On laissera de côté le fait que Heidegger, implicitement, regrette que les nazis ne se soient pas appuyés sur sa philosophie (qui seule était en mesure de penser « l’être de la technique »), pour se demander pourquoi le philosophe a pu passer pour un penseur critique de la technique dans certains cercles heideggeriens. Non sans préciser tout d’abord que Heidegger, lui, n’utilise jamais le terme « critique », qui appartient à une tradition philosophique, depuis Kant disons, dans laquelle il ne se reconnaît pas. On se souvient que dans la conférence de 1938 (publiée en 1950 sous le titre « L’époque des conceptions du monde ») Heidegger se livrait à des considérations sur la technique dont certaines, comme on l’a vu, avaient été ajoutée en 1950.
De là date la légende (reprise plus tard sous sa forme la plus développée par Silvio Vietta dans son livre Heidegger critique du national-socialisme et de la technique), selon laquelle le Maître aurait été, à la fin des années 30, non seulement critique envers les nazis, mais également à l’égard de la technique. Cette prétendue « résistance secrète » ayant été auparavant montée en épingle par un autre Vietta, Egon (le père de Silvio), un proche de Heidegger, qui dans un article de 1949 intitulé « L’ami de la sagesse » (sic), publié à l’occasion du soixantième anniversaire du Maître, informait les lecteurs du quotidien Die Welt que le prochain ouvrage de Heidegger contiendrait une conférence de 1938 où le philosophe « y récuse publiquement la vision du monde nationale-socialiste qui, en 1933, lui semblait encore comporter une possibilité historique ». Vietta se faisant, ici, le porte-parole de son mentor en affirmant que « la métaphysique sous la forme de la technique est en passe de dominer le globe ». Cette expression devenant par la suite l’un des invariants heideggeriens : Heidegger étant grand, entre autres raisons, pour sa critique d’une métaphysique culminant dans la critique.
Javier Rodríguez Hidalgo a consacré dans la troisième livraison de la revue L’Autre Côté un long article (« Seul un dieu peut-il encore nous sauver ? ») sur cette question. Il indique d’abord que l’Allemagne des années 20 a basculé – plus que les autres puissances – dans une économie dominée par l’industrie. En retour, les controverses sur la technique ont pris une large place dans l’espace public comme je l’ai mentionné au début de ce texte avec Spengler. Heidegger s’efforça d’adapter « à son style les préjugés propres aux milieux réactionnaires ». Cependant cela reste encore à l’arrière-plan dans la pensée du philosophe. Il faut attendre la fameuse conférence de 1938 pour voir Heidegger s’intéresser de plus près à la question de la technique.
Ici, Rodríguez Hidalgo rappelle que la philosophie de Heidegger, en la matière, n’ira pas chercher du côté de l’histoire, de celle des sciences et techniques, ou de l’économie, des arguments susceptibles d’étayer ses idées sur la technique. Bien au contraire, sa doctrine, celle d’une « haute méditation », ne s’embarrasse pas de décrire un quelconque processus historique. Le dédain de Heidegger « envers les phénomènes concrets tient à une logique implacable : les techniques font partie des « étants », c’est pourquoi toute tentative pour les envisager d’une manière « inessentielle » relève de la métaphysique ». Dans cette conférence de 1938, toujours, Heidegger se choisit un adversaire à sa taille : Descartes. Selon lui, le philosophe français est à l’origine de « la destruction de la métaphysique occidentale ». Son rationalisme se trouve stigmatisé comme « rationalisme de l’Ouest », donc français. Ce que Emmanuel Faye résume de la sorte :
… le moment cartésien de la métaphysique est présenté comme négatif et destructeur, cette « dégénérescence » devant laisser la place au véritable accomplissement de la métaphysique occidentale, qui ne peut être le fait que des Allemands.
De Heidegger en conséquence… N’allez pas lui demander de vous instruire sur les différents facteurs qui ont favorisé les technologies les plus désastreuses. Ne parlons même pas de capitalisme. Non, le Maître est bien au-dessus de ces billevesées ! Rodríguez Hidalgo, rapportant la manière dont certains élèves de notre philosophe se sont ensuite positionnés à l’égard d’Heidegger, après avoir évoqué les critiques adressées par Günther Anders à son ancien professeur, relève néanmoins que « l’un des défauts les plus visibles de L’Obsolescence de l’homme réside dans les longs exposés théoriques où l’élève essaie de prendre ses distances vis-à-vis du maître tout en utilisant son jargon ». Rodríguez Hidalgo prend pour exemple le chapitre sur « La honte prométhéenne » qui lui semble appartenir :
… à la même tentative d’extraire de grandes conclusions à partir d’un sentiment unique, comme le fait Heidegger dans Être et temps et dans les écrits immédiatement postérieurs sur l’angoisse, la peur de la mort ou l’ennui. […] Anders continue à subir l’influence de certaines idées héritées de Heidegger dont il n’a pas réussi à se défaire entièrement. L’une d’elles, la supposée pré-destination de « l’état technico-totalitaire », qui s’inscrit selon lui dans l’essence même de la machine, est présente dans une oeuvre des années 60.
