L’histoire débute dans le Pacifique Sud.
Making of oblige, par histoire, j’entends celle de l’ouvrage, de sa fabrication et non le récit en tant que tel imprimé sur les pages du livre qui lui, débute par une citation de Marcel Duchamp : L’Histoire est une autre histoire.
L’histoire débute donc dans le Pacifique Sud à des milliers de kilomètres de toute terre habitée, exactement en ce point : 37°47S / 110°54W, à plus de 2000 mètres de profondeur. Le Dossier Alvin (Éditions art&fiction, 2014) a pour origine la découverte en 2005 dans les abysses de l’Océan Pacifique d’une étrange créature, la bien nommée Kiwa hirsuta ou Galathée yéti. Le nom scientifique, le nom vernaculaire du crustacé et l’aspect de l’animal m’avaient frappé. On appréciera la référence au poil, celle de la pilosité ayant trait aux deux termes de yéti et hirsuta. Quant à la Galathée, fait-elle référence à Galatée la Néréide ou bien Galatée la statue de Pygmalion ou encore Galatée, le roman de Cervantes ? Mystère. Que tente de résoudre en vain ce livre qui mêle comme le sous-titre l’indique sur la couverture : enquête, archives et photographies. La Galathée yéti fut découverte au cours d’une mission sous-marine par Michel Ségonzac, chercheur au laboratoire Environnement profond de l’IFREMER (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) à bord du bathyscaphe Alvin. Un submersible baptisé Alvin ! Suprême surprise que celle d’affubler un prénom à un engin. On se croirait presque dans un film d’animation à tendance anthropomorphique des studios Pixar. De fil en aiguille, de bribes d’information en fragments, de sites internet en sites internet, je me suis plongé dans l’incroyable et souvent invraisemblable histoire d’Alvin.
Propriété de la marine de guerre des États-Unis, la U.S. Navy, le navire est opéré par un organisme privé de recherche océanographique, le Woods Hole Oceanographic Institution (WHOI). Ce mélange des genres entre le militaire, les activités de surveillance ou de dissimulation et le pays des merveilles sous-marines m’a fasciné. Cet enchevêtrement de tons n’est pas sans rappeler Vingt mille lieues sous les mers, à l’exception près que le Nautilus est un sous-marin de fiction et Alvin un véritable submersible. Le récit a véritablement pris forme quand j’ai découvert qu’Alvin prit part aux missions de sauvetage suite à l’accident nucléaire de Palomares en 1966. On se rappelle de la séquence d’ouverture du film de Stanley Kubrick, Dr. Strangelove (1964) où un avion ravitailleur réapprovisionne en carburant un B-52 de sa longue, rigide et phallique perche. Deux ans plus tard au bord des côtes espagnoles, on assiste à un remake grandeur nature de la scène. Mais catastrophe, au moment du ravitaillement les deux avions entrent en collision et explosent. Comble de malchance, le B52 avait à son bord plusieurs bombes thermonucléaires. L’une d’elle tombe à la mer et disparait sous les flots. L’une des premières missions d’Alvin a pour objectif de découvrir l’emplacement de la bombe manquante. Alvin réussit sa mission et rentre dans l’Histoire.
