Le roman retrouvé : une fiction ésothéorisque

Il existe un livre dont l’écriture exige d’être poursuivie. Tous les textes qui participent de son écriture s’inscrivent dans un projet qui les dépasse, quels que soient l’époque et l’endroit où ils naissent. Certains de ces textes sont entièrement aboutis, d’autres présentent des lacunes. Les positions qu’ils défendent peuvent être inconciliables, voire antithétiques. De même, leurs partis pris stylistiques respectifs.

Ce préambule n’appartient ni à l’auteur ni à son texte ; il exprime cependant, à mon sens, le genre de convictions et de soubassements avec lesquels il faut se sentir en adéquation pour appréhender la lecture du livre d’Alain Santacreu, Le Roman retrouvé (Tinbad, 2024).

De quoi est-il question dans les 260 pages de cette fiction non linéaire ? Un personnage aux contours flous, Julius Wood, déambule dans la première partie du 20e siècle au gré des guerres, des révolutions, des continents. Wood fait la rencontre du narrateur dans un club gay, joue une partie d’échecs cosmique avec Marcel Duchamp, tente en vain de faire entendre à José Antonio Primo de Rivera le sens de ce qui se trame dans la révolte populaire espagnole de 1936. Révolte qui – c’est la thèse de la narration – aurait changé le cours de l’Histoire et matérialisé les desseins les plus spirituellement élevés si Communisme et Capitalisme ne s’étaient unis pour la détruire. Et pour faire entrer le monde dans l’ère du simulacre.

Quid du narrateur, et qui faut-il entendre par sa voix ? Toujours est-il que le voici discutant théâtre et hérésie avec l’incarnation encore juvénile du futur Pape Jean-Paul II, tombant amoureux d’une femme aux apparitions aléatoires, ou évoquant le souvenir d’un kabaliste juif parisien marginal. Au son du Fun House des Stooges.

L’Histoire – notre Histoire – Alain Santacreu la situe bien plus haut que sa matérialisation dans les évènements qui la constituent. La transcendance est au coeur de ces pages, dont le vertigineux premier quart – et les derniers chapitres – font naître une frustration quant à ce que Opera Palas – titre original – aurait pu être (Mehdi Belhaj Kacem, dans sa préface à la nouvelle édition du livre, semble toutefois ne pas partager ces réserves).

Tel qu’il se donne à lire : un vrai roman largué, perdu pour son époque, parfois drôle, ivre de beauté et d’érudition, de vérité, un coq à l’âne auquel il arrive d’être visionnaire, hanté par un certain nombre de signifiants, écrit par quelqu’un qui ne soucie guère d’efficacité. Et que n’embarrasse pas la peur d’écrire des choses trop hermétiques ou éminemment contestables (comme beaucoup de ceux qui, pour le meilleur et le pire, courent après la Grande Vérité).

Tel qu’il est, donc : une oeuvre sans guère d’équivalent dans la littérature française actuelle. (Deux références récentes pourraient néanmoins être invoquées : Le Messie de François Meyronnis, et Mohammed Mbougar Sarr dont La Plus secrète mémoire des hommes serait, avec d’infinies réserves, une variation beaucoup plus romanesque, mainstream – et moins gratifiante car largement amputée du métaphysique, et donc du politique, qui font la raison d’être du Roman Retrouvé).

Il faut inviter les lectrices et les lecteurs exigeants à se procurer Le Roman retrouvé. Parce qu’à défaut de toujours emprunter les chemins qui serviraient plus adéquatement son texte, Alain Santacreu tente ce à quoi la majorité des « romanciers » de ce pays semble avoir renoncé (si tant est qu’elle y ait jamais songé) : articuler une autre langue. Aux confins de l’intime et du plus grand que l’humain. Et espérer, à travers cette langue, donner à lire la matrice non pas idéologique, non pas militantisée, mais travaillée, habitée, d’un temps dont l’advenue demeure en germe :

Il y a un dessin de Saul Steinberg qui représente un homme en train de s’effacer lui-même avec une gomme, c’est ainsi que j’ai écrit ce livre. Les mots remplissent le vide qu’ils produisent eux-mêmes en effaçant mon corps. L’espace vide de l’organe ainsi disparu devient une autre dimension du texte lu.

Texte © Olivier Benyahya – Illustrations © DR
Pour lire notre entretien avec Alain Santacreu, c’est ici.
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