À la mémoire de mon senseï et ami Jean-Marie Vandergooten
– Easy, easy… me lança le chauffeur du bus où je m’étais assoupi, inquiété par mes gémissements ensommeillés. Nous étions loin au-delà de Harlem. J’avais manqué l’arrêt du Boulevard Malcom X, je me retrouvais au terminus de la ligne 4, dernier à bord. Je m’excusai maladroitement et descendis du bus dont l’oblongue carcasse bleue et blanche s’ébranla, puis repartit lentement, me laissant seul face à une haute muraille matelassée de vigne vierge, derrière laquelle une sorte de castel en briques brunes se dressait.
Je fus saisi par le boucan diabolique qui assaillait l’édifice. Celui-ci était planté au centre d’une boucle sur laquelle les voitures et les autobus tournoyaient sans fin, amalgamant leurs vacarmes au vrombissement d’invisibles travaux en cours et au beuglement de la route bordant l’Hudson en contrebas. Au cœur de cette conspiration de brouhahas assiégeant l’anachronie du lieu, je parvenais bien à discerner les pépiements désinvoltes des oiseaux dans les arbres, mais ils étaient eux-mêmes dénués de grâce, assaisonnant le tintamarre de quelques trilles aigus qui semblaient ricaner mécaniquement du silence enfui. D’indiscernables terrassiers manœuvraient quelque part une machine qui hurlait comme une tronçonneuse. D’où j’étais, au pied de l’enceinte, seul face à une immense digue de vigne vierge, je ne voyais rien. Je sentais dans mon dos les assauts rugissants du pandémonium, dont la pression m’écrasait comme si le bruit essayait de m’applatir contre la muraille verte. Je titubais sans savoir s’il s’agissait du contrecoup de mon rêve dans le bus – l’écho de la pérégrination vibratoire des masques Fang – ou si la muraille et le tumulte se renvoyaient ma silhouette hébétée en un colossal écrabouillement de sonorités grandiloquentes.
Les bus et les voitures parcouraient sans discontinuer la boucle autour du castel des Cloisters, se garant et démarrant par secousses brusques, alimentant le tintamarre de leurs brutalités explosives. Par quel moyen surmonter ce branle maléfique ? Il me fallait avoir recours à un souvenir de silence. Par association d’idées, l’aller-retour lancinant du bruit entre l’enceinte et la boucle fit naître en moi un souvenir salvateur, grâce auquel j’allais rétablir mon équilibre malmené par la fournaise affairée de Manhattan.
C’était dans un jardin public du 20e arrondissement. En son centre un espace avait été aménagé pour les joueurs de ping-pong. Y trônait une imposante table de pierre grise, inamovible, impartiale, intransigeante, comme taillée dans un monolithe millénaire. Son filet, en pierre aussi, formait un gracile rempart parfaitement perpendiculaire à la surface, indifférent à toute saute de vent, voire à toute tempête, tant la table paraissait avoir surgi verticalement de terre avec la paisible et solennelle massivité d’un dolmen.
Il n’y avait pas de vent ce jour-là, mais deux joueurs d’un excellent niveau, un jeune Noir et un vieil Asiatique, qui échangeaient des passes avec le plus impressionnant mutisme, comptant les points mentalement, si profondément concentrés qu’ils semblaient au diapason dans leur antagonisme même. Aucune précipitation, aucune excitation, mais la calme complicité de partenaires chorégraphiques dont les mouvements étaient induits l’un par l’autre. Cette façon de coulisser en chœur sur l’invisible glissière de leur compétition tacite, comme s’ils se passaient à tour de rôle la responsabilité de la qualité du match, était rendue plus impressionnante par le silence qui les enveloppait, surgi de la table, émané de ce bloc grisâtre à la sérénité imperturbable, au point d’absorber comme un buvard le ploc-ploc caractéristique des rebonds de la balle.
Tout en m’intéressant à ce duel onirique de joueurs s’escrimant dans la ouate, je parcourais le Diensz-Kaspeg posé sur mes genoux. Il y évoquait l’aptitude surhumaine de Balzac à travailler sans relâche – ce que lui-même nommait « une furie non pas française, mais balzacienne » – se levant à minuit pour écrire jusqu’à huit heures, déjeunant en un quart d’heure, retravaillant jusqu’à cinq heures, dînant, se couchant et recommençant depuis minuit sans faiblir. Diensz-Kaspeg y amorçait une théorie de la résurrection par l’effort (à « tuer un Hercule », selon Balzac) , dont il n’empruntait les raisonnements ni à la théologie scolastique, ni à la mythologie grecque, ni même à La Comédie humaine, mais à la tradition du Budō au Japon.
