MATHIEU LARNAUDIE s’entretient avec nous à l’occasion de la publication de son roman, LES EFFONDRÉS (Actes Sud, 2010) :
1 – Mathieu, peux-tu nous parler de ton parcours avant la publication de ton premier livre, Habitations simultanées (Farrago/Léo Scheer, 2002) ? Quelles étaient tes lectures, ton rapport à la langue, ton projet d’écriture ?
Vous m’obligez là à une curieuse archéologie, que je n’ai jamais vraiment tenté de faire et que j’ai même sans doute toujours veillé à éviter, ou à me dissimuler. Je n’ai aucune tendresse pour mon adolescence et vous m’y renvoyez nécessairement : c’est à cet âge-là que s’est précisé mon rapport au langage et à la littérature, un rapport d’abord tâtonnant, je pourrais dire accidentel, qui s’est affirmé progressivement, de façon très comparable à la construction d’un désir naissant. Je peux l’identifier, ce désir, à quelques lectures marquantes, peut-être fondatrices. J’étais au lycée dans une pension, sur une colline qui domine cette magnifique petite ville moyenâgeuse qu’est Sarlat, dans le Périgord. Magnifique, certes, mais je peux vous dire que lorsque l’on a 15, 16 ans, on s’en fout pas mal que la ville soit magnifique. On pense surtout à divers éveils, qui ne concernent qu’assez peu l’architecture médiévale. Dès que la pension nous laissait libres de sortir, c’est-à-dire en gros cinq heures par semaine, nous descendions la colline pour aller boire, fumer des joints, rouler des pelles, remonter dans les états les plus pitoyables et joyeux possibles. Le reste du temps, comme il se doit, nous nous ennuyions. Il me semble aujourd’hui que rien ne m’a été aussi pénible et précieux que cet ennui, que l’état de quasi imbécillité auquel nous étions réduits : c’est là que je me suis mis à lire sérieusement, en faisant de ces lectures non plus de simples passe-temps, mais, pour employer des gros mots, de vraies expériences existentielles. Je me souviens très distinctement de la fascination et du bonheur que j’ai éprouvés à lire alors Jean Genet (à l’évidence mon premier grand « choc littéraire », comme on dit), puis Proust, Dostoïevski, Kafka, Sartre, etc. La lecture était alors, plus qu’une activité, un monde qui s’ouvrait en dehors de l’école et de ses balises, et qui générait, outre sa jouissance propre, un autre désir, celui de savoir, c’est-à-dire, à partir de ces lectures, comme dans une arborescence, de découvrir d’autres textes, d’autres auteurs auxquelles elles renvoyaient, et de pénétrer ainsi un peu plus avant dans le monde de la pensée. C’était comme des portes successives qui s’ouvraient, une trame de correspondances qui se tissait. Mais je suppose que je décris là l’expérience la plus commune, celle qui lie à peu près toutes ces personnes aux mœurs étranges qu’on appelle des lecteurs. Il y a en tout cas une excitation formidable, presque une transe, à voir toutes ces portes s’ouvrir, ces continents s’ébaucher ; il y a aussi quelque chose d’assommant : c’est tellement vaste… On sait, d’emblée, qu’on ne pourra pas tout parcourir, qu’il faudra faire des coupes, s’en remettre au hasard, à l’erreur, aux affinités électives, qu’on passera à côté de merveilles et qu’on aimera des choses très mineures. Je crois que j’aimais aussi, précisément, cette indécision, cet arbitraire et ce hasard-là. Aujourd’hui encore, c’est quelque chose qui me frappe et me séduit quand j’en parle avec mes amis, ou avec des auteurs que je rencontre : il y a bien sûr une sorte de domaine commun, quelques récurrences centrales, Joyce, Proust, Flaubert, Bernhard, Faulkner, ce type de monstres, et puis il y a toute la navigation autour de cela, qui fera que pour certains Joseph Roth aura l’importance que d’autres donneront à Cendrars, Echenoz celle que d’autres conféreront à Michon, William Carlos Williams plutôt que René Daumal, et ainsi de suite – ce qui n’empêche pas, bien sûr, tous ces noms et les œuvres qu’ils portent d’être éventuellement compatibles, marquants ensemble. C’est aussi dans ces années-là, par ennui sans doute toujours, que je suis devenu une sorte de graphomane, écrivant continuellement et de manière complètement désordonnée, sans vrai projet, sans rien surtout à quoi j’envisageais d’aboutir. La publication n’était pas du tout mon souci ; c’était une hypothèse lointaine, effrayante, un peu dégoutante. Un autre monde. Quand j’ai quitté la pension pour aller, dans un premier temps, vivre à Bordeaux et un petit peu à New York, c’était foutu pour moi, j’avais pris de trop mauvaises habitudes : j’ai continué d’écrire, un peu moins frénétiquement tout de même, heureusement. Je me suis installé à Paris à 22 ans pour me désenclaver : je crois que tous les provinciaux qui répètent comme moi ce geste, si caractéristique de ce pays ultracentralisé qu’est la France, ce passage obligé pour ainsi dire, savent la part d’exil qu’il implique. Mes lectures ont varié, j’ai découvert d’autres pans de la littérature, notamment son versant expérimental, la poésie, qui m’a occupé pas mal de temps. (Il me paraît bizarre de décrire tout ça comme si c’était un processus presque linéaire, alors que tout ne s’est fait que selon un désordre patent, un fouillis, des bifurcations, des découvertes, des reniements.) Le projet d’une écriture, celle qui a donné, donc, Habitations simultanées ne s’est dessiné que peu à peu ; ça a été un chantier ouvert, improbable ; d’ailleurs, ce premier livre, paru le jour de mes vingt-cinq ans (c’est facile pour moi de me le rappeler, du coup) est le résultat d’un long travail, bien plus long que ce qu’il aurait dû nécessiter, hélas. Je le vois aujourd’hui comme la trace d’une sédimentation qui recouvre les années où j’étais, par pur vœu de conformité sociale, étudiant.
