KAOUTAR HARCHI s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de son essai JE N’AI QU’UNE LANGUE, CE N’EST PAS LA MIENNE (Fayard, 2016) :
1 – Kaoutar, vous êtes sociologue et publiez, après trois romans – Zone cinglée (2009), L’Ampleur du saccage (2011) et À l’origine notre père obscur (2014) –, un essai qui examine la reconnaissance littéraire en France de cinq écrivains algériens qui ont fait le choix d’écrire leur œuvre en français : Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal. Votre livre s’intitule Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne. Pouvez-vous nous expliquer comment s’est imposé à vous ce sujet ? Quels sont ses liens avec votre parcours personnel et professionnel ? Quels enjeux portent une telle étude au regard de l’actualité qui est la nôtre ? Enfin, depuis sa rédaction, cet essai influence-t-il, d’une manière ou d’une autre, votre démarche romanesque, que ce soit dans la forme ou le fond ?
Ce thème de recherche est ancien. Il remonte aux années 2009-2010. Je vivais à Paris depuis peu de temps et venais alors de m’inscrire en thèse de sociologie à la Sorbonne-Nouvelle. Depuis des années, j’étais plongée dans l’histoire algérienne et plus particulièrement dans l’histoire de sa littérature de langue française. Cette entrée en doctorat m’a permis de convertir ma passion algérienne en objet de réflexion. Mais je dois dire que la question de la reconnaissance n’est pas immédiatement apparue. J’ai longtemps été dans le texte, dans l’œuvre. Puis, j’ai progressivement découvert les travaux de Pierre Bourdieu relatifs à l’économie des biens symboliques et cette interrogation, notamment, qu’il posait dans un article datant de 1977 : « Qui, du peintre ou du marchand, de l’écrivain et de l’éditeur ou du directeur de théâtre est le véritable producteur de la valeur de l’œuvre ? ». Partant de là, je suis progressivement sortie du texte, de l’œuvre et j’ai commencé à m’intéresser non plus à la littérature mais au littéraire, c’est-à-dire non plus à l’œuvre en elle-même mais bien aux relations qu’elle entretient avec le monde social. Les choses ont commencé ainsi.
À mon grand étonnement, Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne a fait l’objet d’un certain nombre d’articles critiques dans la presse généraliste (mais assez peu dans la presse littéraire spécialisée). Dans un climat général anti-intellectuel, et plus précisément anti-sociologie, cet accueil favorable est intéressant à noter. Depuis les années 1980, nous sommes entrés dans l’ère de la littérature dépolitisée. Car si, jusque-là, le champ littéraire – croisant le champ intellectuel – était dominé par des figures fortes (à l’instar de Sartre, de Bourdieu ou encore de Foucault), par la suite, en raison du poids croissant que prennent les mass media, surgissent les « experts », les « intellectuels médiatiques ». Comme le note avec justesse Vincent Dubois dans un article intitulé « De la politique littéraire à la littérature sans politique » : « Ce sont ainsi à proprement parler des intellectuels sans œuvre, qui produisent des livres et des propos ajustés aux demandes des media qu’ils savent en retour parfaitement utiliser. Les prises de position politiques dans ce cas ne procèdent ni d’une connaissance accumulée dans la réflexion ou l’expérience, ni de l’autorité symbolique que confère la réalisation de travaux remarqués pour leur qualité, et donc pas du capital spécifique que confère le fonctionnement autonome des champs intellectuel et littéraire. Elles correspondent en revanche à une stratégie de coup médiatique ou à la satisfaction des attentes des media, autrement dit de logiques autres (hétéronomes) que celles des champs intellectuel et littéraire ». C’est là une transformation fondamentale : les conditions et modalités de politisation de la littérature ainsi que celles d’engagement politique des écrivains s’affaiblissent jusqu’à disparaître.
Est-ce que cela signifie que la littérature n’est plus qu’un marché comme un autre ? Non, je ne pense pas car si dans le cadre national les écrivains « nationaux » ont perdu en vigueur subversive, ce n’est pas exactement le cas d’autres écrivains, les écrivains dits « francophones », soit les écrivains étrangers de langue française publiés par des maisons d’édition française. L’enjeu de mon travail, je crois, se situe là : révéler, à partir du poste d’observation algérien, la persistance de luttes littéraires et intellectuelles qui se déroulent le long des frontières linguistiques, historiques et idéologiques.