Relevant la tête de temps à autre pour admirer la fluidité surnaturelle du jeu des deux pongistes, je lisais sa théorisation sur la page par le biais d’une anecdote que Diensz-Kaspeg rapportait au classique Hagakure, et qu’il intitulait sobrement : « Les deux samouraïs ».
Cette anecdote martiale – qui devait avoir ses équivalents dans les Récits hassidiques comme dans le Tao te king – non seulement légendait le spectacle des deux joueurs qui se déroulait sans bruit à quelques mètres de mon banc, mais elle réverbérait aussi sa leçon sur les aller-retour que ma pensée opérait entre les pages du Balzac et la table de pierre, comme en un autre duel plus évanescent, mais non moins crucial.
De sorte qu’à New York, quelques semaines plus tard, ce n’était pas seulement un souvenir de silence mais bien deux, l’un engainé dans l’autre, qui contribuèrent à mon rééquilibre et me préservèrent de la déroutante vague de vacarme qui se fracassait contre le castel brun des Cloisters.
Deux samouraïs étaient convenus de se rencontrer au sommet d’une montagne pour se combattre. Même si rien ne le laissait paraître, c’étaient des experts. Ils avaient depuis longtemps atteint – et dépassé – le stade de l’excellence manifeste. Pour parvenir à ce stade, le bushi se prépare pendant de longues années à une situation de crise – de ces situations auxquelles on ne fait face qu’une ou deux fois dans une vie – tamisant jour et nuit ses pensées, s’entraînant sans repos à accomplir le geste pur et prompt, la rature rédemptrice du sabre sacré – de sorte qu’il n’ait nul besoin de savoir quelle décision prendre à l’instant fatidique où tout se joue ; son savoir le sait pour lui… À ce stade de perfection, le guerrier ne reçoit plus d’enseignement de qui que ce soit. Il n’en donne plus non plus. Il se contente de déplorer les défaillances d’autrui et de se réjouir des hommages qu’autrui rend à sa surhumaine habileté. Eh bien, les deux samouraïs étaient largement au-delà de cette suprématie admirable. D’une impassibilité si absolue qu’elle se dissimulait elle-même, aucune émotion ne transparaissait jamais sur leur visage, et personne ne pouvait se targuer de deviner leurs pensées. Leur précellence était indiscernable, car non seulement ils n’en faisait jamais étalage, mais ils feignaient à chaque instant l’incompétence et l’ignorance dans leur art.
Telle est l’ambition la plus haute, telle est la souveraineté accomplie du bushido, que les deux samouraïs déployaient en partage.
Au jour convenu – où l’un allait mourir sous l’estafilade du katana de l’autre – chacun se leva avant l’aube, fit ses ablutions, se rasa la tête, parfuma son chignon. Il se tailla les ongles des mains, ceux des pieds, les lima à la pierre ponce et les polit avec de l’herbe de Kogane. Chacun vérifia ensuite l’intégrité de son katana et de son wakizashi. C’étaient bien entendu des armes hors de comparaison, fabriquées sur les monts de Shimane par un maître-forgeron vêtu de blanc en digne prêtre de Kanayama-Hime, la déesse tutélaire du métal.
Puis, chacun des samouraïs accomplit le rituel secret qui précède tous les combats décisifs. Il se pressa un peu de salive sur les lobes des oreilles, prit une ample inspiration et brisa entre ses doigts un objet anodin avant de le jeter au sol. La vie possède aussi peu valeur que ce bibelot fragile, il s’agit de n’y pas tenir davantage.
À quoi pensaient les deux hommes à ce moment solennel de leur prière ? Ils pensaient à ce à quoi doit penser nuit et jour un samouraï dont la Voie réside dans la mort. « Pareil à la fleur du cerisier », disent les vieux textes (Diensz-Kaspeg avait reproduit à l’encre dorée les kanjis de la maxime fataliste), « le bushi se tient prêt à mourir au premier souffle de la brise matinale ».