Depuis 50 ans, le navire sillonne les océans et les fonds marins. Le WHOI a d’ailleurs eu la bonne idée de mettre en ligne et à jour l’intégralité des carnets de plongée d’Alvin : soit près de 5.000 missions, de son baptême des mers en 1964 en pleine guerre froide et paranoïa nucléaire jusqu’à nos jours en 2014. Avec Stéphane Fretz, mon éditeur chez art&fiction, nous avons choisi d’inclure à la fin du livre cette très longue liste de données qui ressemble à une litanie graphique sans fin, pleine de chiffres, d’abysses, de noms exotiques, de lieux plus ou moins mythiques tel le site du Titanic. Le Dossier Alvin suit le carnet de bord de ces missions dont le livre n’en retrace qu’une dizaine soit une goutte d’eau dans les océans parcourus par le bathyscaphe. En menant l’enquête, je me suis rendu à l’évidence : un certain nombre des plongées sous-marines d’Alvin étaient classées secret-défense. Y aurait-il là par hasard matière à proposer une sorte de Wikileak poétique-fictionnel ? L’une de ses plus troublantes missions secrètes concerne une série de plongées en 1966 au large d’une île mystérieuse non loin des Bermudes : Argus Island. Comble du mystère, il s’avère que cette île a été engloutie. Cette île n’existe plus mais a-t-elle jamais réellement existé ? À partir d’archives déclassifiées, de rapports financiers d’entreprise en armement, l’île peu à peu émergea de l’oubli. Puis par chance, j’ai découvert sur le compte Google+ d’un retraité américain des photos de l’île disparue qu’il avait prises lors d’une sortie en mer en 1969. Je mentionne ces photographies car Le Dossier Alvin est en réalité un livre illustré qui se lit autant qu’il se regarde. L’iconographie y joue le rôle d’élément de preuve ; un moyen de valider des événements qui à première vue – celle de la lecture – pourraient paraitre inimaginables, voire totalement fictionnels comme par exemple l’attaque du submersible par un espadon dont le rostre s’encastra dans la coque du navire - plongée n° 202 du 6 juillet 1967. Mais les photos et photomontages co-réalisés avec Haijun Park ouvrent aussi le récit sur un monde imaginaire, une mise en fiction de l’aspect documentaire du propos qui mêlerait détournement et parasitage. Comme le disait l’ancien président George W. Bush, dans sa fausse candeur macchiavélique : « One of the great things about books is sometimes there are some fantastic pictures ». Je me suis permis ici de glisser une coquille au macchiavélisme, de redoubler le « c » de Machiavel car en italien la « macchia » est la tache, ce qui fait tache, voire tache d’huile, qui se propage, se diffuse, se dissémine de manière parfois imperceptible, parfois lancinante, envahit et contamine l’ensemble du livre.
L’enjeu littéraire consistait pour moi à tisser des liens croisés, rétro-actifs, inattendus entre plusieurs événements, phénomènes apparemment sans rapports, ou appartenant à différents niveaux de réalité disjoints, voire inconciliables. Ainsi, passe-t-on de l’accident de Palomares en 1966 à l’enlèvement de Cervantes sur les flots non loin de là, au large de Palamós en 1575. Ou encore une description de l’hippocampe feuille – dragon des mers feuillu – nous conduit insensiblement à l’hippocampe au creux du cerveau puis à une fanfare fantaisiste sous-marine de poissons et autres nymphes d’eau salée entre John Waters et Walt Disney.
Cette esthétique des liens, d’un côté pousse le lecteur à suspendre malgré lui son jugement mais elle le plonge également dans un monde où la suspension d’incrédulité est reine. Les puristes et les membres du clergé philosophique shootés à la moraline crieraient au scandale car ces deux suspensions paraissent contradictoires, et pourtant. En superposant ces deux opérations mentales, on obtiendrait un effet moiré enchanteur proche de l’hypnose. À travers Alvin, le lecteur peut enfin goûter à l’ivresse des profondeurs et s’abandonner à la douceur sensuelle des ondes, au chatoiement des écailles et des reflets irisés de la nacre.
L’histoire continue dans une librairie située rue de J… dans le Marais, du nom de cette zone anciennement marécageuse aux eaux stagnantes et insalubres dans lesquelles nul submersible jamais ne s’est aventuré. Insensible aux charmes d’Alvin, la libraire d’un ton mi compassé, mi compatissant s’écria : – Mais c’est de la littérature quand même ? Laconique, tel l’écho, je répondis – Quand même.
Texte © Alessando Mercuri – Illustrations © DR
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