Depuis que j’ai achevé l’écriture de cet ouvrage, je me suis rendue compte qu’aucune écriture digne de ce nom, entendant traquer le sens profond de ce que nous vivons, ne peut se permettre de faire l’économie de la réflexivité. C’est une chose d’écriture, c’est autre chose de réfléchir à ce que nous écrivons. C’est encore autre chose de faire de l’écriture le centre de gravité de l’écriture elle-même. Ce chemin qui semble être le mien aujourd’hui, entre écriture scientifique et écriture fictionnelle, me semble durable. C’est faire l’expérience de l’illusio et de la lucidité. Ou du moins d’y tendre.
2 – Vous montrez comment, c’est-à-dire par quel processus, la langue française qui a toujours crié à son universalisme et à son humanisme est surtout apparue, pour ceux qui se retrouvaient dans une situation de « colonisés », comme une langue « répulsive », à savoir que c’est à travers cette langue que le pouvoir a affirmé la violence de l’ordre colonial et de la domination de sa culture sur celle des peuples dont la langue d’origine était simplement considérée comme une langue réservée aux « affaires domestiques ». Qu’en est-il encore aujourd’hui de la perception de la langue française dans le milieu littéraire et artistique algérien ? Est-elle toujours la même ? Après tant d’années et avec l’influence grandissante des écrivains que vous étudiez, cette perception a-t-elle évolué de manière significative, ou non ?
Au lendemain de l’indépendance, la jeune Algérie algérienne se trouve dans une situation des plus complexes car tout est à (re)construire. En ce sens, une question identitaire se pose avec force. Après 132 années de colonisation française, qu’est-ce que signifie être Algérien ? Le pouvoir étatique, guidé par une vision pour le moins dogmatique, répond qu’il s’agit de revenir à l’arabité et à l’islamité perdue de l’Algérie. Cela explique alors en partie qu’au tournant des années 1970, 1980, l’arabisation de l’enseignement universitaire, par exemple, est mise en place. Si c’est un phénomène déroutant, c’est aussi et surtout une manière de nationaliser la langue arabe ou, pour le dire autrement, de conférer à la nation une assise linguistique forte. Ainsi, pendant cette période de fermeture, puis durant les années noires du terrorisme islamiste, certes, la langue française est reléguée à l’arrière-plan bien que des îlots de survivance sont observables. Par la suite, et dans une certaine mesure en réaction à l’autoritarisme du pouvoir algérien, étudiants, écrivains, éditeurs, artistes ont réinvesti la langue française en l’associant aux valeurs de résistance et de liberté. Comme on le voit donc, le rapport que l’Algérie entretient à la langue française est intimement lié aux vicissitudes du pouvoir qui la régit.
3 – Ne diriez-vous pas que, ce que la France a fait subir ou fait encore subir aux écrivains des pays dont elle a dominé, sinon colonisé la langue, est exactement ce que ses propres écrivains subissent aujourd’hui de la part d’autres langues et d’autres cultures qui la dominent à son tour ? Peut-on risquer de demander, d’ailleurs, si la langue française représente encore quoi que ce soit aujourd’hui aux yeux des autres cultures, notamment de l’anglo-saxonne, de l’hispanique ou encore de l’asiatique ? Pour vous, en quoi la langue française demeure encore une langue « sacrée » dans le sens même d’une sacralisation et d’une reconnaissance « extérieures », je veux donc dire « internationales ». N’apparaît-elle pas, aux yeux des cultures qui nous dominent aujourd’hui, elle-même – économiquement parlant – comme une langue « désuète » (à défaut de « domestique »), sinon déjà comme une langue « provinciale » même si des écrivains comme Sansal ou Daoud, en Algérie, s’en saisissent pourtant ?