Pourtant quand Rodríguez Hidalgo avance que Anders a pu faire sienne « l’affirmation provocatrice de Heidegger au sujet de l’agriculture » (« l’industrie alimentaire motorisée »), mise sur le même plan que la « fabrication des cadavres » et les « chambres à gaz » dans l’une des conférences de Brême, on ne sait pas bien en quoi elle serait pour lui « provocatrice » à lire ce qui suit. Dans la foulée, il contredit Anders par Anders se focalisant, dans L’Obsolescence de l’homme (et dans d’autres ouvrages), sur Auschwitz et la bombe atomique pour expliquer « les raisons de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Mais surtout, et là je me sépare de l’argumentation de Rodríguez Hidalgo, Auschwitz et Hiroshima sont pour lui « des cas beaucoup trop extrêmes pour servir de paradigme à la nouvelle ère industrielle inaugurée pendant l’entre deux guerres ». Cela n’est pas faux, mais prête à controverse quand il ajoute :
En revanche, sans atteindre les résultats spectaculaires d’Hiroshima […] ou des camps d’extermination […], le fonctionnement normal du capitalisme industriel produit une souffrance bien plus grande. [c’est moi qui souligne]
Rodríguez Hidalgo reprend, ici, le discours classique des théoriciens anti-industriels en l’assortissant ensuite de considérations désabusées sur un état du monde que l’on ne peut décidément pas changer en raison de l’inertie des populations et du consumérisme ambiant :
Aujourd’hui, il est peu probable qu’un acheteur de téléphone portable ou de chaussures Nike n’ait jamais entendu parler des coûts humains et écologiques liés à l’extraction du coltan ou à la production de sa marchandise préférée dans les pays pauvres.
Rodríguez Hidalgo ne semble pas réaliser qu’en se livrant ainsi à ce genre de surenchère sur le degré de souffrance (à l’instar des partisans des thèses anti-néocolonialistes qui opposent l’esclavage et la traite des Noirs à l’extermination des Juifs) il réduit la portée des critiques pertinentes adressées auparavant à Heidegger. Donc, « l’affirmation provocatrice » de Heidegger en 1949 était finalement une bonne provocation, du genre de celle « qui visent à faire penser » (comme dirait Jean-Claude Milner après avoir traité Bourdieu d’antisémite). Heidegger aurait, du moins à Brême, compris quelque chose de fondamental, sans avoir pourtant été suffisamment loin dans sa démonstration dans la mesure où l’agriculture industrielle serait pire que Auschwitz et Hiroshima. Ce qui est scandaleux, ici, c’est d’abord de procéder à ce genre de comparaison (même si l’autre surenchère, qui va de Dieudonné aux Indigènes de la République, se révèle davantage pernicieuse), mais plus encore de le faire depuis un texte de Heidegger, un philosophe compromis durant la période nazie qui tente en 1949 de banaliser ce qu’il y a plus ignoble dans le nazisme, en le mettant sur les même plan que les effets, certes délétères, de l’agriculture industrielle (ou de la partition de l’Allemagne). De se livrer à ce « négationnisme ontologique » évoqué plus haut.
La discussion reste possible au-delà du cas particulier de Heidegger. Mais Rodríguez Hidalgo, ceci posé, ne nous incite pas à la poursuivre pour ce qui concerne ce philosophe. Certes, les arguments avancés déjà en 1969 par Enzensberger (cités dans cet article) et d’autres sur le processus de banalisation « d’Auschwitz comme modèle » (ainsi que Hiroshima), tout comme le chantage moral qui peut, par ailleurs, résulter de cet « impératif », sont des arguments tout à fait recevables. Mais dans le cadre de cette analyse a priori critique sur Heidegger, ils s’apparentent pour le mieux à des pièces rapportées, et pour le pire à une forme insidieuse de révisionnisme.
Texte © Max Vincent – Illustrations © DR
L’Imposture Heidegger est un workshop d’analyse critique in progress de Max Vincent.
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