêmes notre histoire, créer librement des situations, l’effort vers l’unité crée d’autres ruptures… » [13].
Fictif, non fictif, autofictif
Quatrième roman d’autofiction jouant du journal rétrospectif entre bribes poétiques, apostrophes, chants, mails, SMS, dialogues, et documents scientifiques. Les voix fusionnent : polyphonie d’un moi actuel à l’égo trip, réseau héroïne du je-elle-tu-il-nous-on. Tous figurants, modèles, artistes… déclinant les avatars possibles du genre : femme d’action ? Porosité des classes, des âges, des époques dialoguant avec les courants littéraires jusqu’à l’anticipation et ses perspectives planétaires. Le dilemme politico écologique ne colle pas au scénario chrono planifié qui dérape du copié-collé « SF » avec cibles et recettes. Écrire engage-t-il une prise de parole ou l’inconscience d’un état second entre folie et voyance avec, pour compagnons, les écrivains et livres aimés [14] ?
Corps & forme
« Il y a une archi-présence du corps à lui-même, présence originelle par l’effet de laquelle mon corps est toujours déjà là comme ce avec quoi je coïncide et que je peux pour cette raison mettre en œuvre à tout instant » [15]. Tout part du corps : identité sociale, métamorphose, fonction, parure, désir ainsi que mort individuelle, collective. Loi de la nature ? Mettre un terme ? Remettre en forme ? S’agit-il d’espionner, témoigner du monde ? Crier à plus de dix mots, la phrase normée ? Jouer de la musique, langue pendue contre l’extinction ? Jouir d’amour ? Coucher sur le papier un souvenir unique, érotique pathétique comique : ambre d’une sensation vive avant la cendre ? Puisque ça découpe, monte, organise, dessine le vide, rythme, contraste, compte le signe (1250 page) et avec Raymond Roussel attaque par le sujet finit par le lieu, flirte avec l’angoisse, le chaos, aligne césure sans censure, gauche-droite-centre sur la surface de la page, image : belle à regarder ?
Vie, œuvre, archives
Ma vie mon œuvre, page obsolète de mon site d’artiste figé en 2009 fait état d’agendas quotidiens dès 1978. Prêts pour l’archive ! Vivre jusqu’au futur précise en notes de fin l’aspect documentaire citant artiste, auteur, éditeur, ami, amant ayant existé, manifeste à la vie à la mort d’un épitaphe du romanesque, filant ses données programmées à l’inhumanité future ? Tel est le tour de la real life en Performance, œuvre éphémère prenant figure d’étude, exposant époque, lieu, histoire après-coup : À la vie délibérée, à Nice et en voix.
Future histoire
Tant que la sensation-émotion-imagination-mémoire tiendra au corps, la littérature-la pensée survivra à la technologie : « Ainsi l’être lui-même, au lieu d’un état donné, est devenu une possibilité constamment à réaliser, sans cesse à regagner sur son contraire sans cesse présent, le non-être, qui finira inévitablement par l’engloutir » [16].
Texte © Élisabeth Morcellet – Illustrations © DR.
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[1] Hans Jonas, Évolution et Liberté (2005).
[2] Alain Badiou in Le Présent de l’art : l’hypothèse fictionnaliste. Une philosophie du mensonge sous les catégories esthétique, éthique et politique, sous la direction de Ciro Giordano Bruni (2013).
[3] François Laruelle in Le Présent de l’art, Ibidem.
[4] Nicolas Bourriaud, L’Exforme: Art, idéologie et rejet (2017).
[5] François Laruelle in Utopia 3 : La question de l’art au 3eme millénaire, sous la direction de Ciro Giordano Bruni (2002).
[6] Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant (1943).
[7] Martin Heidegger, Être et Temps (1927, trad. 1990).
[8] Slavoj Žižek, À travers le réel : Entretiens avec Fabien Tarby (2010).
[9] Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes (1978).
[10] Idem.
[11] Idem.
[12] Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, op. cit.
[13] Guy Debord, Œuvres cinématographiques complètes, op. cit.
[14] Victor Hugo La Légende des Siècles (1859) ; Aldous Huxley, Le Meilleur des Mondes (1932) ; Stendhal, De l’amour (1822) ; Georges Bataille, L’Érotisme (1957) ; Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux (1977) ; Raymond Roussel, Locus Solus (1914) ; Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes (1951) ; James Joyce, Finnegans Wake (1939) ; Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1759, trad. 1776) ; Georges Perec, La Vie mode d’emploi (1978) ; John Dos Passos, USA (1930-1936) ; Philip K. Dick, Ubik (1969, trad. 1970) ; Haruki Murakami, 1Q84 (2009-2010, trad. 2011-2012).
[15] Michel Henry, Phénoménologie de la vie (2003-2015).
[16] Hans Jonas, Évolution et Liberté, op. cit.