Dans l’esprit de Jules Ferry, par exemple, la langue française était perçue comme un formidable outil de dépersonnalisation du peuple placé sous le joug colonial. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ce court extrait plus que significatif : « On dit – et le fait dans sa généralité est vrai – que le jeune arabe, le jeune Kabyle, le musulman jusqu’à l’âge de douze ans ou de treize ans montre tous les signes d’une vive intelligence mais à ce moment se produit dans son organisation une crise et dans son intelligence un arrêt de développement. Il se marie jeune et il est perdu non seulement pour l’école mais même ajoute-t-on pour la civilisation française ! Messieurs, je pourrais répondre que la crise à laquelle on fait allusion est la même chez les jeunes tunisiens ; je me contenterai d’une réponse plus simple encore. Si la crise éclate dans la quatorzième année, gardons-les toujours jusqu’à cet âge, c’est assez, bien assez puisque nous ne voulons plus leur rendre familiers nos beaux programmes d’enseignement primaire, que nous ne voulons leur apprendre ni beaucoup d’histoire ni beaucoup de géographie mais seulement le français, le français avant tout, le français et rien d’autre ». La langue française a donc été un instrument de domination politique visant la création d’une catégorie symbolique d’individus inférieurs. En ce sens, bien d’autres arguments pourraient être développés, mais il me semble que celui-ci est largement suffisant et démontre presque, à lui seul, la spécificité des politiques linguistiques de la domination, en situation coloniale.
La France, certes, a été occupée aux heures sombres de l’histoire. Une partie de son territoire a été annexée par l’Allemagne fasciste et il a existé une Alsace de langue allemande. Pourtant, il me semble difficile de faire la comparaison avec le cas algérien, bien que ce ne soit pas impossible. Si, dans une toute perspective, vous pensez à la domination que la culture anglo-saxonne et américaine en particulier exerce sur le monde, et donc sur la France, là encore, j’observe une situation difficilement comparable avec les politiques impériales de la langue française.
Pour répondre à votre autre question relative à ce que la langue française représente, aujourd’hui, aux yeux du monde, on ne peut faire l’économie de l’histoire. Si, comme l’a souligné Pierre Bourdieu, les langues se valent d’un point de vue linguistique, socialement parlant, elles obéissent à une logique hiérarchique extrêmement poussée. On peut se souvenir, notamment, de la société médiévale caractérisée par l’existence d’une langue élitiste, noble, légitime, le latin, et la domination qu’elle exerçait alors sur la langue française, la langue du peuple non instruit. Et, il faut relire La Défence et illustration de la langue françoyse (1549) de Joachim Du Bellay, pour se convaincre des luttes engagées contre la langue latine et pour l’anoblissement de la langue française. Ce que conquiert la langue française à l’aube du 17e siècle, c’est une valeur qui jusque-là lui avait été déniée. Cette valeur n’est ni donnée et encore moins offerte. Elle est véritablement arrachée, c’est-à-dire construite par l’agencement d’un grand nombre d’arguments forgeant une croyance – le terme est important – en la légitimité du français à servir l’art poétique, par exemple, puis à se propager, bien sûr, au-delà des frontières de la France, à toucher, à pénétrer d’autres cultures. À les dominer, en somme. La création en 1635, sous Richelieu, de l’Académie française, signale la volonté d’universaliser la langue française. De faire en sorte – et en pratique – qu’elle ne soit pas simplement une excroissance du latin. Mais bien une langue littéraire en soi. Et cela a fini par se produire, le français est progressivement devenu la langue du style. En accélérant un peu la marche du temps, on peut considérer De l’universalité de la langue française (1784) d’Antoine de Rivarol comme un discours asseyant la supériorité du française sur toutes les autres langues d’Europe. Et dans les prestigieuses cours de Russie, par exemple, rien n’était plus chic – c’est-à-dire marquant la distinction et l’écart – que de s’exprimer en français et d’en montrer sa parfaite maîtrise.
Ces brefs éléments historiques, aussi lapidaires soient-ils, méritent d’être rappelés car ils réinscrivent la langue dans l’histoire. Et en particulier dans l’histoire de la fondation nationale française. Certes, aujourd’hui, comme la montre Gisèle Sapiro, la langue anglaise, dans une sorte de « règne sans partage », domine les échanges culturels internationaux. Et « être traduit » en anglais, comme on dit, est le signe d’une consécration littéraire solide et durable. Est-ce que cela signifie que la langue française ne représente plus rien ? Est devenue langue morte ? A cessé d’être le marqueur de l’appartenance à une culture prestigieuse car très ancienne ? Non, je ne crois pas. Certes, les équilibres ont changé. New York, comme capitale du monde occidentale, concurrence de plus en plus Paris, capitale symbolique de la pensée et de la raison. Mais la langue française demeure assurément un patrimoine « à capter ». Une compétence à maîtriser. En cela, la langue française et la langue anglaise sont perçues par les écrivains du monde entier non pas comme des langues exclusives, appelant un choix définitif et absolu, mais bien comme des langues cumulatives. Il s’agit d’accumuler du capital linguistique. C’est une lutte.