2 – Les Effondrés nous semble exemplaire de plusieurs points de l’ambition littéraire, qui sont en général traités séparément alors qu’ils sont chez toi menés ensemble. L’ambition que l’on pourrait nommer d’actualité (avec ses diverticules sociologique et politique), l’ambition stylistique et l’ambition formelle. La dimension relative à l’actualité est liée au sujet du livre : il s’agit de la crise économique à travers la période comprise entre le 7 et le 29 septembre 2008, jour où l’index du Dow Jones s’effondre de 777,7 points (ce fut la plus forte perte de points de toute son histoire), plongeant le monde entier dans une sorte de consternation quasi apocalyptique et dans une crise mondiale – comme nous le voyons aujourd’hui encore – sans limite. Nous reviendrons sur cette ambition-là mais elle sert de point d’ancrage à deux autres ambitions, celle de la forme et du style. Une caractéristique formelle pour le moins inactuelle est l’application dans ton livre de deux notions forgées par Roland Barthes : les « mythologies » culturelles – par l’homme de pouvoir et d’argent – et le « neutre » – par l’effacement des noms de tes principaux protagonistes (un président français, une chancelière allemande, un ancien président de la Réserve fédérale, quelques banquiers et différents traders) mais qui restent cependant aisément identifiables (Richard Fuld, Alan Greenspan, Bernard Madoff, Adolf Merckel, Angela Merkel, Marcel Ospel, Nicolas Sarkozy, etc.). D’autres protagonistes étant, en revanche, anonymes, ils sont impossibles à identifier et apparaissent alors aussi réels que fictifs (par exemple, le « boiteux », vieil homme d’affaires retiré dans sa propriété suisse). Comment as-tu choisi tes personnalités et construit leur portrait ? Pour les anonymes, sont-ils réels ou seulement inspirés de personnes réelles ? Ces protagonistes représentent-ils pour toi, dans nos mythologies actuelles, les mêmes légendes que celles célébrées jusqu’alors, mais en « négatif » ? Penses-tu que, aujourd’hui, les personnages qui font encore « rêver » les lecteurs doivent avoir cette dimension négative (Patrick Bateman, Max Aue, l’homme houellebecquien, etc.) ?
Plus que la crise financière, le récit s’attache à décrire les effets de la crise idéologique qui l’a accompagnée. Dans une formule un peu facile, il m’est arrivé de dire que je m’intéressais moins à la chute des cours qu’à la chute des discours, ou plus exactement à leur refonte. Ces hommes de pouvoir et d’argent dont vous parlez sont saisis dans le vif de l’événement, au moment où leur socle idéologique s’effondre, au moment où ils sont désemparés et se présentent comme tels. Ils sont acculés, accusés, hagards, et ils se réforment. C’est pourquoi l’image première du livre, celle qui m’a vraiment sidéré et autour de laquelle s’est, je crois, organisée l’écriture, est celle d’Alan Greenspan auditionné devant le congrès, quand il dit qu’il reconnaît, lui qui pendant quarante ans a été le héraut d’une politique néo-conservatrice et ultralibérale de dérégulation et d’allégeance absolue à la loi des marchés, que cette politique était une idéologie et qu’elle a échoué. C’est une parole très forte car le propre de l’idéologie libérale, c’est de ne pas se reconnaître comme idéologie. C’est de dire : le libéralisme n’est pas une idéologie, car c’est le seul système conforme aux lois de la nature, c’est le seul système qui vaille. Greenspan endosse donc la responsabilité d’un reniement crucial, auquel le discours de Toulon d’un Sarkozy, par exemple, dont je décris aussi la scène, fait écho, qu’il valide en un autre point de la planète. On l’a apparemment oublié depuis, mais il faudra bien rappeler un jour la volte-face spectaculaire qu’a opérée Sarkozy ce jour-là. Il a fait un discours contre tout ce pour quoi il venait d’être élu. Il a entonné le chant du revirement, sans scrupule et sans nuance – la nuance n’est pas son fort. Evidemment, on voit bien aujourd’hui que ce n’était que de l’enfumage, qu’il n’a rien fait, que la prétendue prise de conscience et l’appel à la moralisation du capitalisme (comme si le problème était moral, et non politique) étaient des effets de manche destinés à temporiser, à calmer le menu peuple, pour que rien ne change : que tout change pour que rien ne change, une fois encore, on la connaît, la vieille antienne du Guépard. Cela dit, il ne faut pas sous-estimer l’importance des mots, même quand ils ne sont pas suivis des actes qu’ils désignent : dans l’opinion majoritaire, les libéraux étaient, avant la crise, ceux qui détenaient la clé d’un horizon indépassable. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Les mots ont leurs effets, ils transforment le réel, même quand on les emploie comme des rideaux de fumée ou des coquilles vides par stratégie d’autopréservation. Qu’ils aient incarné, ces grands financiers, hommes politiques, dirigeants d’institutions centrales du capitalisme mondialisé, chacun à leur manière, des mythologies contemporaines, c’est très possible : ils ont cristallisé un imaginaire, ils sont les représentations d’un état de l’époque et du monde. Cependant, le récit les livre à leur déchéance, et leur dimension mythologique, s’il faut préserver le terme, tient moins à leur statut d’icônes qu’à l’aspect tragique de ce qui leur arrive. Ils ont une valeur d’exemplarité, et c’est bien cela qui me les a fait choisir. J’aurais pu amplifier le livre, prendre encore bien d’autres personnages confrontés à la même perturbation de leur repères et de tout ce en quoi ils croyaient. Je m’en suis tenu à ceux-là car il me semblait que, plus qu’une collection, c’est leur concaténation qui était à même de faire saillir le mouvement qu’il m’intéressait de rendre sensible. Cela n’aurait servi à rien de recenser des trajectoires similaires ; ou alors c’eût été un tout autre projet, une accumulation de figures assez semblables, comme une galerie de miroirs déformants. Je préférais que le livre garde une forme assez compacte. La neutralisation dont vous parlez, qui m’a amené à ne pas nommer les personnages bien qu’on reconnaisse aisément la plupart, relève de la même démarche, et je ne l’ai d’ailleurs pas réellement décidée : elle s’est imposée d’elle-même dès que je me suis mis à écrire. Je dis « Sarkozy » ou « Merkel » et tout de suite, dans ma tête, tout un imaginaire se déploie. Si j’avais eu recours aux noms de ces personnages, ils auraient tout recouvert, car ils sont déjà chargés d’un répertoire infini d’images, de mots, d’idées préconçues. Or, ce qui primait, à mes yeux, c’était de rendre sensible l’événement dans sa spécificité, son surgissement propre ; de voir comment s’incarnait ce grand mouvement abstrait et impalpable qu’on appelait la crise, comment il affectait les corps, les gestes, les esprits, les paroles, les destinées individuelles et collectives, quelle était sa matérialité. Je souhaitais que dans ce vortex, ils ne se distinguent pas par leur célébrité des « anonymes », comme vous dites (par opposition, donc, aux personnalités publiques que l’on reconnaît) ; lesquels sont, à une ou deux exceptions près, également inspirés de personnes réelles. C’est aussi le cas pour celui que j’appelle le boiteux. Il emprunte des traits biographiques précis et nombreux à quelqu’un que j’ai rencontré. Je ne sais pas, pour répondre à votre dernière question, si c’est une spécificité de l’époque de représenter des personnages « négatifs ». Il me semble plutôt que la littérature assume, parmi ses vocations historiques, de prendre en charge une certaine expérience du négatif, dont ces figures participent. (Mais pour le coup, un Patrick Bateman ne me fait pas « rêver » du tout ; le poncif du riche yuppie aseptisé chez qui le surgissement du refoulé s’épanche dans la plus extrême violence trash me semble assez caricatural et très daté. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas eu sa pertinence à la sortie d’American Psycho ; sans doute Ellis a-t-il pointé en son temps l’envers d’un stéréotype, mais en créant un autre stéréotype symétrique.)
