CÉLINE CLANET s’entretient avec ISABELLE ROZENBAUM à propos de son séjour à la Résidence 1+2, Photographie & Sciences et du livre qu’elle en a conçu : SECONDE PEAU (Filigranes, 2024).
1 – Céline, après l’obtention du diplôme de l’École nationale supérieure de la Photographie d’Arles, tu as exposé en galeries, biennales, espaces d’art contemporain, fondations et musées, autant en France qu’à l’étranger. De même, ta photographie documentaire a été récompensée à plusieurs reprises : Radioscopie de la France/Bibliothèque nationale de France, Reporters in the Field/Robert Bosch Stiftung, People-Culture/International Photography Awards, Photoforum Prize/Centre Pasquart, etc., et a donné lieu à diverses publications. En 2024, tu as été l’une des lauréates de la Résidence 1+2, dont nous allons parler. Pourrais-tu revenir pour nous sur ton parcours et nous expliquer ce qui a déclenché ton désir de devenir photographe et le rapport singulier que tu entretiens à la photographie dite « documentaire » ?
J’ai commencé la photographie de manière expérimentale, à l’adolescence, au milieu des années 90. Le numérique n’existant pas, faire de la photographie nécessitait du matériel, des connaissances, un endroit aveugle, et convoquait de nombreux domaines: optique, chimie, physique… Internet n’existant pas non plus, je me suis formée avec des livres et un oncle qui m’a donné quelques conseils. En y repensant aujourd’hui, je réalise que pour pouvoir réaliser un tirage, ou simplement une image, c’était une accumulation de personnes, d’heures et d’objets considérables. Cela ne donne pas plus de valeur à la photographie réalisée (heureusement, et hélas), mais je crois que j’ai gardé de ces débuts l’idée qu’il ne faut pas se laisser décourager par la « laboriosité » de la photographie, que c’est inhérent à ce médium. Tous mes projets portent ainsi quelque chose de laborieux : au bout du monde, dans un endroit inaccessible, ou mobilisant de nombreux interlocuteurs et/ou connaissances… Après un bac littéraire et une année à travailler à Londres, j’ai intégré l’ENSP d’Arles (alors ENP), à 19 ans. Je n’étais pas destinée à faire des études, encore moins supérieures, et cette école a donc littéralement changé ma vie, m’ouvrant à un monde de pensée, de créativité et de sophistication dont j’ignorais tout. La photographie documentaire, celle qui a « affaire au réel », a rapidement été au centre de mes intérêts : elle m’ouvrait à la pluralité du monde et des autres, elle apaisait une soif, une curiosité, c’était inépuisable. Photographie et expérience du monde se sont depuis intimement mêlées dans ma vie.
2 – Au sein de la Résidence, tu as proposé d’étudier l’ours qui vit dans les Pyrénées, territoire qui n’en compte actuellement que quelques dizaines de spécimens. De quel type d’ours s’agit-il et quelles sont les modalités de sa protection dans l’environnement ? Comment le thème de l’animalité fait-il écho à tes différents travaux déjà réalisés ? Seconde Peau – qui est le titre de ton livre – te sert-il aussi d’intitulé pour une recherche plus vaste ? Que représente à tes yeux cette notion de peau, et notamment de seconde peau ?
Je m’intéresse depuis de longues années aux espaces naturels, ainsi qu’au rapport qu’entretiennent les humains avec les animaux sauvages (les rennes par exemple, dans mes travaux en Laponie « Máze » et « Kola », où des Samis élèvent ces animaux sauvages), et lorsque l’on m’a invitée à cette Résidence basée dans le Sud-Ouest, c’est tout naturellement sur l’ours que j’ai jeté mon dévolu. L’Ours brun Ursus arctos est une espèce protégée, dont il ne reste aujourd’hui qu’environ 85 individus, des deux côtés de la frontière pyrénéenne. Depuis des millénaires, les humains entretiennent avec lui un rapport singulier, comme avec aucun autre animal en Europe de l’Ouest : craint, et vénéré comme le roi des animaux, il fut détrôné par le lion (imposé par l’Église) au Moyen Âge, puis progressivement éradiqué de l’ensemble du territoire. Anthropomorphique, plantigrade, omnivore, sa proximité avec nous l’a placé au coeur de nombreux mythes et pratiques cultuelles païennes. Dans les Pyrénées, par exemple, le mythe de Jean de l’Ours – un homme né d’une femme et d’un ours – est une variante d’un mythe que l’on retrouve dans des cultures du monde entier, où l’humain est bien souvent un « ours déguisé » (André Leroi-Gourhan). Par ailleurs, il est le seul animal en France qui peut naturellement nous attaquer pour nous manger : il nous replace ainsi dans le biotope, nous faisant descendre du sommet de la chaîne alimentaire, à une place qu’aucun autre animal ne nous assigne. Co-exister avec lui a ainsi toujours profondément influencé nos vies, nos croyances, voire notre identité. J’ai donc souhaité travailler sur les traces que cet animal primordial a laissées en nous, sur sa puissance spectrale, en explorant trois temporalités : celle de la préhistoire et du Paléolithique dans les grottes, celle des fêtes païennes du Haut-Vallespir, et celle du laboratoire de taxidermie du Muséum de Toulouse. La peau est effectivement l’élément central de ce projet : la paroi des grottes, où les Ours des cavernes disparus (Ursus spelaeus) et les humains ont superposé leurs traces respectives, agit telle la peau d’un parchemin ou d’un palimpseste, jusqu’à en avoir la même tonalité. Les peaux d’ours et d’ovins deviennent « agents de transformation » dans les pratiques païennes des Fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir, permettant à des hommes et jeunes hommes de rentrer en transe. Enfin, la peau de l’ourse assassinée Caramelles, seul reste de sa dépouille, est l’élément fondamental qui permet au taxidermiste de ressusciter son image. À la fois support, agent de transformation et enveloppe, la peau (réelle ou symbolique) interroge ici l’hybridation et la construction des identités animale et humaine.