4 – Le titre de votre essai est une phrase reprise d’un livre de Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, dans lequel celui-ci expose ses tourments par rapport à la langue française en tant que juif séfarade d’Algérie, pays où il est né et où il vécut jusqu’à 19 ans : « […] c’est au bord du français, uniquement, ni en lui ni hors de lui, sur la ligne introuvable de sa côté que, depuis toujours, à demeure, je me demande si on peut aimer, jouir, prier, crever de douleur ou crever tout court dans une autre langue ou sans rien en dire à personne, sans parler même ». Ne pensez-vous pas, au-delà des problématiques liées à la colonisation, que le sentiment d’in-partenance à une langue est propre à tous ceux qui écrivent, même à ceux qui écrivent dans une langue qui est la leur ? En effet, écrire n’est-il pas, à partir du langage, forger une œuvre qui dépasse, de loin, la langue même avec laquelle on s’exprime ? Pour le dire autrement, ce sentiment de violence de la langue, cette frustration permanente envers une langue qui ne cesse de nous échapper – qu’elle nous ait été imposée ou offerte – n’est-il pas le propre de ceux qui tentent d’exprimer l’indicible, qui essaient de faire passer à travers l’écriture – donc les mots, ces objets non identifiés par excellence – des sensations du monde et de l’existence dont la subtilité, sinon l’extrême complexité, à les formuler nous place toujours « au bord » même d’une langue, notamment quand celle-ci semble poser des problèmes de « conscience » ?
Il est certain que quiconque s’attache à faire l’expérience de l’écriture se retrouve, sous des formes très variées, des plus ludiques aux plus tragiques, confronté à une matière linguistique qu’il s’agit d’ordonnancer, d’agencer, de configurer afin qu’une pensée esthétique ou esthétisée émerge et fasse collectivement sens. Or, tout mon travail a consisté à démontrer, preuve à l’appui, argument après argument, que les écrivains, face à cette expérience, ne sont nullement « égaux ». J’entends, en recourant à ce terme, affirmer qu’il existe un système mondial inégalitairement organisé. Ce que Pascale Casanova a nommé la « République mondiale des lettres ». En ce sens, les écrivains « nationaux » qui éprouveraient un sentiment d’étrangeté à l’égard de la langue française, malgré tout, demeurent en accord avec une définition nationale de la littérature. Je voudrais dire par-là qu’ils demeurent comme lovés dans un sentiment de naturalité de la langue. Si bien que rares sont les écrivains « nationaux » qui, à l’époque contemporaine, écrivent sur la langue française. Ils s’interrogent sur elle, c’est certain, mais cela demeure intime, personnelle, invisibilisée. Or, les écrivains « excentriques », comme les nomme Pascale Casanova, ne cessent de savoir que la langue française qu’ils écrivent est tout sauf naturelle. C’est une relation « intranquille » comme dirait Édouard Glissant. Ces écrivains, contrairement donc aux écrivains français de France, ont un rapport à la langue française qui est d’abord politique, c’est-à-dire conflictuelle. Et tout le « travail » consiste à sublimer ce conflit, soit le convertir en matière littéraire. Cela explique donc que de Jorge Semprun à Assia Djebar en passant par Emil Cioran et par Milan Kundera, tous ont fait du rapport à la langue française un thème d’écriture. Le cœur de récits, d’intrigues, etc. C’est ce que Lise Gauvin nomme la « surconscience linguistique » des écrivains non français de langue française.