3 – Le lien entre les parties est donc le sujet lui-même qui relationne les acteurs et la progression temporelle de cette crise qui voit chacun d’eux s’effondrer. Cette subtilité est immédiatement perceptible et c’est l’une des grandes réussites du livre, que cette linéarité, non pas d’une histoire mais d’un dispositif narratif calqué sur celui de la progression des événements, soit aussi immédiatement accessible. N’importe qui peut lire ton livre et comprendre de quoi il s’agit, de quel « effarement » sidéral cet effondrement est le nom. Avais-tu conscience alors qu’il fallait ainsi aborder la crise ou cette approche s’est-elle opérée au fur et à mesure de ton travail d’écriture, de réflexion, d’avancement du manuscrit ?
Le choix de ce dispositif est intrinsèquement lié au désir et à l’idée d’écrire le livre, comme cela est perceptible dans la phrase elle-même : phrase longue, circonvolutoire, qui ménage la possibilité d’un glissement, d’une mise en relation comme vous le pointez. Je crois que je ne saurais pas entamer l’écriture d’un livre sans une idée formelle, sans la recherche et la mise en pratique d’un « style ». Si, donc, je me suis engagé presque instinctivement dans cette façon d’aborder la crise financière, c’est parce que je sentais que l’opération fictionnelle devait consister en une circulation mettant en continuité des éléments donnés comme séparés : j’ai travaillé, évidemment, à partir d’une masse mouvante de documents, qui ne cessait d’être réactualisée au moment-même où j’écrivais. Les sources étaient sans cesse accrues et modifiées ; mon matériau était à la fois instable, pléthorique et disséminé. Tout ce qui nous parvenait était médiatisé, filtré et conditionné par les médias au sens le plus large du terme. C’est-à-dire que la dramaturgie de la crise se présentait de façon fragmentaire, par bribes, éclats, informations autonomes, partielles. J’ai entamé la rédaction du livre début janvier 2009, à Berlin. Le processus d’expansion de la crise, ses ramifications étaient alors en plein développement. Je rassemblais donc en temps réel cette masse d’informations, constituais des dossiers, triais, corrigeais, élaguais. J’ai très vite risqué de m’enferrer dans un surplus de matière, car c’était un tourbillon sans fin – comme on le voit, puisque ses conséquences durent encore aujourd’hui : il m’a fallu décider de m’arrêter de collecter de nouveaux éléments et faire des choix, notamment, comme je le disais tout à l’heure, quant aux acteurs de la crise auxquels me consacrer. J’ai traité le phénomène « crise » comme une scène globale et simultanée au sein de laquelle promener librement mon récit. Plus le manuscrit avançait et plus ce qui avait été une intuition se consolidait. C’était effectivement un travail d’identification de points de tensions et de mise en relation.
4 – Tu as recyclé dans ton texte certaines paroles des protagonistes tenues lors d’entretiens dans la presse. C’est une vieille obsession chez toi, le vocabulaire du monde marchand, son idiolecte, ce « jargon ». Parle-nous de cette intégration dans tes textes.
Au sein de cette circulation, les paroles ont évidemment leur importance ; la manière de parler des protagonistes, les mots qu’ils emploient ont un sens décuplé car ils traduisent le désarroi idéologique et les retournements auxquels on a assisté. Plus qu’un sabir mercantile ou technique, ce qui m’intéressait, c’était en quelque sorte la bande-son de l’événement, et l’interprétation que ses acteurs en faisaient eux-mêmes. Je m’en suis servi comme d’un matériau, un document brut à injecter dans le récit, parcimonieusement d’ailleurs.
5 – S’agissant de l’ambition stylistique, il y a une beauté évidente qui tient à la phrase elle-même, dotée d’une véritable autonomie comme elle peut l’être chez Proust ou Bernhard ou Sebald. Phrase longue, chercheuse, qui pousse ses syntagmes très loin et raffine au maximum la précision, comme angoissée par l’idée de laisser derrière elle-même une part d’inachèvement du sujet et du motif. Parle-nous de ce travail sur la phrase, cette « bataille de la phrase » pour reprendre l’anagramme contenu dans le titre de Claude Simon, La Bataille de Pharsale, auteur qui a aussi beaucoup compté pour toi, comme d’ailleurs le Nouveau Roman…
Une phrase, lorsque je commence à l’écrire – que je m’y lance pourrais-je dire –, s’ouvre toujours avec une logique interne très construite, que j’ai en tête, mais qui demande à être ensuite entaillée de l’intérieur, incisée, réouverte, altérée, remodelée. C’est une sorte de jeu de trappes, de cadre extensible qui va progressivement être transformé, se truffer de tout un tas de choses inenvisageables ou insoupçonnables a priori, qui naissent du mouvement même de l’écriture. Une proposition subordonnée peut ainsi s’hypertrophier et devenir le lieu d’un nouveau motif qui s’agrège au récit. Il y a une possibilité (une latitude) laissée à l’accident. Vous avez tout à fait raison, dès lors, de dire de cette phrase qu’elle est « chercheuse », car c’est au cœur même du travail de la phrase que son objet se précise et se déplie. La phrase est une sonde. Elle fouille, repère, détecte, comme un radar ; elle digresse en rencontrant de nouvelles pistes, qu’elle explore. Je ne crois pas qu’il y ait une angoisse de laisser en chemin quelque lacune, car évidemment une phrase ne peut jamais embrasser la totalité des choses ; ses lacunes la composent également ; mais dans cet enroulement elle brasse, ramasse, et surtout s’offre à la part de découverte qui se tient au plus vif et parfois au plus secret de l’écriture. Cette recherche-là, en tout cas, ce qui apparaît et se manifeste dans l’acte-même, est au centre de l’intérêt et du plaisir que j’éprouve à écrire. (Et le plaisir que j’ai pris à écrire ce texte a été très intense.) Claude Simon évoque, je ne sais plus où, un autre aspect de la recherche qui se mène par et dans la phrase : celle de « l’exactitude ». Or, souvent, et c’est ce qui m’intéresse peut-être par-dessus tout dans sa poétique, ce souci d’exactitude n’équivaut pas à préférer tel mot à tel autre puis à effacer cette recherche du corps du texte mais, au contraire, à un long et patient réglage, fait de tentatives, d’ajustements et d’autocorrections, dont le texte témoigne : le roman garde une trace du processus de cette recherche, l’expose, le rend sensible, et c’est à ce titre que l’on peut réellement parler d’exactitude. Vous savez, je suis très myope. Le rapport au monde des myopes est particulier : ils sont dans la nécessité perpétuelle de corriger et d’ajuster leur vision. Regardez un myope plisser les yeux en vous voyant de loin venir vers lui, puis les écarquiller quand il vous a reconnu, quand il est bien sûr que c’est vous. Je trouve une analogie entre ce rapport et ma pratique de l’écriture. Je ne sais pas si je peux dire que la myopie conditionne en partie mon écriture, mais en tout cas j’aime bien le penser. L’écriture est une forme d’ajustement au monde. Il y a une poétique à l’œuvre dans « le regard insistant, ce beau regard des myopes », comme dit Alexandre dans La Maman et la Putain.