3 – En collaboration avec des archéologues, des ethnologues, des taxidermistes et d’autres partenaires, comment as-tu pensé, documenté, spéculé et structuré le process de ton projet afin de le faire aboutir ? Des lectures d’anthropo zoologie, d’éco anthropologie et d’ethno biologie ont-elles été nécessaires pour créer un chemin directeur et structurer ton sujet et tes prises de vue ? Lors des deux mois, as-tu découvert des données et des informations toujours impensées, ou bien alors complètement impensables, conduisant à réviser l’enjeu de ton projet initial ? Par ailleurs, certaines contraintes ont-elles permis de nouveaux imaginaires ayant nourri ta réflexion de départ ainsi que la conception de prises de vue ? Pour nos lecteurs qui ne connaîtraient pas encore ton livre, peux-tu commenter les photographies réalisées lors de tes collaborations avec les différents scientifiques, ainsi que les raisons de ta présence lors d’une fête païenne annuelle dans les Pyrénées orientales ? As-tu des anecdotes de cette expérience qui illustreraient ton propos et ta démarche photographique ?
J’ai énormément préparé ce projet avant de me rendre sur les lieux, et ce pour plusieurs raisons. La première est que la résidence ne durait que deux mois, ce qui est très court (j’ai plutôt pour habitude de travailler 3 à 5 ans sur un projet), et il fallait donc que tout le travail de préparation soit déjà effectué, afin de pouvoir se concentrer uniquement sur les prises de vues une fois sur place. Ensuite, c’est un projet que j’ai commencé « de zéro », comme la plupart de mes projets : il n’est la continuité d’aucun autre, et son thème était totalement nouveau pour moi. Il nécessitait que je me plonge dans des domaines scientifiques précis : préhistoire, archéologie, anthropologie, zoologie. J’ai ainsi passé de longues heures, notamment à la BnF, à consulter des thèses, des articles, des documents, ainsi que sur Internet. Ma bibliothèque s’est agrandie d’ouvrages sur l’ours, son histoire, son éthologie, les croyances et pratiques liées à lui. C’est une partie du travail que j’aime particulièrement, qui me plonge dans un monde nouveau, de manière obsessionnelle et exclusive, pendant des mois. Ces lectures, puis les premiers échanges avec les scientifiques, m’ont éclairée, et ont profondément façonné le projet. Pour la partie préhistorique de « Seconde Peau », par exemple, j’ai découvert cette notion étonnante de « communauté hybride fantôme » entre sapiens et les Ours des Cavernes, développée par Clément Birouste (préhistorien au laboratoire TRACES) : dans le Sud-Ouest, au Paléolithique, lorsque les humains entrèrent dans les grottes, ils y découvrirent de nombreuses traces et griffades créées par les Ours des Cavernes, animal alors disparu depuis des milliers d’années. Ils ont pourtant imité ces traces, réalisant des « griffades humaines », et ont parfois littéralement réutilisé les griffades ursines dans leurs propres compositions pariétales : j’ai, par exemple, photographié cette « main » dans la grotte de Bara-Bahau, constituée d’une griffade ursine et d’un contour tracé par un humain pour créer une « paume », créant ainsi une main hybride ours/humain, à des milliers d’années d’intervalle. J’ai également photographié cette imitation flagrante de 5 longues griffades, dans la grotte de Rouffignac, ou encore cette silhouette de mammouth, dans la grotte d’Aldène, dont le pelage est volontairement constitué d’anciennes griffades ursines déjà présentes sur la paroi. Ce sont des gestes troublants, bouleversants, d’imitation et de réappropriation de traces ursines par les humains, dont je ne savais rien avant de me plonger dans les lectures et les rencontres avec les scientifiques.