Je pourrais ajouter, aussi, que les écrivains « nationaux », aussi difficile puisse être leur expérience de l’écriture, n’ont à faire qu’à une seule langue d’écriture : le français. Les écrivains « excentriques » sont, au contraire, confrontés à deux ou trois langues. Dans le cas des écrivains algériens, il s’agit de la langue française, de l’arabe classique, de l’arabe dialectale, pour le moins. Et cela est d’autant plus complexe que ces langues entretiennent des rapports hiérarchiques. Un écrivain algérien écrivant en arabe dialectale, par exemple, n’a que peu de chances d’être reconnu car la langue de son écriture n’est pas suffisamment qualifiante aux yeux de l’institution littéraire parisienne. Il s’agit donc de faire un choix. Ce choix est une violence symbolique produite par l’organisation littéraire. Il faut se souvenir de ces propos de l’écrivain somalien de langue anglaise Nurrudin Farah : « L’écriture est un champ miné de trahisons. J’ai trahi ma mère en devenant non pas poète oral mais écrivain, et en écrivant en anglais, c’est-à-dire dans une langue incompréhensible pour elle ; et non seulement cela mais écrivain de textes politiques, ce qui m’empêcha de vivre en Somalie, près d’elle. Je pensais donc que je devais écrire des livres que l’on puisse considérer comme un monument à la mémoire de ma mère. Je regrette d’avoir écrit en anglais, je regrette de n’avoir pas vécu en Somalie, je regrette que toi, ma mère, tu sois morte avant que j’aie pu te revoir. J’espère que mon œuvre est assez bonne pour servir d’éloge funèbre à ma mère ».
5 – Votre essai a ce grand mérite de nous faire prendre conscience des enjeux posés par la « langue ». On finit la lecture de votre livre en comprenant bien que l’identité d’un pays, d’un peuple, d’une culture, ne tient pas à autre chose qu’à sa langue, au rayonnement de sa langue, au pouvoir sacral de cette langue, et donc, peut-on dire, à la puissance de sa « littérature », à savoir ce que produisent des « écrivains » grâce à ce qu’ils ont reçu : une langue « maternelle ». Or, actuellement, on voit bien que les violences qui s’exercent, ici ou ailleurs, essaient précisément d’anéantir le pouvoir de la langue, que ce soit à travers le recul sans précédent de la lecture, notamment d’œuvres littéraires – qui donnent la maîtrise du langage et les outils de la critique – au profit d’autres activités plus particulièrement liées à l’image et aux nouvelles technologies ou que ce soit encore, dans la situation sanitaire et sociale sans précédent de la majorité des femmes dans le monde (Cf. Le Livre noir de la condition des femmes, sous la direction de Christine Ockrent, 2006). Étonnamment, ces violences contre la littérature et les écrivains recoupent, me semble-t-il, celles contre la langue et les femmes. Je pense, par exemple, à ce qui se passe au Canada et dont on ne s’attendrait pas, ici, à citer un tel pays, ni même à apprendre qu’il est responsable de crimes effroyables, perpétrés par les autorités elles-mêmes, contre les femmes amérindiennes pour stopper la transmission de la culture des autochtones (Cf. Emmanuelle Walter, Soeurs volées : Enquête sur un féminicide au Canada, 2014). Que diriez vous concernant ces violences et le constat que j’en tire ? Avez-vous déjà pensé à un tel recoupement pour l’Algérie ? Serait-il valide au regard de votre recherche ? Si oui, n’induirait-il pas à prouver, qu’au-delà même des pays colonisés jadis – et encore opprimés aujourd’hui pour des raisons économiques ou culturelles – il y a bien une haine viscérale des peuples (qu’ils soient dominés ou dominants) envers la « langue » et qu’ils expriment particulièrement – ici comme ailleurs et chacun à leur mesure – contre ce qui représentent la « pensée » et les « femmes » ?
Vous avez tout à fait raison. Ce travail que j’ai réalisé à partir de l’analyse des expériences littéraires des écrivains étrangers de langue française pourrait être associé à un autre travail relatif, cette fois-ci, aux expériences littéraires des femmes. Car, s’il existe une contre-histoire de la littérature française racontée à partir des marges géographiques et nationales, il en existe une autre, tout aussi fascinante, que nous pourrions raconter à partir des marges sexuelles et genrées. Delphine Naudier, notamment, a beaucoup réfléchi à cette question du coût social de l’écriture des femmes. Et ce que cela implique, à nouveau, d’épreuves, de violences, et pendant longtemps de silence. Cela me fait notamment penser à ce que Pierre Bourdieu appelait de ses vœux lors de l’une de ses leçons au Collège de France : « Changer l’art, c’est changer la définition de l’artiste et même créer la notion d’artiste au sens moderne du terme, contre la notion de maître ».
Entretien © Kaoutar Harchi & D-Fiction – Illustrations © DR
(Paris, déc. 2016)
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