6 – Jean Ricardou avait théorisé sur la généralisation des figures de rhétorique à l’ensemble des degrés de l’œuvre littéraire : ainsi parlait-il de métaphore structurale s’agissant d’un sujet qui mime le déroulement du récit lui-même dans sa relation au lecteur. Or, il apparaît chez toi une métaphore structurale aussi dans la mesure où la phrase, si elle s’apprécie pour elle-même, mime en quelque sorte la dimension tentaculaire du capitalisme.
À l’évidence, le flux de la phrase est un corollaire des flux qui sont l’objet du récit : les flux financiers, les flux d’informations, mais aussi les flux idéologiques, la circulation d’une dogmatique qui s’était imposée comme unique et globale, et dont l’effondrement (ou, en tout cas, la remise en cause subite) a également eu lieu à l’échelle globale. Il y a bien, dans cette mesure, une métaphore structurale, oui. Mais il y a une nuance : le capitalisme a un langage, ou des langages, qui ne sont pas celui du livre. Je n’écris pas dans la langue du capital, celle de la « communication », qui est sans doute la version contemporaine de l’universel reportage mallarméen. La relation du texte au lecteur n’est, bien sûr, aucunement celle du message capitaliste à son récepteur (cette propagande usuelle, omniprésente). Vous parliez de la bataille de la phrase, c’est aussi là qu’elle se joue : cette phrase chercheuse, pour reprendre votre mot, instaure un autre rapport au temps et au langage que la phrase péremptoire et stabilisée de la « communication ». Quantité de livres contemporains miment le langage du capitalisme. On écrit une adjonction de slogans bébêtes, de mots d’ordre sommaires, et on croit subvertir le système en s’appropriant de façon « critique » ses codes et sa langue. Cela me semble bien naïf et surtout un peu vain, en tout cas insuffisant : à écrire la même langue que les communicants, c’est toujours cette langue-là qu’on entend, qui circule ; c’est elle qui gagne. C’est la même pauvreté sémantique et syntaxique, la même réduction des possibles de l’expérience langagière qui prédominent. C’est cette langue qui annexe la littérature, et non l’inverse. On ne fait que reconduire l’ordre, le langage dominant. Je le dis d’autant plus tranquillement que j’ai pu, par le passé, dans certains de mes textes, avoir moi aussi cette tentation mimétique, et penser qu’il était suffisant de désigner un certain état du langage, en le recontextualisant de façon littéraire, pour en aiguiser une critique. Dans Les Effondrés, j’ai choisi une tout autre piste. Ces tentacules du capitalisme dont vous parlez, la phrase les décrit, dans tous les sens du terme (comme on décrit un paysage, en le détaillant, ou comme on décrit une courbe, en la parcourant), en même temps qu’elle s’en extrait et s’en distingue.
7 – N’y a-t-il pas chez toi une valeur politique de la beauté du texte et donc de l’œuvre face à l’extermination par les élites elles-mêmes de la recherche formelle, spéculative, esthétique ? On ne connaît guère de gens riches engagés dans des projets esthétiques insensés au mépris de leur fortune. L’incroyable pauvreté esthétique des élites de tout bord n’est-il pas au fond l’un des grands faits de notre temps, sans doute original au moins pour cette raison ?
C’est très bien vu.
8 – Il y a un fait assez peu repéré aujourd’hui, à savoir que les journalistes, experts ou non, exprès ou non, décrivent de la même manière le terrorisme international et le fonctionnement de la finance : absence de centre de commandement identifiable, multiplicité de ces mêmes centres, dissémination et délégation des actions, ce qui évite quasiment toute responsabilité au niveau économique et tout dépendance à des chefs au niveau du terrorisme. Qu’en est-il pour toi de ces similitudes ?
Elle est évidemment troublante mais guère surprenante : ce qui est décrit ainsi, c’est un fonctionnement réticulaire qui est le grand modèle de représentation du monde contemporain. C’est un schéma universel, désormais. Tout se donne à lire sous la forme d’un entrelacement de réseaux interpénétrés et globaux. On en vient parfois même à se demander si cette description des choses comme horizontalité connectée-atomisée renvoie vraiment à leur spécificité, qu’il s’agisse de la finance ou du terrorisme par exemple, ou si ce n’est pas une grille mentale préexistante que l’on plaque sur presque tout. Quels que soient les phénomènes, on les aborde comme des réseaux. La paranoïa a de beaux jours devant elle.
9 – À la vingtième page, une référence est faite au cut-up qui semble marquer ton opposition à cette technique dont tu expliques qu’elle a été « mise au point, en de tout autres temps, pour interroger et subvertir le langage du pouvoir et de l’information, révéler ses structures, y opérer des connexions inédites, par une poignée d’Américains outsiders et excités »… Pour le coup, cela nous semble un peu vite dit, surtout aujourd’hui où ce type d’expérimentations est condamné par la majorité des grandes maisons d’édition car économiquement non viable. Peux-tu revenir sur ce propos ? L’as-tu manifesté pour souligner que, maintenant, cette technique sert davantage les langages du pouvoir – donc la culture dominante – qu’elle ne s’y oppose ?