Pourtant, tout en sachant que l’un d’entre eux trépasserait avant le crépuscule, les deux samouraïs ne se préparaient plus à mourir. Une telle préparation avait consisté en milliers d’heures à s’exercer solitairement au combat décisif, muscle à muscle, os par os, jusqu’à ce que leurs deux sabres soient devenus des extensions d’eux-mêmes, et jusqu’à ce qu’eux-mêmes se soient métamorphosés en d’effilés et infrangibles sabres de chair. Ils n’avaient cessé depuis leur enfance d’acquérir longuement et lentement l’excellence dérobée qui les caractérisait désormais. Désormais, ils étaient morts. Il n’y avait donc pas à considérer le choix entre la vie et la mort ; cette option – qui couardise tous les humains au moment décisif – ne leur était pas envisageable. Et tandis que l’aurore apparaissait seulement, puisque chacun de ces deux antagonistes de si haut rang pratiquait la Voie de la mort, chacun était déjà victorieux avant de combattre. « Gagner d’abord, combattre ensuite », énonçaient les antiques Notes sur les règles martiales.
Cela n’avait rien de commun avec la simple détermination, si enracinée dans l’esprit du guerrier qu’elle aimante littéralement l’issue du combat, comme lorsque Nitta Yoshisada eut la tête tranchée en plein assaut et que son corps ne s’écroula au sol que quelques mètres après. La détermination suppose un attachement au temps, une croyance en son élongation et en sa compression. Mais au niveau surhumain où étaient parvenus les deux bushis, le temps était outrepassé. « Maintenant c’est l’heure, et l’heure, c’est maintenant ». La maxime de Maître Jōchō à son gendre Gomojo leur était aussi limpide que l’air frais qui flottait sur l’île de Fuma, où ils s’étaient rejoints.
Parvenus face à face, les deux guerriers se saluèrent respectueusement, puis sans échanger la moindre parole, chacun saisit lentement son katana, le dégaina de son fourreau, et dans une position qui participait de l’attaque et de l’attente, ils se confrontèrent.
À ce niveau de pratique et de sagesse atteint à égalité par les deux adversaires, ce n’était pas la perfection technique qui pouvait faire la différence. Qu’auraient-ils eu encore à améliorer concernant, par exemple, la position des mains sur le sabre, le pouce et l’index « consciemment souples » (selon la leçon du Traité des Cinq Roues de Miyamoto Musashi), « le majeur ni crispé ni relâché, l’annulaire et l’auriculaire consciemment serrés » ? Tous les deux incarnaient la Voie du Vide inculquée par leur maître commun :
Lorsqu’on possède complètement la théorie, il faut s’en détacher. La Voie de la Tactique est une Voie libre. Tout naturellement on parvient au prodige. Tout naturellement on acquiert un rythme selon l’instant. Tout naturellement on frappe et tout naturellement on fait face. Telle est la Voie du Vide.
Imperceptiblement, le combat avait commencé. Aucune parole ne troublait la pureté du moment. La parole est bannie de l’attirail du bushi. La parole ensemence le monde, et en l’occurrence, il ne s’agissait pas d’inaugurer une rencontre, mais bien d’emblée, de la conclure. Ce n’est d’ailleurs pas à la parole, mais à l’écriture que les samouraïs ont toujours comparé leur art. Lorsque Maître Jōchō Yamamoto, l’auteur du Hagakure, alla prendre une leçon du grand calligraphe Yasaburo, celui-ci se contenta d’indiquer qu’on devrait tracer des caractères assez larges pour qu’un seul suffise à recouvrir une feuille, et avec assez de vigueur pour la déchirer. « C’est tout », conclua-t-il, puis il se remit à écrire.
Leur regard plongé l’un dans l’autre – « les yeux fixés sur la pensée adverse », comme l’exprimait Musashi – les deux samouraïs demeurèrent dans la même position d’attaque, surnommée « sans pensée sans aspect », chacun guettant l’impulsion fatale de l’irimi.