Me plonger dans les Fêtes de l’Ours du Haut-Vallespir, échanger avec l’anthropologue Nicolas Adell de l’Université de Toulouse, et surtout avec les protagonistes sur place ou au téléphone avant de m’y rendre, m’a énormément nourrie : dans les fêtes de Prats-de-Mollo ou Saint-Laurent-de-Cerdans, au-delà des moments « carnavalesques » inhérents à un tel événement populaire et local, existent des instants spectaculaires et hors du temps, ceux où ces hommes et jeunes hommes, élus par la communauté pour être « ours », vont se transformer, revêtant une peau d’ours ou d’ovin, se recouvrant ensuite d’huile et de suie noire, poussant un cri primal, et incarnant « l’âme de l’ours » pendant plusieurs heures. Dévalant les rues des villages, « mâchurant » les passants (initialement les jeunes filles) de leur suie noire pour les « marquer », ils ne sont alors plus vraiment hommes, et pas vraiment ours – ils existent dans un « entre deux ». Sur place, avant l’événement, j’ai pu longuement m’entretenir avec l’un d’entre eux, qui a été « ours » plusieurs années d’affilée, et qui me racontait qu’une fois la peau sur lui, et le noir de la suie le recouvrant, il ne savait plus qui il était, ni où il était. Ce sont ces moments de transe et d’abandon que j’ai voulu photographier. Au Muséum, j’ai suivi la naturalisation de l’ourse Caramelles par Brian Aïello, taxidermiste. Cette ourse, assassinée en Ariège par un chasseur alors qu’elle évoluait avec ses 2 oursons Titan et Aster (mon livre leur est dédié) était un animal iconique, qui avait donné plus de 20 oursons aux Pyrénées. La brutalité de sa mort contrastait avec la douceur et l’attention que Brian portait à reconstruire son image de vie. Je ne m’attendais pas à un travail aussi long, précis et fastidieux, et j’en ai photographié toutes les étapes, tous les gestes, et les interactions souvent intimes du corps de Brian et de son assistant avec celui de Caramelles.
4 – De quelle manière les dialogues avec Alžběta Wolfová et Gaëlle Delort – les deux autres photographes de la Résidence avec qui tu partageais tes réflexions – ont-ils été féconds ? Afin de mener à bien ton projet photographique, as-tu expérimenté des techniques particulières, et utilisé du matériel jusqu’alors inédit pour toi (lumière, appareils photo, objectifs spécifiques, etc.) ? La restitution des travaux s’est effectuée par un colloque, mais également à travers un projet éditorial dont le thème retenu est Fabulae et qui se présente sous la forme d’un livre-coffret contenant les publications des trois photographes. Comment as-tu travaillé avec l’éditeur de Filigranes, Patrick Le Bescont, ainsi qu’avec l’historien de l’art qui a postfacé ton livre, Michel Poivert ? Qu’est-ce qu’un livre change dans le parcours d’un photographe, quelle légitimité apporte-t-il de plus ?
Les échanges avec Alžběta Wolfová et Gaëlle Delort ont été très importants. La photographie est un travail solitaire, où il rare que quelqu’un vous suive du début à la fin du processus créatif. Elles étaient là à l’origine de mon projet, jusqu’à sa finalisation. Elles m’ont aidée dans les périodes de doutes, et j’avais confiance dans leur vision respective. Chaque nouveau projet nécessite un nouveau besoin, et bien souvent, une technique nouvelle : ici, pour une partie du travail, j’ai utilisé une longue focale sur mon moyen-format (280 mm) car lors des Fêtes de l’Ours, je souhaitais cadrer les hommes de manière très serrée. C’est un événement populaire auquel assistent des milliers de gens (ça « joue des coudes », disons), et je ne voulais aucun contexte, uniquement les visages et corps de ces hommes et jeunes hommes. Nous avons toutes présenté nos travaux à Patrick Le Bescont et Michel Poivert lors d’une journée consacrée uniquement à cela, à Toulouse. Personnellement, j’avais fini les dernières photographies la veille de cette présentation, c’était donc totalement « à chaud », et je leur ai montré beaucoup trop de photographies… Mais cette journée a été comme un prolongement du processus créatif : le dialogue avec Patrick amorçait déjà la mise en forme du livre, et Michel préparait déjà son texte en regardant les photographies. Cela a été rapide, mais toute rapidité a l’avantage d’obliger à se concentrer sur l’essentiel.
5 – Pourrais-tu nous dire si tu as un livre de référence en photographie, et quelle est ta lecture « de chevet » dans le domaine photographique ?
Je n’ai pas vraiment de livre de référence, car chaque projet m’invite à de nouvelles lectures pour me nourrir, mais je reviens souvent aux écrits limpides de Susan Sontag sur la photographie.
Entretien © Céline Clanet & Isabelle Rozenbaum – Photographies © Céline Clanet – Illustration © DR
(Paris, déc. 2024-mars 2025)
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