Si je n’avais pas été sensible à cette technique d’écriture, si je l’avais trouvée nulle et non avenue, je n’en aurais même pas parlé. Je ne marque aucune opposition au cut-up, ici, mais lui rends plutôt une sorte d’hommage. Je viens de relire le passage dont vous parlez, d’ailleurs : il n’y a rien qui puisse laisser penser que je trouve cette technique d’écriture non pertinente, au contraire (je dis qu’elle eût permis de souligner la cohérence de certains énoncés parus au moment de la crise) – même si, évidemment, ma stratégie d’écriture est radicalement différente. Quant aux excités dont je parle, il me semble perceptible que j’éprouve pour eux un certain attachement. Ma seule réticence, et je le dis avec précaution car cela demanderait à être discuté, tiendrait peut-être au fait que ce procédé a été tellement utilisé qu’il est devenu une forme de contestation homologuée de la langue du pouvoir. Langue du pouvoir qui, depuis les années 50, a elle-même beaucoup évolué, est devenue plus fun, rapide, souple, virale, et qui est peut-être d’ailleurs, à l’heure actuelle, en train de changer de nouveau, de se réautoritariser, de se rigidifier à nouveau, tout en devenant, dans le même temps, de plus en plus grossière (je ne dis pas « vulgaire », parce que dans « vulgaire » il y a vulgus, le peuple donc, la multitude, et qu’on ne peut pas faire cette injure au peuple, dont la décence ordinaire en remontre souvent aux tenants du pouvoir). Bref, de là à prétendre que le cut-up « servirait » les langages du pouvoir, je ne vois vraiment pas ce qui dans ma phrase tendrait vers cela.
10 – Parlons à présent de tes autres œuvres. Ton premier livre, Habitations simultanées, est le récit d’un malentendu entre un écrivain et un peintre qui forment un couple en mal d’épanouissement, tant dans leurs sentiments réciproques que dans leur travail respectif. La femme, Mona, se suicide d’ailleurs. C’est à la suite de sa mort que démarre l’écriture de ton texte qui contient un certain nombre de procédés et de prises de risque formels. Parle-nous de ta volonté – déjà à l’époque – de ce souci formel qui est le tien, de cette préoccupation de structuration et de complexion textuelles.
Ce texte est conçu comme une série de très courts dispositifs qui se succèdent et se font écho, autrement dit comme une espèce de petit catalogue portatif de procédures d’écriture au sein desquelles passe une narration morcelée, chahutée. Il emprunte donc à des registres littéraires très hétéroclites, qu’il rassemble et met en friction. C’est, vous avez raison de le souligner, un livre résolument formaliste. Comme je l’ai écrit (je vous le disais plus haut) de mes 19 à mes 23, 24 ans en gros, j’ai un peu de mal à en parler avec précision ; je garde pour lui une vraie tendresse, mais il y a évidemment bien des choses que je transformerais complètement aujourd’hui. Le texte est conçu comme un espace, lui même découpé en une adjonction d’espaces qui se renvoient les uns aux autres. C’est un livre fortement architecturé. Il y a un concept architectural, créé dit-on par Buckminster Fuller (le spécialiste des dômes géodésiques), qui me semble bien traduire comment il est construit, celui de « tenségrité ». La tenségrité (je wikipédise) « caractérise la faculté d’une structure à se stabiliser par le jeu des forces de tension et de compression qui s’y répartissent et s’y équilibrent. Les structures établies par la tenségrité sont donc stabilisées, non par la résistance de chacun de leurs constituants, mais par la répartition et l’équilibre des contraintes mécaniques dans la totalité de la structure. » Le discours amoureux s’y recompose au fur et à mesure, de façon lacunaire, au fil des indices épars, disséminés au milieu de pistes narratives annexes, de bouts de textes qui font comme des lignes de fuite, de bribes autobiographiques, d’éclats de voix saisis au passage et qui forment une sorte de rumeur, un dehors qui vient travailler et perturber cet agencement qu’on appelle une « histoire d’amour ». Histoire d’amour somme toute conventionnelle, qui s’est mal finie (il y a un peu de drame), et qui se raconte sur un mode élégiaque. L’amour n’est qu’un prétexte… Mon intention, je m’en souviens, était surtout de saisir comment une communauté, en l’occurrence la communauté des amants, qui est la communauté primordiale, est traversée par le langage, constituée et défaite par lui : c’est à la fois le rôle du « malentendu » (qui est un thème qui me passionne) et de cette pulvérisation du récit, qu’on n’aborde que par ses manques, ses creux, ses ratés, ses effets de correspondance, qui se dérobe et se diffère.
11 – Ton deuxième livre, intitulé Pôle de résidence momentanée (Les Petits Matins, 2007), présente ce que l’on peut nommer précisément un « dispositif textuel » singulier, à savoir une forme fictionnelle qui est une critique des systèmes « bureaucratiques » ayant cours. Il y avait déjà là l’idée de travailler sur l’économie, le social et la politique…
Pôle de résidence momentanée décrit une société fictive qui ressemble étrangement à la nôtre, et qui tient, à la fois, de la « ville globale » telle qu’a pu la décrire la sociologue et géographe Saskia Sassen, de la zone résidentielle ultraprotégée – sorte de municipalité privée comme on en voit de plus en plus fleurir un peu partout dans le monde –, de la grande entreprise et du club de sport professionnel. Le texte fonctionne comme une visite guidée, ce qui autorise ce jeu avec le langage bureaucratique que vous désignez, mais dans lequel je verrais plutôt un jargon sécuritaire cool qui tient en même temps de la menace administrative et de l’invitation touristique. C’est donc une sorte de croisement dystopique des paradigmes de l’habitat, de la circulation humaine et du monde du travail contemporains. Les résidents dudit pôle sont sélectionnés au terme d’une épreuve sportive, une sorte de cross par quoi ils valident leurs aptitudes physiques et qui donne lieu à des passages de course, dont la forme, entre parenthèses, emprunte de façon transparente, pour qui les connaît, à certains livres d’Olivier Cadiot, pour lesquels j’ai une très grande estime. À mes yeux, ce livre relève du genre de l’utopie, c’est-à-dire qu’il se situe à l’intersection de la politique, de la théorie (ici plus urbanistico-économique que philosophique) et, bien entendu, de la fiction, voire de la science-fiction, car il s’agit-là de l’évocation d’un monde imaginaire, ni tout à fait le nôtre, ni tout à fait un autre.
12 – La critique qui se déploie dans Pôle de résidence momentanée est très originale car elle s’appuie directement sur les discours formulés par ces mêmes systèmes. Ainsi, au lieu d’ériger une critique contre ces systèmes, tu ériges une critique à travers eux, par leur intermédiaire, en te réappropriant leur vocabulaire, leurs termes, leur phrasé afin de les perturber, les décaler. Comment cette forme s’est-elle imposée à toi ?