Pour enseigner à son lecteur ce que la notion d’irimi signifie – avant de l’appliquer ésotériquement à Balzac – Diensz-Kaspeg avait recours à une reproduction en couleurs d’une estampe de Taiso Yoshitoshi. On y voyait un rōnin traversant le seuil d’une maison (pour y entrer ou en sortir, cela restait indécidable, cette ambivalence s’accordant précisément à la subtile nuance de l’irimi), son katana à la main, écartant de tout son corps un rideau jaune aux motifs de plantes rouges. Le terme irimi, expliquait Diensz-Kaspeg en légende – l’estampe et sa notice occupaient à elles seules une page entière du Balzac, faisant irruption (une des acceptions « d’irimi ») dans la mise en page globalement alambiquée du grimoire – signifie littéralement « entrer avec le corps ». Originellement, il était formé de deux pictogrammes ; l’un, qui représentait l’entrée d’une grotte ou d’une maison, avait pour sens « entrer », « mettre à l’intérieur », « accepter » ; l’autre, sous la forme d’une grille horizontale stylisée, figurait une femme enceinte nue de profil ; son sens était celui du « corps », de la « chair », de « soi-même ».
Pratiquer l’irimi revenait, pour un guerrier hors-pair, à s’immiscer dans l’attaque de son adversaire un infime instant avant qu’elle ne se déclenche. C’est une sorte de contre-attaque par anticipation, une exaspération de l’attente du coup portée à une telle incandescence qu’elle incendie le moment où l’attaquant et le défenseur peuvent encore se distinguer, et les métamorphose en une fraction de seconde l’un en l’autre.
Réunis pour s’entretuer, les deux samouraïs n’avaient pas à l’esprit une interminable chorégraphie grouillante de coups de taille et d’estoc, exubérante de sauts et d’esquives, tragi-comiquement acrobatique, telle que se les représentent les Occidentaux accoutumés aux approximations fallacieuses du celluloïd. Rien de tel ne venait encombrer leur pensée. « Un coup, une vie » était la maxime de l’irimi. Il ne fallait pas moins d’une existence entière de sacrifices, de méditations et de lectures – un samouraï non-lettré était inconcevable – pour cheminer sur la Voie de la Mort, dont l’éclair lent de l’irimi était l’apogée fatidique, le paraphe raffiné et l’indiscutable chef-d’œuvre. Se rendre digne de pourfendre son adversaire par la silencieuse déflagration foudroyante de l’irimi exigeait d’être mort avec minutie au cours des milliers d’heures d’un entraînement d’une rigueur inhumaine, à martyriser chaque muscle, concasser chaque parcelle de son ossature, répéter le même geste à l’infini, oublier l’idée même d’avoir un corps, s’accoutumer à évoluer dans l’acide du combat comme de l’eau dans l’eau, déchirer les paravents successifs de la fatigue, de la hargne, de la souffrance, de l’impatience, du découragement, de la fierté, de l’indolence, pulvériser toutes les écailles de la personnalité pour, après plusieurs décennies d’une abnégation confinant à la sainteté, parvenir au vide parfait, ce que les Japonais nomment le ki, c’est-à-dire une disposition relevant à la fois de l’harmonie, de l’intuition et de la prémonition. À cette souveraineté demi-divine, seul convient le silence, soit le son de la subversion de l’espace et du temps. Tout samouraï a son assise dans le silence. Le vide est la citadelle depuis laquelle il perçoit la présence vibratoire de l’adversaire, comme l’araignée postée au centre de sa toile, et cette présence, qui cherche nécessairement à entraver son vide, n’est pas seulement celle du corps – de la respiration et des déplacements de l’ennemi – c’est avant tout son intention. Ainsi l’art de l’irimi de Maître Musashi était-il si raffiné – rappelait incidemment l’auteur du Balzac – qu’il pouvait discerner les aptitudes et les failles d’un samouraï au seul timbre de sa voix, à sa démarche, ou à ses gestes pour saisir sa tasse de thé.
C’est ici qu’intervenait la comparaison entre le bushido et Balzac. Dans une lettre du 22 juillet 1825, âgé de vingt-six ans, le romancier décrit le « kaléidoscope » de son « caractère », « le plus singulier que je connaisse », écrit-il comme s’il parlait de quelqu’un d’autre. À force d’un travail acharné – fruit d’une volonté en acier trempé seulement comparable à celle d’un samouraï, insistait l’essayiste – Balzac avait atteint cette disponibilité de l’esprit que les Japonais nomment mushin, « sans pensée », « cœur vide ». C’était cette faculté d’accueil et d’adaptation prodigieuse qui lui permettait d’éprouver une complète empathie avec chacun des 6 000 personnages de La Comédie humaine. Observation infatigable, imagination luxuriante, volonté imperturbable, assiduité inlassable, abnégation marmoréenne, tout dans la génialité polyvalente de Balzac appelait la comparaison avec un samouraï, et particulièrement cette hyper concentration en creux qui procède de la Voie du Vide et permet au guerrier, non pas de deviner l’Autre – ce qui impliquerait de renoncer à la vacuité – mais de devenir l’Autre, ce qui est le secret et la pointe la plus subtile de l’irimi.