L’utopie en tant que genre a toujours une fonction critique. C’est toujours pour critiquer un certain état du monde qu’une version alternative, qu’elle soit meilleure ou pire, en est proposée. Dans PRM, je repère des composantes du monde actuel (qui sont à mon avis emblématiques) et je les accentue ; je les radicalise. Cette radicalisation a pour but de désigner ces composantes, de les mettre en relief. De les rendre sensibles, là encore. Je détourne donc les discours, la syntaxe ; je me les réapproprie en les hypertrophiant, dans une sorte de tautologie grossissante (comme il y a des verres grossissants), ce qui a pour effet d’en mieux faire voir les rouages et de créer, à partir d’eux, de leurs combinaisons de langage, une sorte de fiction infernale. Cette opération très ludique a également pour vertu de soulever une forme d’étrangeté, voire de monstruosité, qui sommeille sous la prétendue efficace de ces discours et sous la banalité policée de leur grammaire.
13 – Question annexe mais importante relativement à ton oeuvre, as-tu déjà été confronté au parcours crétinisant d’embauche type – CV, entretiens, etc. ? As-tu déjà connu la violence psychologique du travail en entreprise et cette précarisation globale de ce qu’autrefois on nommait encore les cadres ?
Bien sûr, il m’est arrivé d’écrire des CV, et surtout cette invraisemblable chose qu’est une lettre de motivation, de passer des entretiens d’embauche devant des petits chefs condescendants. Je ne crois pas avoir été victime de violence psychologique, non, n’exagérons rien ; j’ai connu en revanche, comme tout un chacun, les exaspérations ordinaires du rapport hiérarchique qu’on trouve dans n’importe quel boulot. En outre, pour plusieurs raisons personnelles, je connais assez bien le monde de l’entreprise, qui m’intéresse beaucoup parce qu’il est toujours en pleine mutation.
14 – Le discours « fictionnel » qui découle dans cette œuvre traduit, de fait, dans sa réappropriation même, une logique parodique, hyperbolique, excessive. Mais, à la fois, cette logique apparaît pertinente, constructive dans sa dénonciation puisqu’elle parvient à montrer qu’il est encore possible de dépasser l’idéologie hégémonique et ses pouvoirs de contrôle par le détournement et l’humour. Le recyclage de la théorie par exemple comme vecteur de fiction n’est-il pas l’un des ingrédients de ce qui pourrait être qualifié de nouveau naturalisme, où l’on s’intéresse aux dispositifs quasi irréels du présent ?
Je reviens cependant à ce que je disais à propos des Effondrés : dépasse-t-on vraiment la langue du pouvoir et du contrôle si l’on se contente de la reproduire ? Il faut aussi faire entendre autre chose ; il faut faire délirer ces langages et les dispositifs qu’ils accompagnent, pour montrer la part de délire dont ils relèvent déjà. Faire poindre l’irréalité du réel. Il faut que la théorie parodique instille du doute, du malaise, pour être corrosive et active, sinon on est seulement dans le sarcasme de l’impuissance, dans un cynisme narquois et un peu rigolard qui ne mène à rien. L’humour, c’est autre chose qu’un ricanement : c’est une puissance qui vient d’un excès. Et j’ai la faiblesse de croire qu’il y a de l’humour dans PRM, oui, en tout cas beaucoup de ses lecteurs m’ont dit qu’ils avaient bien ri.
15 – Pôle de résidence momentanée a fait l’objet d’une adaptation musicale par le compositeur Pierre-Yves Macé avec lequel, depuis 2003, tu collabores. Explique-nous en quoi a consisté cette adaptation, quel a été ton travail à ce moment-là. Qu’est-ce qui a suscité, depuis ta rencontre avec Macé, les créations que vous avez réalisées ensemble et quels sont tes rapports avec la musique ?
Pierre-Yves a proposé, en quelque sorte, la traduction sonore de sa lecture de PRM. Son interprétation. Du coup, c’est presque devenu sa version du texte. Il a enregistré ma voix lisant certains passages du texte, et ensuite la composition lui appartenait complètement. Notre travail commun fonctionne habituellement de façon très différente, notamment pour le module Hong Kong Police Terroriste Organisation, qui est une sorte de roman sonore expérimental, un work in progress texte/musique que nous poursuivons épisodiquement depuis très longtemps (2004, peut-être ?), dans le cadre de concerts ou de performances (en live, Pierre-Yves joue ses compositions, qui intègrent des captations de ma voix, des fragments de textes, voire des textes entiers, et moi je lis). Il s’agit-là d’une vraie co-écriture, dont nous proposons chaque fois de nouveaux volets, de nouveaux agencements, une nouvelle version. Je dois dire qu’elle repose, cette écriture commune, sur une complicité amicale et esthétique au long cours, une sorte de « confiance » (même si le mot peut paraître un peu galvaudé). Nous réfléchissons en ce moment à donner à ce projet une autre forme que le live. Hormis ce travail spécifique avec Pierre-Yves, mes rapports avec la musique sont totalement anecdotiques et n’irriguent pas réellement mon travail d’écriture.
16 – Ton troisième livre est un épais roman de près de trois cent pages, classique dans sa forme et dans son fond. Intitulé Strangulation (Gallimard, 2008), le personnage que tu y mets en scène, Jean, s’inspire largement d’une figure poétique plutôt confidentielle : Jean de La Ville de Mirmont (1886-1914) qui a notamment écrit Les Dimanches de Jean Dézert. Ici, ton regard se porte sur la fin du dix-neuvième siècle, c’est-à-dire sur la veille de la Grande Guerre qui marque l’entrée dans le vingtième siècle, Grande Guerre dans laquelle mourra d’ailleurs ton personnage. Ce personnage, fonctionnaire de son état et contemporain d’Apollinaire, est à ses heures « écrivain ». C’est même un ami de François Mauriac. On suit ses pérégrinations le long des quais à Bordeaux tout comme on traverse le milieu provincial de l’époque. Pourquoi avoir choisi cette période historique et t’être inspiré de ce personnage bordelais ?
Ce roman explore avant tout une question qui me travaillait depuis très longtemps : celle de la contemporanéité. Ou plus exactement la question : qu’est-ce qu’être son propre contemporain ? Ce qu’on appelle une « époque » n’est pas une unité temporelle unanimement vécue par ceux qui la traversent ; c’est un feuilletage de temporalités diverses, un télescopage de maintes définitions différentes et simultanées, qui n’ont parfois en commun que d’être situées dans la même séquence chronologique. Nous n’avons pas tous la même définition de l’époque, de ce qui s’y joue de crucial, de ce qui en fait les emblèmes. Il y a une sorte d’anachronisme au sein de toute époque. Je cherchais donc, de façon d’abord un peu abstraite, à faire l’expérience, par le roman, de ce problème. Il m’est vite apparu préférable, pour cela, d’écrire un « roman en costumes », de transporter cette question dans une époque que nous pouvons analyser, distinguer, dont nous avons la connaissance que nous donne le recul historique, ce qui n’est évidemment pas le cas pour l’immédiat contemporain : il y a toujours une part d’indécidable, de flou, dans le présent. L’histoire de Jean de la Ville de Mirmont, dont j’avais trouvé les Œuvres complètes parues chez Champ Vallon sur les étagères d’un grand hangar occupé par un bouquiniste près des quais de Bordeaux lorsque je devais avoir 18 ans, m’est alors revenue à l’esprit. Il y a d’ailleurs un détail amusant et tout à fait significatif : ces Œuvres sont parues dans la collection « 19e ». Pourtant, pas une ligne du livre n’a été écrite au 19e, tous les textes, techniquement, datent du début du 20e. C’est exactement ce qui m’intéressait : ce jeune homme traverse son époque en y étant fondamentalement étranger, sans capter (sans chercher à le faire) le plus vif du contemporain. Il est le contemporain de l’une des périodes d’agitation et d’expérimentations artistiques, poétiques, littéraires, les plus denses de l’Histoire, et il passe à côté, il passe en-dessous, littéralement : chaque jour, pour aller travailler, il passait sur le trottoir du boulevard Saint-Germain au pied de l’immeuble où habitait Apollinaire, et où se tramaient les révolutions esthétiques que l’on sait. Lui s’en fout. Il écrit des poèmes plutôt jolis, moyennement inspirés, assez musicaux, dans une veine baudelairienne éculée, plus de cinquante ans après le procès des Fleurs du Mal. Et puis, au milieu de cette production anachronique, il balance un petit roman très dense, très moderne, très en avance sur ton temps, pour le coup, ces Dimanches de Jean Dézert. On a beaucoup dit qu’il préfigurait la littérature de l’absurde… Voilà donc un personnage en qui s’incarne un rapport complexe à son époque, fait d’absence à soi, au monde, à l’Histoire en train de se faire, et de fulgurances qui le traversent, de points de jonction improbables. Le roman emprunte, certes, un ensemble de codes à une littérature « classique », si tant est que l’on puisse ranger, par exemple, le décadentisme fin de siècle sous ce mot. Mais, comme vous le savez, aucun roman de l’époque n’aurait été structuré ni écrit comme cela. Ce n’est pas un pastiche. Il n’y a pas de linéarité chronologique, et, à l’intérieur de la phrase, les époques, les langues, la syntaxe, le lexique se télescopent également : en somme, la forme elle-même est anachronique. Cet usage de divers états historiques, canoniques et littéraires de la langue qui s’entremêlent et se composent n’est, pour le coup, pas du tout classique. Il y a classicisme quand le texte se coule dans un état fixe et homologué de la langue, quand la langue est un corps déjà constitué. Là, ce n’est pas le cas. Strangulation irait plutôt chercher, me semble-t-il, du côté de certains romans post-modernes, surtout américains, qui ont recours à ces stratifications historiques de la langue. En tout cas, la forme me paraît prendre en charge et creuser, par-delà le décalage temporel et grâce à lui, la question du contemporain telle que je me la posais initialement et telle que le personnage de Jean l’incarne. Or, le temps n’a jamais été aussi problématique et clivé qu’aujourd’hui ; je pense que cette question du « contemporain » est éminemment actuelle. (Une anecdote au passage : vous qui connaissez très bien la littérature expérimentale – et le reste de mon travail ! –, vous relevez dans Strangulation sa facture « classique » ; son éditeur chez Gallimard y voyait au contraire, c’est le mot qu’il a employé, un texte « d’avant-garde ». Ceci pour illustrer, précisément, une question que soulève le roman : comment une seule et même époque réunit différentes conceptions de l’époque, et comment, en fonction des horizons d’attente et des parcours de lecture, un même texte peut être situé différemment dans le spectre littéraire. C’est justement cet assemblage, ces chevauchements, ces différends qui m’intéressaient.)
17 – Le roman emprunte au genre épistolaire plusieurs de ses parties et ses inserts contribuent à fragmenter l’œuvre. Te sens-tu proche de ces esthétiques du morcellement dont Peter Weiss faisait déjà, il y bien longtemps, l’apanage des esthétiques de la résistance au récit unifié, positif et universel des grandes entreprises idéologiques des puissants, quels qu’ils soient ?
C’est un autre élément formel qui distingue radicalement le livre d’un roman classique. Non le fait qu’il y ait des lettres, mais qu’elles soient intégrées de cette manière, fragmentant l’œuvre, opérant comme des inserts (le mot me paraît très juste), et, en même temps, participant intrinsèquement du déroulement de la narration, de ses décrochages chronologiques. Je me sens effectivement très proche de cette idée de Weiss, de cette politique (c’est bien de cela qu’il s’agit), même si la forme de l’éclat ou du morcellement n’est pas la seule façon de fragmenter le grand récit universel – je crois (et j’espère) que la découpe et le continuum des Effondrés offrent la même capacité de résistance, c’est-à-dire de réagencement. De plus, il faudrait voir plus précisément ce que l’on entend par « grand récit », car, comme vous le savez, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il n’y avait pas de plus grand récit que celui de la fin prétendue des grands récits, pas de fait historique plus patent que celui de la fin de l’Histoire. Y a-t-il donc vraiment un grand récit universel ? Il y a plutôt une forme dominante, linéaire et téléologique. Un ordre général du récit. C’est de cet ordre que la littérature nous permet de sortir.
18 – Tu as publié « Propositions pour une littérature inculte » dans le numéro « spécial centenaire » de la NRF (Gallimard, 2009). C’est de ce texte que tu as d’ailleurs extrait celui que tu lis dans la vidéo Notes pour une littérature inculte. Ce texte nous semble fondamental dans la manière qu’il évoque et présente – précisément – la littérature contemporaine, en ce début de XXIe siècle. Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire un tel texte ?
Essentiellement le besoin de faire le point sur mon travail d’écriture et d’émettre, en réaction à un certain état des lieux littéraires, quelques propositions qui reflétaient mon engagement. Je n’ai pas l’impression d’y faire de grandes proclamations, juste de cerner un peu une situation, et la mienne au sein de celle-ci. Je précise, si besoin est, que ce texte n’a aucunement valeur de manifeste pour les membres du collectif inculte, mais que tous, et pour la plupart avant sa publication, ont lu et approuvé son contenu, à (parfois) un ou deux détails près. Je n’exclus pas d’ailleurs de reprendre un jour ces notes, de les actualiser et de les développer dans un petit essai – ou sur un autre support – si j’en ressens la nécessité.