Jamais las de ces digressions proliférantes qui décuplaient le labyrinthisme de son ouvrage, Diensz-Kaspeg poursuivait le parallèle sur plusieurs pages, analysant longuement les aptitudes surnaturelles de Louis Lambert, procédant à une analyse comparée de l’irimi et de « l’être actionnel », lequel « voyant, agissant, mettant tout à fin, accomplissant tout avant aucune démonstration corporelle », avait écrit Balzac, participait du ki et s’affiliait au zazen. Il citait encore le grand samouraï Miyamoto Musashi, expliquant comment il saisissait la pensée de l’adversaire avant que celui-ci ne bouge d’un cil. « Lorsqu’il veut frapper, je l’arrête à la lettre f, lorsqu’il veut entrer, je l’arrête à e, lorsqu’il veut sauter, je l’arrête à s, lorsqu’il veut couper, je l’arrête à c. »
À ce parallèle purement abstrait, Diensz-Kaspeg ajoutait, comme la botte secrète de sa démonstration, une scène de combat tirée de La Rabouilleuse, dont l’affinité avec l’art nippon de la guerre était incontestable. Il s’agissait du duel entre Philippe Bridau et Maxence :
Entre des hommes aussi forts que les deux combattants, écrit Balzac, il se passe un phénomène à peu près semblable à celui qui a lieu entre les gens du peuple au terrible combat dit de la savate. La victoire dépend d’un faux mouvement, d’une erreur de ce calcul, rapide comme l’éclair, auquel on doit se livrer instinctivement. Pendant un temps aussi court pour les spectateurs qu’il semble long aux adversaires, la lutte consiste en une observation où s’absorbent les forces de l’âme et du corps, cachée sous des feintes dont la lenteur et l’apparente prudence semblent faire croire qu’aucun des deux antagonistes ne veut se battre.
C’était très exactement ce qu’un témoin aurait ressenti et imaginé s’il avait assisté à la rencontre des deux samouraïs, commentait Diensz-Kaspeg avant d’achever sa parabole.
Les deux guerriers jaugèrent leur perfection respective durant tout le combat qui ne s’acheva qu’au crépuscule. Ils n’avaient pratiquement pas bougé. Lorsqu’enfin la lumière du jour eut décru au point de ne plus distinguer l’éclat argentin de la lame du katana de son fourreau de laque noire, les deux samouraïs hochèrent lentement la tête, rengainèrent ensemble leur arme et se saluèrent rituellement. Aucun n’avait su déceler chez l’autre la faille par où l’irimi aurait pu fulgurer. Leur puissance restait égale et l’issue du combat indécidable. Cette situation se nommait « aïnuké ». Elle correspondait à une transcendance du combat par sa perfection même. Chacun repartit donc chez soi à l’issue de cet invisible duel, indemne et méditant, serein et silencieux comme la lune d’ivoire discrètement émergée au-dessus de l’île de Fuma, satisfait de ne pas s’être déshonoré un instant au cours de cette longue journée, indifférent à ce détail négligeable qu’était la conservation de la vie sauve.
Par un accord inouï entre les mots et le monde, les deux joueurs de ping-pong échangèrent leur ultime passe lorsque je relevai les yeux du Balzac. Leur mutisme préserva le secret du score, et lorsqu’ils se séparèrent en se serrant la main et en prenant chacun une sortie différente du parc, rien sur leur visage ni dans leur attitude ne me permit de deviner qui, de l’adulte chinois ou de l’adolescent noir, l’avait emporté.
Mon souvenir de silence avait agi. La cataracte de bruits qui m’avait si violemment assailli à ma descente du bus s’était assourdie. Par la seule grâce de la remémoration, j’avais récupéré mon équilibre.
Texte © Stéphane Zagdanski – Illustrations © DR.
Ce texte a fait l’objet d’une première publication dans La NRF (n°629, mars 2018).
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