19 – Entre tes ouvrages personnels, tu as également publié nombre de textes personnels dans des volumes collectifs – certains de ces volumes ayant été parfois conçus, dirigés ou encore publiés par inculte – tels Devenirs du roman (Naïve, 2006), Le Sport par les gestes (Calmann-Lévy, 2007), Une Chic Fille, (Naïve, 2008), Face à Pynchon, (Le Cherche-Midi, 2008), Face à Lamarche-Vadel, (Inculte, 2009), Le Ciel vu de la terre, (Inculte, 2011), Itinérances autour de Bordeaux (Sud Ouest, 2011), Pour Genet, (MEET, 2011) ou encore Face à Sebald (Inculte, 2011). La publication en volume collectif te paraît-elle plus adaptée aujourd’hui que la publication en revue, notamment du point de vue des réceptions critique et publique ? Que permet de réaliser le volume collectif que ne permettrait pas/plus la revue inculte ?
Il y a toujours des aventures revuistes qui valent la peine, évidemment – quel que soit leur support, d’ailleurs. La revue inculte en a été une. Elle a couvert vingt numéros, étalés entre 2004 et 2010. Sincèrement, nous aurions pu continuer comme ça encore longtemps. Nous avions acquis une sorte de savoir-faire ; et je trouve d’ailleurs que les derniers numéros de la revue sont parmi les meilleurs. Nous recevions de plus en plus de textes, de propositions de contributions de grande qualité. Nous étions assez nombreux, dans le collectif inculte, pour alimenter régulièrement la publication. Nous avions potentiellement encore bien des thématiques à déplier. Mais à quoi bon répéter indéfiniment ce geste ? À quoi bon continuer à faire quelque chose que nous savions faire ? Nous courions le risque de ne plus faire qu’appliquer une méthode, de nous répéter, d’être dans un certain confort. Il nous a donc semblé préférable de réinventer la formule du collectif, ou plutôt de faire en sorte que la formule du collectif se réinvente à chaque publication. Concevoir un volume collectif autonome, qu’il soit thématique ou monographique, relève, bien sûr, d’une logique éditoriale très différente de celle de la revue. Il n’y a plus de rubriques ; un ouvrage n’est plus l’énième numéro d’une série ; il faut penser l’objet comme un tout cohérent et unique. De plus, avec les éditions inculte, nous avons la chance de disposer d’un lieu qui nous permette, outre son catalogue grand format, qui existe depuis presque trois ans maintenant, de poursuivre librement ce travail de mise en commun, d’écriture et de réflexion collectives, auquel nous tenons énormément. La maison d’édition s’est construite en prolongement de la revue, autour de son comité éditorial, dont les membres signent d’ailleurs régulièrement des livres sous ce « label » : nous veillons, dès lors, à faire en sorte que nos collections et les publications qu’elles accueillent soient comme des émanations de pistes de travail qui existaient déjà dans la revue. Nous venons, par exemple, de publier une monographie sur l’écrivain allemand W. G. Sebald. Or, le dossier du premier numéro de la revue lui était déjà consacré.
20 – Pour toi, quel est l’enjeu principal de la littérature à l’heure même où lecture et écriture semblent dépassées par l’image – notamment numérique ? Comment imagines-tu un renouvellement de la littérature par rapport aux moyens technologiques qui se développent et qui ne prennent pas encore en compte – ou insuffisamment – l’écriture ?
Des études récentes montrent que notre mémoire est en train de changer de forme. Le cerveau est de moins en moins une instance de stockage, puisque toute information est disponible de partout à n’importe quel moment via le web. Il suffit de se connecter et d’une petite recherche pour la trouver. Nous devenons beaucoup plus des têtes chercheuses : notre mémoire est elle-même connectique. Nous n’avons pas besoin de nous triturer les méninges pour convoquer telle connaissance : tout est là, au-dehors. Le débat n’est pas du tout de savoir si c’est un mal ou bien, ce qu’on y gagne ou perd : cela est, et cela ne fera très probablement que s’amplifier dans les décennies qui s’annoncent. De la même manière, la façon dont nous concevons un récit est en train d’évoluer. Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les possibilités formelles que la généralisation des nouvelles technologies va ouvrir. Comment vont-elles affecter la manière d’écrire, de concevoir un récit ? Je pense par exemple à la question de l’indexation. La page n’est plus une surface continue, un espace-plan. Elle est trouée, sédimentée ; elle est un portail, pour employer un vieux mot des premiers âges d’Internet, et une entrée : le moindre signe peut cacher une forêt de signes. Un mot renvoie à une autre strate, etc., bref, on connaît la chose. Je prends un exemple concret que j’ai consulté ce matin-même : le site créé en prolongement du documentaire sur l’affaire Clearstream, intitulé Manipulations. Cette « expérience web » permet de naviguer (musique de fond angoissante à l’appui) à travers les pièces du dossier, les ouvrir, les refermer. On mène soi-même l’enquête, on fabrique son agencement, son « parcours », dont le site garde trace. C’est donc bien, à partir de cette base documentaire et « réelle », une fiction qui s’élabore ainsi, si l’on entend par « fiction », comme le soutient Jacques Rancière, une manière d’agencer le réel, et que l’on pense que « le réel doit être fictionné pour être pensé ». Nous sommes là dans un site à vocation « d’information » mais, finalement, à l’heure où, en parallèle, de plus en plus de « romans » s’appuient sur une base documentaire affirmée, voire consistent en des enquêtes, en des explorations brutes du réel, les frontières sont ténues. Un tel site relève presque, dès lors, du roman policier – certes, pas très bien écrit. Cela ouvre des possibles narratifs immenses, qui pour l’instant ne sont que très peu explorés. Et probablement pour les explorer pleinement faudra-t-il même des cerveaux un peu différents du nôtre. La manière dont nous concevons la narration est encore en grande part tributaire de l’objet-livre, d’une certaine perception de la continuité, de la page qui se tourne… Reste à savoir comment, pour nous-mêmes ou pour les générations qui viennent, comme on dit (lesquelles auront instinctivement un autre rapport avec la mémoire, avec les mots, avec les arborescences), la littérature investira ces possibles.
Entretien © Mathieu Larnaudie & D-Fiction – Illustrations © DR – Vidéo © Isabelle Rozenbaum
(Bordeaux-Paris, oct.-déc. 2011)
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